Chapitre 1
La ruse de Colin Paturel était audacieuse. La plus dangereuse qu'on ait imaginée de mémoire d'évadé. Tandis que les gardes se lanceraient à leur poursuite sur les pistes du Nord et de l'Ouest, les fugitifs resteraient terrés trois jours, à quelques pas de leurs tourmenteurs, dans les entrailles du mellah. Ils partiraient ensuite pour le Sud. Une complicité de minorité persécutée rapprochait Juifs et Chrétiens. Le vieux Savary avait créé le lien. À l'aise dans l'ombre du mellah où son gendre, « ce charmant garçon », Samuel Maïmoran posait du bout d'une pince émeraudes et rubis sur sa balance de joaillier, à l'aise au sein putride des prisons Mazmore ou du camp des esclaves, où il passait, affairé et industrieux, il avait su rapprocher des intérêts d'argent, des ambitions égales et s'attirer des dévouements indéfectibles. Il avait mis en rapport Piccinino-le-Vénitien avec le père de son gendre, ce Maïmoran si bien en cour que Moulay Ismaël le consultait chaque jour. Maïmoran avait été le pourvoyeur de toutes ses expéditions guerrières. L'Arabe, imprévoyant de nature, soumis à des élans de générosité passionnels, ne pouvait subsister sans les prêteurs et les changeurs. La ville musulmane n'aurait pas survécu sans l'autre agglomération poussée contre son flanc, haïe comme une tumeur : le mellah, inépuisable réservoir de denrées et d'argent frais, alors que famine et ruine menaçaient le peuple. On s'interrogeait sur le mystère qui, entre les mêmes remparts, enfermait cigales et fourmis.
L'Arabe savait que le monde était à lui. La conquête et le pillage rempliraient ses coffres lorsqu'ils seraient vides. Le Juif n'avait d'autres espérances que l'épargne, et le pressentiment des mauvais jours le portait à prévoir, toujours prévoir. Aux primitives données commerciales du troc pratiquées par les Africains, il opposait sa connaissance des cours boursiers et par d'incessants voyages se maintenait au courant des fluctuations commerciales du monde entier. C'était de l'un à l'autre de ces deux mondes opposés et soudés par la force de la nécessité, un combat intense, un conflit de puissance, sourd, terrible et inévitable. Le drame montait. Un jour tout explosait. Les Musulmans, cimeterre au poing, envahissaient le mellah. La force du sabre triomphait de celle de l'argent... et tout recommençait. Il n'était pas prudent pour un Juif de se trouver à la nuit tombée dans la ville arabe. Il n'était pas bon non plus pour un Musulman de s'attarder dans le mellah.
Réfugiés là, les sept Chrétiens se trouvaient protégés par les cloisons étanches de plusieurs siècles de haine et de luttes féroces. Les Juifs de Miquenez en étaient à ce degré, atteint une ou deux fois par génération, où ils triomphaient ayant en main les plus grosses fortunes de la ville, tenant Moulay Ismaël par les fils emmêlés d'obligations diverses. Ils en étaient à songer qu'ils pouvaient tout se permettre et jusqu'à commettre, vis-à-vis du roi, des actes aussi fous que de donner asile à des esclaves fugitifs – satisfaction intérieure que goûtait le grand personnage, Zacharie Maïmoran, se rendant à l'alcassave et se prosternant devant le Sultan écumant de rage, l'écoutant parler de Colin Paturel et des siens disparus.
Mais il avait envoyé des gardes dans toutes les directions. On les ramènerait enchaînés et ils périraient dans des supplices atroces. Abraham Maïmoran caressait sa longue barbe et hochait la tête.
– Tu feras bien, Seigneur ! Je comprends ta colère.
Moulay Ismaël avait un regard pénétrant et presque devin mais il savait qu'il ne pénétrerait jamais les pensées de ce Juif qui avait déjà fait la fortune de son père Moulay Archy. C'était pour lui un sujet de malaise, de colère rentrée qui gonflait au fond de son âme tumultueuse comme un levain de tragédie. « Un jour !... » se promettait-il, tourné vers les murs clos du mellah, « un jour !... »
En la demeure du fils de Zacharie, Samuel, trois journées s'écoulèrent lentes et lourdes pour les captifs. Le soir du second jour, il y eut un remue-ménage dans la ruelle, des cavalcades et des ruades de chevaux se heurtant à l'étroitesse des murs. La femme de Samuel, Rachel, se hissant pour regarder à la grille rouge, murmura dans un jargon mi-français, mi-arabe :
– Ce sont deux gardes du Sultan, des nègres. Ils vont chez Jacob et Aaron, les saleurs de têtes...
Les gardes étaient venus prévenir ces soigneux artisans de préparer leurs tonneaux de saumure. Le roi, dans sa colère de l'évasion des captifs, avait décapité de sa main plus de vingt gardes. Il ne s'était arrêté qu'à bout de forces. Les têtes seraient exposées aux carrefours de la ville, après avoir été plongées dans le sel par les soins de Jacob et Aaron Leïon ou de quelque autre confrère.
Basse besogne, dévolue aux seuls Juifs, d'où le nom du quartier où s'accomplissait l'impure salaison : le mellah, venant du mot mehl : le sel. Un voisin vint en chuchotant porter des nouvelles. Les soldats lancés sur les traces des fugitifs n'étaient pas encore revenus. Ils tremblaient sans doute de retourner bredouille. Et selon toute apparence le bruit ne s'était pas encore répandu de la fuite d'une esclave du harem et de l'assassinat du Grand Eunuque. Jusqu'où s'étendrait alors sa colère !... Du travail en perspective pour Jacob et Aaron Leïon.
Angélique attendait, assise près des Juives chatoyantes, parées comme des châsses avec leurs bijoux d'or pur incrustés de gemmes et leurs satins vert pomme, rouge, orange ou citron, leurs voiles rayés, entre lesquels leurs yeux noirs et leur teint d'ambre avaient la même luisance de richesse. Près des hommes, aux allures de chats maigres, dans leurs lévites noires, elles étaient l'éclat, l'opulence, ainsi que les enfants, merveilleusement beaux et subtils, eux aussi vêtus de toutes les couleurs. Sarah, la mère, Rachel, Ruth, les filles, Agar la bru, le petit Joas, Josué et la ravissante poupée Abigaël.
Avec Angélique, elle partageait les galettes de pain azyme, le riz au safran, la morue portugaise et les concombres salés. Mais concombres et morue ne passaient pas. L'attention d'Angélique se reportait aux exclamations de la rue, au bruit grinçant de la charrette qui apportait les têtes.
– Belek ! Belek ! Fissa !8
Les gardes eux-mêmes n'aimaient pas s'attarder dans le mellah. Enfin, ils s'éloignaient. Ils reviendraient demain avec d'autres têtes...
Rachel posait une main rassurante sur celle d'Angélique et lui souriait. Pourquoi ces hommes et ces Femmes acceptaient-ils de tels risques ? se demandait-elle alors. Car le glaive suspendu sur sa propre tête l'était aussi sur celle des shoudi9, sur la calotte noire du joaillier paisible, sur la chevelure bouclée de la petite Abigaël endormie entre les genoux de sa mère, les disques d'or de ses boucles d'oreilles caressant ses joues rondes de bébé de deux ans.
– Tout va bien, disait Rachel.
C'étaient presque les seuls mots français qu'elle savait. Et lorsqu'elle les disait, la lueur allègre de son regard et son sourire très fin rappelaient tout à coup à Angélique que cette femme étrangère était la fille du vieux Savary.
En vérité, elle n'avait pas eu le temps de pleurer assez le vieux Savary. Elle s'apercevait qu'elle l'attendait encore. Elle n'imaginait pas de se retrouver sur les routes sans lui trottinant, infatigable, prodiguant ses conseils et flairant dans le vent « l'odeur des voyages heureux ».
– Maudit soit Moulay Ismaël ! s'écriait-elle en arabe.
– Maudit ! Maudit cent fois soit Moulay Ismaël ! répondaient les Juives dans un murmure de prières.
*****
Le deuxième soir vint l'artisan Cavaillac accompagné d'un autre captif, un chevalier de Malte, M. de Méricourt. Ils racontaient que Miquenez entière vivait comme accablée sous le poids de l'orage. On avait eu à la fin la révélation de l'invraisemblable scandale : une captive s'était évadée du harem du Sultan ! On avait découvert le corps du Grand Eunuque assassiné. Que disait, que faisait Moulay Ismaël ? Il restait prostré, le front contre terre.
– Je n'avais que deux amis proches de mon cœur, répétait-il : Osman Ferradji et Colin-le-Normand. En un jour je les ai perdus tous les deux !
Il ne parlait pas de la femme. Sa pudeur d'Arabe s'y opposait. Mais nul ne doutait que le réveil de sa douleur serait terrible. Quels gestes, quels massacres pourraient soulager le désespoir de son étrange cœur ?...
– Il faut rester ici encore un jour, dit Colin Paturel.
Les autres en avaient la sueur au front. Ils ne pouvaient plus tenir ainsi, à attendre des heures dans le silence du mellah. Moulay Ismaël finirait par les sentir à travers les murs.
– Encore un seul jour, répéta le Normand de sa voix paisible.
Et le calme revint en leur esprit. La force du Normand brouillait les effluves révélateurs, de même que le sang-froid du Juif Maïmoran, sa maîtrise exceptionnelle, neutralisaient le flair du maître sanguinaire. Ils les cherchaient sur les routes du bled vers Mazagran et envoyait des courriers prévenir les cheiks des adouars, que si les fugitifs ne lui étaient pas ramenés prochainement ils en répondraient de leur tête.
Angélique entendit ensuite le roi des captifs s'entretenir avec le chevalier de Malte, M. de Méricourt. Ce dernier, un homme d'une cinquantaine d'années, aurait charge, après l'évasion de Colin Paturel, de poursuivre chez les captifs la tâche entreprise par le Normand. Maintenir l'ordre, rendre la justice, régler les différends.
– Tu peux compter sur un tel, disait Colin Paturel, méfie-toi de cet autre. Ne laisse jamais Schismatiques et Catholiques en voisinage...
Puis Cavaillac et M. de Méricourt s'en allèrent, pour regagner le campement des esclaves. Ils avaient réussi à se faire charger d'une mission au quartier juif, mais il ne fallait pas que leur absence prolongée attirât la suspicion. Ils promirent de venir donner des nouvelles, le jour prévu pour le départ des fugitifs.
*****
Une autre journée s'écoula. Le lendemain matin, comme Angélique était seule dans la chambre des femmes, l'un de ses futurs compagnons d'évasion, le marquis de Kermœur, vint lui demander un peu d'eau bouillante du samovar dans un bol. Il profitait de ses loisirs forcés pour se faire la barbe, soin qu'il n'avait pu prendre que fort rarement, et a coups de tesson de bouteille, durant ses six années de captivité.
– Bienheureuse êtes-vous, ma chère enfant, de ne pas connaître de tels soucis ! dit-il en lui effleurant la joue d'un doigt. Dieu, que votre peau est douce !
Angélique lui demanda de tenir son bol à deux mains, afin de ne pas risquer de s'ébouillanter pendant qu'elle versait l'eau. Le gentilhomme breton la regardait avec intérêt.
– Quel délice de contempler enfin un aussi joli minois français ! Ah ! ma belle, vous me voyez au regret de me présenter en si piteux équipage. Mais, patience ! Dès que nous serons à Paris, je vais me faire confectionner une rhingrave de satin rouge qui hante mes rêves de pauvre captif.
Angélique éclata de rire.
– Il y a belle lurette qu'on ne porte plus de rhingrave parmi les élégants, monsieur.
– Ah ? Que porte-t-on ?
– La culotte serrée un peu au-dessus du genou et l'habit descendant jusqu'à cette hauteur et très juponné.
– Expliquez-moi cela, supplia le marquis en s'asseyant sur le matelas de coussins, près d'elle.
De bonne grâce elle lui donna quelques détails. Avec une perruque, il aurait pu ressembler au duc de Lauzun. Un Lauzun vêtu de la chemise des forçats et dont l'échine aurait connu souvent les bâtons des chaouchs.
– Donnez-moi votre main, mignonne, dit-il tout à coup.
Elle la lui tendit et il la baisa. Ensuite, il regarda la jeune femme avec étonnement.
– Mais vous avez été à la Cour, sans aucun doute, s'exclama-t-il. Il faut avoir l'habitude des mille baisemains de la Grande Galerie pour accomplir ce geste avec tant d'aisance. Et je parierais même que vous avez été présentée au Roi. N'est-ce pas vrai ?
– Monsieur, qu'importe !
– Mystérieuse beauté, comment vous nommez-vous ? Par quel étrange hasard êtes-vous tombée aux mains de ces pirates ?
– Et vous-même, monsieur ?
– Marquis !...
La voix de Colin Paturel les interrompit. Le géant se tenait sur le seuil de la porte, scrutant la pénombre de son œil bleu, clarté incisive sous ses sourcils touffus. Kermœur répondit :
– Oui, Majesté.
Il le faisait sans ironie. Les captifs avaient pris l'habitude d'appeler ainsi celui qui pendant des années avait fait régner l'ordre dans leur monde disparate et féroce. Nuancé d'affection chez ceux qui l'admiraient et d'une certaine crainte chez ceux qui le redoutaient, le titre leur était familier. Ils avaient besoin de se sentir commandés, soutenus, et Dieu sait quel porte-parole audacieux Colin Paturel avait été pour ses frères captifs ! Il avait obtenu pour eux un lazaret où les chirurgiens soignaient les malades, de meilleures rations de nourriture, du vin, de l'eau-de-vie et du tabac, et de chômer les quatre grandes fêtes chrétiennes... et la venue des Pères de la Rédemption. Cette dernière initiative avait été en partie un échec mais elle ouvrait la porte à d'autres négociations. Le marquis de Kermœur admirait avec sincérité Colin Paturel et goûtait un singulier plaisir à lui obéir car c'était, estimait-il, un chef intelligent, ce qu'il ne lui était pas toujours arrivé de rencontrer dans sa propre carrière d'officier de la marine royale. Jeune enseigne de vingt-deux ans lorsqu'il avait été capturé, il avait « servi » sous les ordres du roi des captifs comme garde du corps, car ce bretteur de race maniait l'épée et la rapière comme nul autre dans tout le bagne et Colin avait obtenu pour lui le port de son épée sur ses hardes d'esclave. En apprenant que son chef entreprenait pour la troisième fois une évasion, il s'était joint à lui. Colin-le-Normand déménageait en somme avec tout son état-major.
Tourné vers l'autre salle, il les appela.
– Compagnons, venez par ici !
Les captifs entrèrent et se rangèrent devant lui. Kermœur se joignit à eux.
– Compagnons, demain soir nous nous mettrons en route. Je vous donnerai plus tard les dernières recommandations, mais auparavant il y a encore une chose que je voudrais vous dire. Nous serons sept fugitifs, six hommes... et une femme. Cette femme, c'est plutôt un embarras pour nous, mais après tout, elle a bien mérité qu'on l'aide à recouvrer sa liberté. Seulement, attention ; si nous voulons parvenir à bon port faut nous tenir les coudes. Nous allons forcément connaître la faim, la soif, la fatigue, le soleil du désert et la peur. Qu'au moins nous ne connaissions pas la haine entre nous... Cette haine de ceux qui sont obligés de vivre ensemble et qui convoitent le même objet... Vous m'avez compris, je pense... Pas de ça, les amis, ou nous sommes tous perdus ! Cette femme qui est là, dit-il en étendant le doigt vers Angélique, elle n'est pour aucun de nous, elle n'appartient à aucun... Elle risque sa chance au même titre que nous, c'est tout. Ce n'est pas une femme à nos yeux, c'est un compagnon. Le premier qui se donnera des airs de lui faire la cour ou qui lui manquera de respect, je le corrigerai et vous savez comment, dit-il en montrant ses deux poings noueux. Et s'il récidive nous le jugerons selon nos lois et il servira de pâture aux charognards du bled...
« Comme il parle bien et comme il est dur ! » songeait Angélique.
Elle avait tant aperçu Colin Paturel du haut de la meurtrière qu'elle le connaissait mieux qu'il ne la connaissait. Il lui était familier mais, à le voir de près, il lui donnait la chair de poule et elle avait peur des traces du martyre inscrites dans sa chair, des sillons noirs et profonds de brûlures et de ses chevilles usées par les fers et surtout celles, émouvantes, qui marquaient les paumes et le dos de ses mains, déchirées aux clous de la Porte Neuve. Il n'avait pas la quarantaine mais déjà ses tempes grisonnaient, seul signe de faiblesse trahi par ce tempérament de roc.
– Êtes-vous d'accord ? demanda-t-il après leur avoir laissé un instant de réflexion.
– Nous sommes d'accord, répondirent-ils en chœur.
Le marquis posa cependant une restriction :
– Jusqu'à ce que nous soyons en terre chrétienne.
– Ça va de soi, sacré gamin, s'écria Colin, jovial, en lui assenant une claque sur l'épaule. Après, chacun pour soi, vive la liberté, toutes les libertés ! Ah ! les amis, quelle bordée nous allons faire !
– Moi je vais manger pendant trois jours, dit Jean-Jean de Paris, les yeux exorbités.
Ils sortirent en se confiant ce qu'ils feraient dans la première heure où ils se retrouveraient à l'abri des remparts portugais de Mazagran ou de ceux, espagnols, de Ceuta. Colin Paturel resta dans la pièce et s'approcha d'Angélique.
– Vous avez entendu ce que j'ai dit ? Vous êtes d'accord aussi ?
– Certainement. Je vous en remercie, monsieur.
– Ce n'est pas seulement pour vous que j'ai parlé. Pour nous aussi. C'est le désastre si la discorde se met dans une expédition comme la nôtre. Et qui tient la pomme de la discorde depuis que le monde est monde ?... La femme ! Comme disait mon curé de Saint-Valéry-enCaux : « La femme est de flamme, l'homme est d'étoupe, le diable souffle. » J'étais pas d'accord pour vous emmener. On vous a prise à cause du vieux Savary. Les Juifs, même pour de l'argent, ne marchaient pas sans vous. Ils sont difficiles à s'ouvrir, mais quand ils ont adopté quelqu'un ils le tiennent pour l'un des leurs. Le vieux Savary était ainsi. Ils l'avaient adopté pour l'un des leurs. Il voulait à tout prix qu'on vous tire du harem, alors il fallait exécuter sa suprême volonté... Je veux bien. Je l'aimais ce vieux Savary... Un merveilleux petit homme, oui-da. Et qui en savait des choses !... Cent et mille fois plus que nous tous réunis n'en savons ! Bon, on vous emmène. Mais, à vous, je dois vous demander de vous tenir à votre place. Vous êtes une femme et qui a vécu. Ça se voit à votre façon d'être avec les hommes. Alors, n'oubliez pas que les gars qui sont là, ils ont été quasiment privés de femme pendant des années. Pas la peine de leur rappeler trop tôt ce qu'ils ont manqué. Restez dans votre coin et tenez votre voile sur la figure à la manière des mauresques. La mode n'en est pas si bête... Compris ?
Angélique était vexée. Tout en reconnaissant qu'il avait raison dans le fond, le ton sur lequel il la mettait en garde ne lui plaisait guère. S'imaginait-il qu'elle les trouvait tellement inspirants, ces Chrétiens velus, barbus, pâles et puants ? Elle n'en aurait pas voulu pour une fortune ! Puisqu'on lui demandait de garder ses distances, elle les garderait bien volontiers. Elle répondit, un peu ironique :
– Oui, Majesté.
Le Normand plissa les yeux.
– Il ne faut plus m'appeler ainsi, petite. J'ai déposé ma couronne et l'ai cédée au chevalier de Méricourt. Désormais je suis Colin Paturel, natif de Saint-Valéry-en-Caux. Et vous, comment vous nomme-t-on ?
– Angélique.
Un sourire éclaira la face hirsute du chef des captifs et il la considéra avec attention.
– Oui-da ?... Eh bien, restez-le10.
Le chevalier de Méricourt était revenu.
– Je crois que l'heure est bonne pour vous, expliqua-t-il. On a signalé – hasard ou imagination – des esclaves fugitifs sur la route de Santa-Cruz. Toute l'attention se porte par là. C'est le moment d'agir.
La main de Colin Paturel fourragea dans sa tignasse blonde et une expression de panique crispa son rude visage.
– C'est que je me demande tout à coup si je dois... Oh ! Chevalier, quand je pense à tous ces pauvres gars qui restent en esclavage et que j'abandonne...
– Ne te reproche rien, mon frère, dit doucement le chevalier de Méricourt, le temps était venu pour toi de partir, sinon c'est la mort qui t'aurait enlevé à tes compagnons.
– Quand je serai en terre chrétienne, dit Colin Paturel, je ferai connaître ton sort aux chevaliers de Malte afin qu'ils s'entremettent pour te racheter.
– Non, c'est inutile.
– Que dis-tu ?
– Je ne tiens pas à quitter Miquenez. Je suis moine et prêtre et je sais que ma place est ici, captif des Infidèles.
– Tu finiras sur le pal.
– Peut-être. Mais l'on nous apprend dans notre Ordre que le martyre est la seule mort digne d'un Chevalier. Et maintenant, adieu mon très cher frère...
– Adieu, monsieur le chevalier.
Les deux hommes se donnèrent l'accolade. Puis M. de Méricourt embrassa de même chacun des six autres captifs qui allaient tenter la difficile aventure de l'évasion. Il les nommait à mi-voix tour à tour, comme pour graver leurs noms en son cœur.
– Piccinino-le-Vénitien, Jean-Jean de Paris, Francis l'Arlésien, le marquis de Kermœur, Caloëns-le-Flamand, Jean d'Harrostegui le Basque.
Devant Angélique, il s'inclina en silence.
Alors ils sortirent tous dans la ruelle obscure.