Chapitre 5

Un petit cortège montait du chemin qui du quartier de la Marine conduisait à l'une des portes de la ville. Ce chemin était bordé d'un côté par les remparts, de l'autre par des masures séparées de ruelles étroites comme des gouffres, où le crépuscule déjà s'amoncelait. Angélique marchait en butant parfois sur les cailloux pointus, précédée de Mezzo-Morte, qu'escortait sa garde habituelle. À la porte Bab-Azoum, ils firent halte. Les officiers des gardes vinrent s'incliner devant le Grand Amiral qui fréquemment se livrait à des inspections de ce genre. Mais tel n'était pas son but ce soir. Il semblait attendre quelqu'un. Peu après, d'une rue, déboucha un cavalier suivi d'une garde noire armée de lances. À son manteau versicolore Angélique reconnut son voisin noir du spectacle des galères. Il mit pied à terre, salua Mezzo-Morte qui lui rendit son salut, encore plus profond que le sien. Le redoutable Italien semblait porter au sombre prince qui le dépassait de trois têtes, une grande considération. Ils échangèrent des salamalecs et de nombreuses protestations d'amitié en arabe. Puis d'un même mouvement se tournèrent vers la captive. Les mains tendues, paumes tournées vers le ciel, le Noir la salua encore. Les yeux de Mezzo-Morte scintillaient d'un sardonique plaisir.

– J'oubliais, s'exclama-t-il. J'oubliais les bons usages de la Cour du Roi de France. Je ne vous ai pas présenté, madame, mon ami Son Excellence Osman Ferradji, Grand Eunuque de Sa Majesté le Sultan du Maroc Moulay Ismaël.

Angélique jeta sur le gigantesque nègre un regard plus surpris que terrifié. Eunuque ? À la réflexion, oui, elle aurait pu s'en aviser déjà. Elle avait mis sur le compte de la race sémite la féminité de ses traits et sa voix trop harmonieuse. Son menton imberbe ne pouvait être un signe révélateur, car la plupart des Noirs ne voient pousser leur barbe qu'à un âge avancé. La haute stature trompait par l'impression de vigueur et de majesté qu'elle inspirait et il semblait moins gras que ne le sont en général les eunuques, dont bajoues et double menton donnent à leur physionomie l'aspect maussade de femmes quadragénaires. Tels se présentaient les six Noirs de sa garde particulière.

Ainsi c'était lui, Osman Ferradji, ce Grand Eunuque du Sultan du Maroc. Elle en avait beaucoup entendu parler mais elle ne savait plus où, ni par qui. Elle était si lasse, au point de ne plus se poser de questions.

– Nous attendons encore quelqu'un, la prévint Mezzo-Morte. Il jubilait, semblant se réjouir de mettre en place une excellente comédie, dont chaque acteur jouerait le rôle par lui dévolu.

– Ah ! le voici.

C'était Mohamed Raki qu'Angélique n'avait pas revu depuis le combat de l'île de Cam. L'Arabe ne lui jeta pas un regard mais se prosterna servilement devant l'amiral d'Alger.

– Allons maintenant.

*****

Ils sortirent de la ville, et hors des remparts reçurent au visage l'éclaboussure rouge d'un soleil qui se couchait derrière les collines fauves et mauves. La sente à peine tracée dans le cailloutis suivait l'enceinte à gauche, bordant à droite une pente assez raide qui, très vite, aboutissait à une faille à pic et qui, pleine d'ombres empourprées par le couchant, ressemblait à un gouffre de l'enfer. L'endroit avait un aspect maudit qu'accentuaient les vols incessants et tournoyants des mouettes, des corbeaux et des vautours. Leurs cris désolés emplissaient le ciel et le frisson de la peur gagnait avec les ombres du soir.

– Là !

Mezzo-Morte désignait sur la pente en contrebas un monticule de pierres et de cailloux amoncelés. Angélique regarda sans comprendre.

– Là ! insista le renégat.

Elle discerna alors, dépassant l'amas de ferraille, une main humaine, une main blanche.

– Ci-gît le second chevalier qui commandait votre galère, un Français comme vous, Henri de Roguier. Les Tagarins et les Andaleuces l'ont amené là pour le lapider à l'heure de la prière El Dharoc.

Angélique se signa.

– Cessez vos simagrées, hurla le renégat. Vous allez attirer le malheur sur la ville.

Il reprit sa marche et évita de lui faire remarquer plus loin un second tas de pierres blanches. Là gisait le corps mutilé du jeune homme espagnol, autre passager de la galère. Mezzo-Morte n'était pas tout à fait responsable de ces deux exécutions, dues à la fureur des Maures espagnols qui, venant d'apprendre la nouvelle d'un autodafé de l'Inquisition à Grenade, où six familles musulmanes avaient été brûlées vives, réclamaient vengeance. On leur avait livré deux victimes : un Espagnol et un chevalier de Malte. Alors pour Henri de Roguier, l'ancien page de la Cour de France, insouciant cadet de famille, et pour l'étudiant espagnol, avait commencé un douloureux calvaire à travers la ville. Précédés par les maîtres qui les avaient achetés la veille et qui, au son d'une musique barbare, faisaient la quête pour rentrer dans leurs débours, suivis par la foule hurlante, les malheureux, nus jusqu'à la ceinture, les mains attachées derrière le dos, s'étaient acheminés lentement, sous les injures et les coups des femmes et des enfants, jusqu'à l'emplacement situé hors de la porte Bab-el-Oued. Quand ils y étaient parvenus, ils n'avaient plus figure humaine. Les cheveux arrachés par poignées, la face meurtrie de coups et couverte de boue et d'ordures, le corps hérissé de petits morceaux de roseaux pointus que les enfants s'étaient amusés à leur planter dans les chairs, ils offraient l'aspect pitoyable d'infortunés livrés à une foule bestiale qui s'enivrait de sa propre férocité. La lapidation avait mis fin à leurs tortures. Angélique ne savait pas tout cela, mais elle le devinait. Était-ce vers son propre calvaire qu'elle s'élevait à son tour ?

Enfin l'escorte s'arrêta devant un haut mur de la citadelle. Des crochets en forme d'hameçon étaient plantés à intervalles irréguliers du haut en bas de la muraille. C'étaient les « ganches », Du rempart on jetait les suppliciés, qui s'empalaient dans leur chute et agonisaient ensuite pendant de longs jours. Deux corps accrochés et à demi dévorés par les oiseaux de proie, pendaient encore, lambeaux horribles, détachant leurs ombres suppliciées sur la muraille que le soleil couchant patinait de vieil or.

Angélique recrue d'horreurs pour la journée détourna les yeux. Alors Mezzo-Morte insista d'une voix doucereuse :

– Regardez-les bien !

– Pourquoi ? Est-ce là le sort que vous me réservez ?

– Non, dit le renégat en riant, ce serait dommage. Je ne suis pas grand connaisseur mais une femme comme vous doit servir à autre chose qu'à décorer les murs d'Alger pour la seule satisfaction des corbeaux et des cormorans. Regardez bien cependant. Vous connaissez l'un d'eux !

Angélique fut traversée d'un horrible doute : Savary ? Malgré sa répugnance elle jeta un regard vers la muraille et vit qu'il ne s'agissait que de deux Maures.

– Excusez-moi, fit-elle, ironique, mais je n'ai pas comme vous l'habitude de contempler des cadavres. Ceux-ci ne me rappellent aucun souvenir.

– Je vous dirai donc leurs noms. À gauche c'est Ali-Mektoub, l'orfèvre arabe de Candie auquel vous aviez confié une lettre pour votre mari... Ah ! je vois que « mes » cadavres commencent à vous intéresser. Êtes-vous curieuse de savoir le nom de l'autre ?

Elle le regarda intensément. Il jouait d'elle comme un gros chat avec une souris. Pour un peu il se serait léché les babines.

– L'autre ? Eh bien, c'est Mohamed Raki, son neveu.

Angélique poussa une exclamation et se tourna vers l'homme qui s'était présenté à elle à l'Auberge de Malte.

– Je vois ce que vous pensez, dit Mezzo-Morte, mais le phénomène est simple, simplissime. Celui-ci est un espion que j'ai envoyé vers vous, mon conseiller Amar Abbas. Un « faux » Mohamed Raki. Le vrai est là-haut.

Angélique eut un simple mot :

– Pourquoi ?

– Comme les femmes sont curieuses !... Vous voulez des explications ? Je suis bon prince, je vous en donnerai. Ne perdons pas de temps sur les circonstances qui ont amené entre mes mains cette lettre d'Ali-Mektoub... Je la lis. J'apprends qu'une grande dame française est à la recherche de son époux disparu depuis de longues années, qu'elle est prête à faire n'importe quoi et à se rendre n'importe où pour le rejoindre. L'idée germe en mon cerveau. J'interroge Ali-Mektoub : la femme est-elle belle, riche ? « Oui ».

– Ma décision est prise. Je la capturerai. Il s'agit de pouvoir l'attirer dans un piège et le mari servira d'appât. J'interroge le neveu, Mohamed Raki. Il a connu cet homme et l'a servi de longues années à Tétouan où celui-ci avait été acheté par un vieux savant alchimiste avant de devenir son aide et quasi son héritier. Le signalement est facile à retenir : le visage couvert de cicatrices, grand, maigre, brun. Et pour comble de chance il a donné à son fidèle serviteur Mohamed Raki un bijou personnel que sa femme ne pourra pas manquer de reconnaître. Mon espion écoute et garde le bijou. Ensuite, le plus difficile est de retrouver la femme qui risque d'avoir été vendue à Candie dans l'intervalle. Mais bien vite je suis renseigné » Elle est à Malte, après avoir échappé au Rescator, qui l'a achetée 35 000 piastres...

– Je croyais vous avoir appris ce détail que vous ignoriez ?

– Non, je ne l'ignorais pas. Mais cela m'amusait tellement de me l'entendre dire... ah ! Tellement ! Après, tout a été facile. J'ai envoyé mon espion à Malte sous le nom de Mohammed Raki et nous avons préparé le guet-apens de l'île de Cam qui a fort bien marché, grâce aux complicités que mon espion s'est ménagées à bord. Entre autres, un jeune mousse musulman. Dès que j'ai eu appris, par pigeon voyageur, la réussite du guet-apens, j'ai fait exécuter Ali-Mektoub et son neveu.

– Pourquoi ? dit encore Angélique d'une voix blanche.

– Seuls les morts ne parlent pas, fit Mezzo-Morte avec un sourire cynique.

Angélique frémit. Elle le méprisait et le haïssait tellement qu'il ne lui faisait même plus peur.

– Vous êtes ignoble, dit-elle, mais surtout vous êtes un menteur !... Votre histoire ne tient pas debout ! cria-t-elle. Est-ce à moi que vous allez faire croire que pour capturer une femme que vous n'avez jamais vue et dont vous ne pouvez mesurer la rançon à l'avance vous mettez en branle une flotte de six galères et de trente felouques et caïques et sacrifiez au moins la valeur de deux équipages dans le combat de Cam ? Sans compter les munitions, 20 000 piastres, le radoub des galères, 10 000 piastres, les reis que vous avez engagés et payés pour cette unique expédition qui ne devait guère leur rapporter, 50 000 piastres. Une dépense d'au moins 100 000 piastres pour une seule captive ! Je veux bien croire à votre cupidité mais pas à votre stupidité !

Mezzo-Morte l'écoutait avec attention, les yeux mi-clos.

– Comment avez-vous eu connaissance de ces chiffres ?

– Je sais calculer. C'est tout.

– Vous feriez un bon armateur.

– Je SUIS armateur... Je possède un vaisseau qui fait le commerce des Indes occidentales. Oh ! je vous en prie, reprit-elle ardemment, écoutez-moi. Je suis très riche et je peux, oui... je peux, non sans peine, mais je peux vous payer une rançon exorbitante. Que pouvez-vous demander de plus de ma capture qui fut peut-être une erreur de votre part et que vous regrettez déjà ?

– Non, dit Mezzo-Morte en secouant la tête doucement, ce n'est pas une erreur et je ne regrette rien... Au contraire, je me félicite.

– Je vous dis que je ne vous crois pas ! cria de nouveau Angélique, emportée par la colère. Même si vous avez gagné dans l'affaire la mort de deux chevaliers de Malte, vos pires ennemis, cela ne justifie pas toutes vos ruses à mon sujet. Vous n'étiez même pas sûr que je m'embarquerais sur une galère de Malte. Et pourquoi n'avoir pas songé plutôt à vous mettre en relation avec mon mari pour parachever votre guet-apens ? Il a fallu ma sottise pour me contenter des faibles preuves que m'apportait votre espion. J'aurais dû douter, exiger une preuve écrite de cet appel de mon mari.

– J'y ai pensé, mais c'était impossible.

– Pourquoi ?

– Parce qu'il est mort, fit sourdement Mezzo-Morte. Oui, votre époux, ou supposé tel, est mort de la peste il y a trois ans. Il y a eu à Tétouan plus de dix mille victimes. Le maître de Mohamed Raki, ce savant chrétien nommé Jeffa-el-Khaldoum a terminé là sa vie.

– Je ne vous crois pas, dit-elle, je ne vous crois pas. Je ne vous CROIS pas. Elle lui criait au visage pour dresser un barrage entre son espérance et l'effondrement que ces quelques mots venaient de creuser en elle. « Si je pleure maintenant, je suis perdue », songeait-elle.

Les cadets du Grand Amiral, qui n'avaient jamais vu un être au monde parler sur ce ton à leur chef, grondaient et s'excitaient, la main sur le manche de leur poignard. Les eunuques, énergiques et sereins, s'interposaient entre eux et c'était un spectacle singulier que celui de cette femme criant au centre du ballet formé par la garde noire des eunuques et celle des turbans jaunes, tandis qu'une ombre bleu-indigo, venue de la mer, envahissait jusqu'au sommet de la muraille sinistre où s'attardaient quelques lueurs rouges.

– Vous ne m'avez pas tout dit !...

– C'est possible, mais je ne vous dirai rien de plus.

– Libérez-moi. Je paierai rançon.

– Non !... Pour tout l'or du monde, entendez-vous, pour tout l'or du monde je ne le ferais pas. Je cherche plus loin que la richesse, moi aussi : la PUISSANCE. Et vous m'êtes un moyen de l'atteindre. C'est pour cela que votre capture était sans prix... Vous n'avez pas besoin de comprendre.

Angélique leva les yeux vers la muraille. Le soir effaçait les détails, noyait dans l'ombre les « ganches » et leur charge macabre. Ce Mohamed Raki, joaillier arabe, neveu d'Ali-Mektoub, était le seul homme dont elle eût la certitude qu'il avait connu Joffrey de Peyrac dans sa seconde existence. Et maintenant il ne parlerait plus !

« Si j'allais à Tétouan peut-être retrouverais-je des gens qui l'ont connu... Mais pour cela il me faut ma liberté... »

– Voici quel sera votre sort, disait Mezzo-Morte. Étant donné que votre beauté est aussi grande que votre réputation le laissait prévoir, je vais vous compter parmi les présents que j'envoie par l'intermédiaire de Son Excellence Osman Ferradji à mon très cher ami le Sultan Mouley Ismaël. Je vous remets à Son Excellence. Vous apprendrez à être moins fière sous son égide. Il n'y a que les eunuques qui sachent dresser les femmes. Voilà une institution qui manque fort à l'Europe...

Angélique l'avait à peine écouté. Elle ne comprit qu'en le voyant s'éloigner suivi de son escorte, tandis que la main noire du Grand Eunuque se posait sur son épaule.

– Veuillez me suivre, noble dame...

« Si je pleure maintenant, je suis perdue... Si je crie, si je me débats, je suis perdue... enfermée dans un harem... »

Elle ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, suivit, calme et docile, les Noirs qui redescendaient vers la porte Bab-el-Oued.

« Dans quelques secondes ce sera la nuit... ce sera le moment... Si je manque ce moment-là, je suis perdue... »

*****

Sous la voûte de la porte Bab-el-Oued les quinquets n'avaient pas encore été allumés. L'obscurité d'un tunnel engloutit le groupe. Angélique se glissa comme une anguille, bondit, plongea dans une ruelle aussi noire que la voûte. Elle courait, ne sentant pas ses pieds effleurer le sol. D'une ruelle quasi déserte, elle déboucha dans une artère plus large et encombrée ; elle dut ralentir sa marche, se faufilant entre les djellabas laineuses, les paquets blancs et mouvants qu'étaient les femmes voilées, les petits ânes chargés de couffins. Pour l'instant, l'heure sombre la protégeait, mais on ne tarderait pas à remarquer cette captive au visage dévoilé et à l'air hagard. Elle obliqua vers la gauche dans un autre boyau étroit et s'arrêta pour reprendre haleine. Où pourrait-elle se diriger ? À qui demander secours ? Elle avait renouvelé victorieusement le coup de son évasion de Candie mais ici il n'y avait pas de complicité préparée. Elle ignorait ce qu'avait pu devenir Savary. Tout à coup, elle crut entendre des clameurs qui allaient en se rapprochant. On la poursuivait. Elle reprit sa course éperdue. La ruelle descendait en marches vers la mer. C'était une impasse bordée de murs aveugles que marquait à rares intervalles une petite porte noire en fer à cheval. L'une de ces portes s'ouvrit. Angélique bouscula un esclave qui sortait, une gargoulette sur l'épaule. La gargoulette alla à terre et se brisa en mille miettes. Angélique entendit un « Cornebleu » ! retentissant suivi d'une bordée de jurons que n'eût pas désavoué un vaillant militaire de Sa Majesté Louis XIV. Angélique revint sur ses pas.

– Monsieur, fit-elle haletante, vous êtes français ? Monsieur, pour l'amour du ciel, sauvez-moi !

La clameur se rapprochait. D'un geste presque instinctif, l'esclave la poussa dans l'entrebâillement de la porte, qu'il referma. Une galopade de pieds nus et de babouches passa dans un tourbillon de hurlements. Angélique étreignait les épaules de l'esclave. Son front s'appesantit contre une large poitrine vêtue d'une infâme souquenille. Elle eut une courte défaillance. La rumeur des démons lancés à sa poursuite dans les rues d'Alger décrut. Elle respira un peu.

– C'est fini, murmura-t-elle, ils sont passés.

– Hélas, ma pauvre petite, qu'avez-vous fait ! Vous avez essayé de vous enfuir ?

– Oui.

– Malheureuse ! Vous allez être fouettée jusqu'au sang et estropiée peut-être pour la vie...

– Mais ils ne pourront pas me reprendre. Vous allez me cacher. Vous allez me sauver !

Elle parlait, cramponnée dans une obscurité totale à un inconnu dont elle ignorait tout mais qui était de sa race et qu'elle devinait jeune et sympathique, comme lui-même pouvait pressentir, aux formes du corps qui se serrait étroitement contre lui, que cette femme était jeune et belle.

– Vous n'allez pas m'abandonner ?

Le jeune homme poussa un profond soupir.

– C'est une situation affreuse ! Vous êtes ici chez mon patron, Mohammed Celibi Oigat, un marchand d'Alger. Nous sommes entourés de Musulmans. Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?

– Pourquoi ?... Mais je ne veux pas être enfermée dans un harem.

– Hélas ! C'est le sort de toutes les captives.

– Il vous semble donc si léger que je doive m'y résigner ?

– Celui des hommes n'est pas meilleur. Croyez-vous que je m'amuse depuis cinq années que, moi, comte de Loménie, je transporte des gargoulettes d'eau et des fagots d'épines pour la cuisine de ma patronne ? J'ai les mains dans un état ! Que dirait ma délicate maîtresse parisienne, la belle Suzanne de Raigneau, qui doit m'avoir, hélas, remplacé depuis longtemps !

– Le comte de Loménie ? Je connais l'un de vos parents, M. de Brienne.

– Oh ! Quel heureux hasard ! Où l'avez-vous rencontré ?

– À la Cour.

– Vraiment ? Puis-je savoir votre nom, madame ?

– Je suis la marquise du Plessis-Bellière, dit Angélique après une hésitation (elle se souvenait que d'avoir revendiqué son titre de comtesse de Peyrac ne lui avait pas porté chance).

Loménie rappela ses souvenirs.

– Je n'ai pas eu le plaisir de vous rencontrer à Versailles, mais voici cinq années que je subis mon dur esclavage et les choses ont dû bien changer. N'empêche ! Vous connaissez mon parent et peut-être pourrez-vous me donner quelque raison pour expliquer le silence de ma famille. C'est en vain que j'ai envoyé ma demande de rançon. J'ai confié ma dernière lettre aux Pères Rédemptoristes qui sont venus en Alger le mois dernier. Espérons qu'enfin elle atteindra son but. Mais que vais-je faire pour vous ? Ah ! je crois avoir une idée... Attention, on vient.

Le halo d'une veilleuse s'avançait du fond de la cour profonde où traînaient des relents de graisse de mouton et de semoule tiède.

Le comte de Loménie fit passer Angélique derrière lui et la dissimula en attendant de reconnaître qui s'avançait.

– C'est ma patronne, murmura-t-il avec soulagement. Une brave et honnête femme. Je crois que nous allons pouvoir lui demander son aide. Elle a pour moi quelque faiblesse...

La Musulmane levait haut sa lampe à huile afin de distinguer les silhouettes qui murmuraient sous le porche. Se trouvant en sa propre demeure elle était dévoilée et montrait un visage de femme mûre et grasse aux vastes prunelles ornées de kohl. On comprenait sans peine le rôle que jouait près d'elle l'esclave chrétien, beau garçon, aimable et vigoureux, sur lequel elle avait jeté son dévolu en allant le choisir au batistan. Le petit marchand Mohammed Celibi Oigat n'avait pas les moyens de se payer un eunuque pour garder ses trois ou quatre femmes. Il laissait à sa première épouse le soin de gouverner sa maison et comprenait la nécessité d'un esclave chrétien pour les basses besognes, sans aller chercher plus loin.

La femme avait aperçu Angélique. Le comte de Loménie, à voix basse, commença à lui parler en arabe. La femme hochait la tête, faisait la moue, haussait les épaules. Toute sa mimique exprimait qu'à son avis le cas d'Angélique était désespéré et qu'il eût mieux valu la rejeter aussitôt dans les ténèbres extérieures. Enfin, elle se laissa prendre aux arguments de son favori et s'éloigna, pour revenir un instant plus tard avec un voile dont elle fit signe à Angélique de se draper. Elle accrocha elle-même le haïk, qui est le tchabek des mauresques puis ouvrit la porte, guetta la ruelle, fit signe à l'esclave et à la captive évadée de sortir. Au moment où ils franchissaient le seuil elle se mit soudain à glapir un flot d'injures.

– Que se passe-t-il ? chuchota Angélique. Va-t-elle se raviser et nous perdre ?

– Non, mais elle a aperçu les morceaux de la gargoulette et ne me mâche pas ce qu'elle en pense. Il faut d'ailleurs avouer que je n'ai jamais été très adroit et que je lui consomme pas mal de sa vaisselle plate. Baste ! Je sais le moyen de l'amadouer et m'en chargerai tout à l'heure. Nous n'allons pas loin.

En quelques enjambées, ils atteignaient une autre petite porte de fer et le jeune homme frappait deux ou trois coups de reconnaissance. Une lueur filtra, une voix chuchota :

– C'est vous, monsieur le comte ?

– C'est moi, Lucas.

La porte s'ouvrit et la main d'Angélique se crispa sur celle de son compagnon en apercevant un Arabe drapé dans sa djellaba et coiffé d'un turban. Il tenait haut une chandelle.

– N'ayez pas peur, dit le comte en poussant la jeune femme à l'intérieur, c'est Lucas, mon ancien valet de chambre. Il a été capturé en même temps que moi sur le vaisseau de guerre qui m'emmenait à mon nouveau poste militaire de Gênes. Mais comme à mon service il avait déjà fait ses armes de fin larron, les courtiers d'Alger ont apprécié ses qualités et son maître l'a pressé de se faire musulman, afin de pouvoir lui confier ses affaires ; le voici devenu un gros bonnet de la spéculation.

L'ancien valet, sous son turban pas très bien drapé, ouvrait des yeux méfiants. Il avait un nez en pied de marmite et des taches de rousseur.

– Que m'amenez-vous là, monsieur le comte ?

– Une compatriote, Lucas. Une captive française qui vient de fausser compagnie à son acheteur.

Lucas eut la même réaction que son ex-maître.

– Seigneur ! Pourquoi a-t-elle fait cela ?

Le comte de Loménie fit claquer ses doigts, désinvolte.

– Caprice de femme, Lucas. Maintenant le fait est là. Tu vas la cacher.

– Moi, monsieur le comte ?

– Oui, toi ! Tu sais bien que je ne suis qu'un pauvre esclave qui doit partager sa natte de jonc avec les deux chiens de la maison et qui n'a même pas un coin de cour à lui. Toi, tu es un homme arrivé. Tu ne risques rien.

– Que le feu, la croix, le pal, les flèches, les ganches, l'enterrement tout vif ou la lapidation ! Il y a le choix pour la mort des convertis qui cachent des Chrétiens.

– Tu refuses ?

– Oui, je refuse !

– Je te ferai donner une volée de coups de bâton !

L'autre se drapa avec dignité dans sa djellaba.

– Monsieur le comte oublie-t-il qu'un esclave chrétien n'a pas le droit de porter la main sur un Musulman ?

– Attends un peu que nous soyons retournés au pays. Je te flanquerai mon pied au cul et je te ferai brûler vif comme relaps par le Saint-Office... Lucas, n'as-tu pas mis quelques petites douceurs de côté pour moi ? Depuis ce matin, je n'ai dans le ventre qu'une poignée de dattes et un gobelet d'eau pure. Et je ne sais si cette dame s'est nourrie d'autre chose que d'émotions aujourd'hui.

– Si fait, monsieur le comte, j'avais prévu votre visite et je vous ai préparé... ah ! Devinez, vous aimiez tant cela autrefois... un vol-au-vent.

– Un vol-au-vent ! s'exclama le pauvre esclave, les yeux brillants de convoitise.

– Chut !... Installez-vous. Le temps de me débarrasser de mon commis et de fermer boutique je suis à vous.

Il posa la chandelle et revint peu après avec un flacon de vin et une petite marmite d'argent d'où s'échappait une odeur délicieuse.

– C'est moi-même qui ai confectionné la pâte, monsieur le comte, avec du beurre de chamelle et la sauce avec du lait d'ânesse. Ça ne vaut pas du bon lait et du bon beurre de vache, mais il faut prendre ce qu'on a. Je manquais de quenelles de brochet et de champignons, mais je pense que les petites langoustines et les choux palmistes que j'ai utilisés feront l'affaire. Si madame la marquise veut prendre la peine de se servir...

– Ce Lucas, dit le comte attendri, c'est un maître Jacques exceptionnel. Il sait tout faire. Fameux, ton vol-au-vent ! Je te ferai bailler cent écus, mon gars, quand nous serons de retour au pays.

– Monsieur le comte est bien bon.

– Sans lui, je serais mort, madame ! Ce n'est pas que mon patron, Mohammed Celibi Oigat, soit mauvais homme et ma patronne encore moins, mais elle est tant soit peu avare et ce sont des êtres qui se nourrissent d'un rien. Ce n'est pas assez pour un homme auquel on demande des travaux de force. Je ne parle pas seulement du portage de l'eau et du bois... Mais les Musulmanes ont trop de goût pour les Chrétiens. Le Coran aurait dû prévoir cela... D'un autre côté, cela peut procurer des avantages.

Angélique dévorait. L'ancien valet de chambre déboucha le flacon.

– Du vin de Malvoisie ! J'en ai distrait quelques gouttes au chargement de barriques qu'Osman Ferradji est venu acquérir pour le Harem du Sultan du Maroc. Quand on pense, monsieur le comte, que nous sommes originaires tous les deux de Touraine et que l'on voudrait nous contraindre à nous abreuver d'eau claire ou de thé à la menthe, quelle déchéance ! J'espère que nos petites libations ne vont pas m'attirer d'ennuis avec le Grand Eunuque. C'est qu'il a l'œil, cet homme. Enfin, quand je dis cet homme, c'est une façon de parler... Je ne peux guère m'habituer à ce genre d'individus comme il en pullule dans ce coin. Quand il me parle, il m'arrive de l'appeler : Madame ! Mais il a l'œil, croyez-moi. Ce n'est pas lui qu'il faut essayer de tromper sur la quantité et la qualité de la marchandise.

Le nom d'Osman Ferradji avait coupé l'appétit d'Angélique. Elle reposa la petite tasse d'argent. L'angoisse revenait. Le comte de Loménie se leva en disant que sa patronne allait s'impatienter. Sa chemise crasseuse et en loques jurait avec son profil de jeune muguet qu'il avait conservé malgré les rigueurs de la captivité et du soleil d'Afrique. Il se tourna vers Angélique et la voyant mieux à la lueur de la chandelle, il s'exclama :

– Mais c'est que vous êtes ravissante !

Doucement, il dégagea de son front une mèche blonde.

– Pauvre petite ! murmura-t-il, assombri.

Angélique lui dit qu'il fallait essayer de retrouver son ami Savary. C'était un vieillard industrieux et plein d'expérience, qui aurait certainement une idée. Elle donna son signalement et aussi celui des passagers de la galère de Malte : le banquier hollandais, les deux Français trafiquants de corail et le jeune Espagnol. Le comte s'éclipsa, courbant l'échine à l'avance pour subir les reproches de son irascible et exigeante patronne.

– Que madame la marquise se mette à son aise, dit Lucas en retirant les plats.

Angélique savoura la brève détente que lui procurait la présence d'un valet stylé qui l'appelait « madame la marquise ». Elle se lava les mains et le visage dans l'eau parfumée qu'il lui présentait, avec une serviette, et s'étendit sur les coussins. Lucas le Tourangeau allait et venait, traînant ses babouches et s'empêtrant dans sa longue djellaba arabe.

– Ah ! ma pauvre dame, soupira-t-il, faut-il en voir quand on navigue ! Pourquoi diable avons-nous eu l'idée saugrenue, mon maître et moi, de mettre les pieds sur cette galère !

– Oui, pourquoi ? soupira Angélique, qui pensait à sa propre inconséquence.

Elle avait pris pour des outrances méridionales les avertissements de Melchior Pannassave qui, à Marseille, lui avait prédit qu'elle finirait dans le harem du Grand Turc.

Maintenant, cela se révélait une sinistre réalité et le Grand Turc aurait peut-être été encore préférable à Moulay Ismaël, le sauvage souverain du royaume marocain.

– Voyez, madame, où ça m'a mené. Un brave bougre comme moi qui me suis toujours bien entendu avec la Sainte Vierge et les Saints, me voici devenu renégat !... Bien sûr, je ne voulais pas, mais quand on vous bâtonne, qu'on vous brûle la plante des pieds, qu'on vous menace de vous écorcher vif, de vous couper certaine partie et de vous enterrer dans le sable pour vous écraser la tête avec des galets, que voulez-vous ?... On n'a qu'une vie et qu'une... enfin, vous me comprenez. Comment avez-vous fait pour vous échapper ? Les femmes vendues pour les grands harems on ne les revoit jamais et à vous regarder on se doute que vous avez été achetée pour un grand personnage.

– Pour le Sultan du Maroc, dit Angélique.

Et cela lui parut si drôle tout à coup qu'elle pouffa de rire. Le petit vin de Malvoisie commençait à faire son effet.

– Hein ? dit Lucas, qui ne trouvait pas l'annonce plaisante. Voudriez-vous dire que vous faisiez partie des mille et un présents que Mezzo-Morte se propose d'envoyer à Miquenez pour gagner les bonnes grâces du sultan Moulay Ismaël ?

– C'est quelque chose comme cela, d'après ce que j'ai compris.

– Comment avez-vous fait pour vous échapper ? Répéta-t-il.

Angélique lui fit le récit de sa fuite, profitant d'un coin d'obscurité et de l'inattention des eunuques qui formaient la garde d'Osman Ferradji.

– Et c'est cet individu que vous avez à vos trousses ? Miséricorde !

– Vous êtes en affaires avec lui ?

– Il le faut bien, mais quel calvaire ! J'ai essayé de lui refiler quelques jarres d'huile avariée, comme il se doit sur une grosse commande de 500 jarres. Pensez-vous ! Il est revenu ici avec des esclaves portant exactement les dix jarres en question et peu s'en est fallu qu'il ne me coupe la tête. C'est ce qu'il a fait par ailleurs à un de mes collègues qui lui avait vendu de la semoule un peu trop piquée des vers.

– Parlons-nous du même homme ? fit Angélique rêveusement. Je l'avais pris pour un haut personnage et il m'avait paru affable et courtois, et presque timide.

– C'EST un haut personnage, madame, et il est affable et courtois, c'est vrai. Ça ne l'empêche pas de couper les têtes... courtoisement. Ces êtres-là, faut comprendre, ça n'a pas d'entrailles. Ça leur est aussi égal de regarder une femme nue que de la couper en morceaux. C'est pour cela qu'ils sont dangereux. Quand je pense que vous lui avez fait ce coup-là sous son nez !...

Maintenant Angélique se rappelait qui lui avait parlé d'Osman Ferradji. C'était le marquis d'Escrainville. Il avait dit « Un grand bonhomme sous tous les rapports : génial, félin, féroce. C'est lui qui a aidé Moulay Ismaël à conquérir son royaume... »

– Que ferait-il s'il me reprenait ?

– Ma pauvre dame, il vaudrait mieux pour vous que vous avaliez tout de suite une boulette de poison. À côté de ces Marocains, les Algérois sont des agneaux. Mais ne vous faites pas trop de bile. On va tâcher de vous tirer de là. Je ne sais pas trop comment, par exemple !

*****

Le comte de Loménie revint le lendemain, laissant dans un coin de la cour de son ancien valet sa charge de fagots. Il n'avait pu trouver trace de Savary. Les marchands de corail qui se trouvaient au bagne de la Jenina comme esclaves de rançon, ne savaient rien du petit vieillard.

– Il a dû être acheté par des paysans et mené à l'intérieur... Par contre, Loménie avait entendu parler de la fuite d'une superbe captive française réservée au harem du sultan du Maroc. Cinq Noirs de la garde du Grand Eunuque, responsables de cette évasion, avaient été exécutés, le sixième bénéficiant de la circonstance atténuante d'avoir été nouvellement engagé par Osman Ferradji. Mezzo-Morte, furieux de l'affront fait à son hôte, ordonnait de son côté des recherches et les janissaires fouillaient les maisons accompagnés de l'eunuque, qui, méticuleux, dévoilait chaque femme.

– Peut-on te soupçonner, Lucas ?

– Je ne sais. Malheureusement, je me trouve dans le quartier où on soupçonne l'esclave fugitive d'avoir trouvé refuge. Votre patronne saura-t-elle se taire, monsieur le comte ?

– Tant que sa jalousie ne prendra pas ombrage de l'intérêt que j'ai montré à ma compatriote.

L'angoisse des deux Français n'était pas feinte. Angélique les écoutait discuter à mi-voix. Le dernier voyage des Pères Rédemptoristes, ces hardis religieux qui n'hésitaient pas à affronter les pires difficultés pour le rachat des captifs, avait eu lieu le mois dernier. Leur petit groupe était reparti emmenant à peine une quarantaine d'esclaves. Et d'ailleurs, leur intervention n'aurait pu être d'aucun secours pour Angélique, puisqu'il ne s'agissait pas d'une question de rançon. Fallait-il essayer de la faire monter à bord du navire marchand français libre ? C'était une idée que bien d'autres captifs avaient lorsque la voile d'un bateau libre de leur nation se balançait dans le port. Certains se jetaient à la nage, d'autres s'amarraient sur des bouts de planche et pagayaient avec leurs mains, cherchant à gagner l'asile inviolable. Mais les Algériens faisaient bonne garde, la Marine et le môle étaient couverts de sentinelles et les felouques croisaient incessamment. Avant le départ du navire, celui-ci était fouillé de fond en comble par une escorte de janissaires ou de chaouchs, de sorte que ces « fuites à bord » étaient devenues quasiment impossibles. Il n'y avait donc pas de regrets à avoir. Plus impossible encore était la fuite par terre. Joindre Oran, autre enclave espagnole, le point le plus rapproché où se trouvaient des troupes chrétiennes, cela représentait des semaines de marche dans un pays inconnu, hostile et désertique, livré aux dangers de s'égarer ou d'être dévoré par les fauves. Aucun de ceux qui parfois tentaient l'aventure n'avait réussi. On les ramenait pour subir la bastonnade ou les mutilations et les tortures si leur évasion s'était accompagnée de la moindre violence commise sur les gardiens. Loménie parla des Majorquins. En effet, les îles Baléares n'étaient pas très éloignées. À la rigueur, une bonne balancelle pouvait faire le trajet en vingt-quatre heures environ et les audacieux îliens depuis près de deux siècles avaient eu le temps de mettre au point une entreprise prospère de libération d'esclaves. Ils avaient des bâtiments légers affrétés presque uniquement à cet usage. La plupart du temps ils avaient été captifs eux-mêmes et connaissaient parfaitement les lieux.

Les entrepreneurs d'évasions risquaient beaucoup. S'ils étaient pris, ils étaient brûlés vifs. Mais l'industrie était lucrative et la plupart des hardis marins qui l'entreprenaient avaient dans le sang la haine des Musulmans, trop proches voisins de leurs petites îles catholiques. Aussi l'on trouvait toujours des équipages prêts à affronter tous les périls pour arracher aux Algérois quelques-uns de leurs captifs chrétiens.

Par des espions, on prenait contact avec un groupe de captifs décidés à la fuite et qui avaient réuni la somme nécessaire. On arrêtait le jour et l'heure. On choisissait une nuit sans lune et l'on convenait d'un signal et d'un mot de passe. Lorsque le moment était venu, le navire sauveteur qui, pendant le jour, avait abattu sa mâture et était resté assez éloigné des côtes pour ne pas être aperçu, s'approchait avec précaution du lieu désigné. Cependant les captifs, qui avaient eu soin de se faire employer à la culture des jardins situés en dehors de la ville, s'étaient silencieusement embusqués le long du rivage et attendaient impatiemment l'heure du départ. Enfin une barque arrivait sans bruit, portée par des avirons graissés et garnis d'étoupe. Le mot de passe était échangé, l'embarquement se faisait, silencieux et rapide, et l'on reprenait immédiatement le large. Mais aussi combien de périls ! On était à la merci d'une barque de pêche attardée, de l'insomnie d'un riverain, de l'aboiement d'un chien de garde. Aussitôt retentissait le cri : « Les Chrétiens ! Les Chrétiens ! » Les postes aux portes de la ville donnaient l'alarme, les galères de garde, toujours armées et prêtes, sortaient en toute hâte de la darse. Et, maintenant surtout, où la construction de forts récents sur les côtes rendait les abords de la côte plus périlleux ! On essayait de se débrouiller seul. Lucas rappela l'odyssée de Yossef-le-Candiote qui était parti sur un petit bateau construit par lui, de roseaux et de toile cirée. Et les cinq Anglais qui avaient gagné Majorque sur leur esquif de toile à voiles. Et les deux aventuriers brestois qui avaient réussi à détourner la felouque où ils étaient employés comme mariniers pour la conduire à Civita-Vecchia. Mais voilà. Pas question de ce genre d'exploits pour une jeune dame ! D'ailleurs, on n'avait jamais vu de femme s'enfuir !...

Enfin le comte de Loménie se leva en disant qu'il chercherait à voir Alférez le Majorquin, le tenancier de la taverne du bagne, qui se plaisait tant en Alger qu'il ne voulait plus rentrer chez lui, mais qui cependant gardait quelques contacts avec ses compatriotes. Le comte revint le soir, cette fois plus encourageant. Il avait vu Alférez et celui-ci en grand secret lui avait assuré qu'il se préparait une évasion et qu'un nouveau captif serait bien accueilli dans l'expédition, car un de ceux qui devaient y prendre part, venait de mourir.

– Je n'ai pas dit qu'il s'agissait d'une femme, ni de vous, expliqua Loménie car votre évasion a fait déjà trop de bruit et l'on a promis une grosse prime à qui dénoncerait le lieu de votre retraite. Mais donnez-moi un gage et j'obtiendrai le lieu du rendez-vous et la date, pour vous y conduire.

Angélique donna des bracelets et des écus d'or qu'elle conservait dans une poche intérieure de son vaste jupon.

– Mais vous-même, monsieur de Loménie, pourquoi ne profitez-vous pas de ces renseignements pour vous enfuir aussi ?

Le gentilhomme eut l'air étonné. Il n'avait jamais envisagé d'affronter les risques d'une évasion.

*****

Angélique put dormir cette nuit-là dans le réduit étouffant où le fidèle Lucas la consignait. Comme beaucoup de captifs qu'excédent la chaleur et le ciel trop serein d'Afrique, elle rêva d'une nuit de neige, une nuit de Noël froide et ouatée. Elle arrivait dans une église dont les cloches sonnaient et elle pensait qu'elle n'avait jamais rien ouï de plus agréable que le carillon de ces cloches catholiques. Il y avait une crèche dans cette église avec des santons bien rangés sur la mousse : la Sainte Vierge, saint Joseph, l'Enfant Jésus, les bergers et les rois Mages. Le roi Balthazar avait un curieux manteau et un haut turban d'or semblable à un diadème.

Angélique bougea et crut s'éveiller. Mais il y avait déjà un moment qu'elle avait les yeux ouverts et qu'elle le voyait.

Osman Ferradji, le Grand Eunuque, était devant elle !

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