Chapitre 14

– Puis-je manger, Seigneur ? demanda humblement Colin Paturel qui, son pigeonneau aux doigts, attendait.

Il subissait là un supplice digne de ceux que Moulay Ismaël se plaisait à inventer, car son estomac sous-alimenté depuis des années n'avait connu de longtemps pareille aubaine.

La question jeta le roi dans une nouvelle fureur. En effet, il s'aperçut que les alcaïds s'étaient mis à manger sans l'attendre et il éclata en imprécations.

– Mange ! hurla-t-il au Normand, et vous autres, goinfres, cessez de vous empiffrer comme si c'était vous qui étiez esclaves et nourris de pain et d'eau et non pas riches de tout l'or que vous me volez.

Il ordonna à ses Noirs de les desservir et de porter immédiatement ce qui restait aux captifs. Les alcaïds voulaient au moins retirer le plat, disant que les Chrétiens étaient indignes de manger dans le même bassin que le roi. Mais il le leur fit donner tel qu'il était, rempli de poules, de pigeons et de riz au safran.

Les captifs se ruèrent sur la provende royale et ce fut une bataille de chiens enragés autour de la mangeoire.

Angélique regardait avec pitié ces pauvres malheureux, avilis par une captivité rigoureuse et sans espérance. Il y avait certainement parmi eux des nobles, de grands noms, des ecclésiastiques, des gens de qualité, mais la misère les revêtait tous de la même grisaille uniforme, des mêmes loques. Elle remarqua leur maigreur et pensa à maître Savary dont les doigts lui avaient paru secs et durs comme des petits bâtons. Le pauvre homme mourait en réalité de faim et elle n'avait même pas songé à lui donner un massepain !... De sa place, elle avait pu entendre le colloque du roi et du Normand et en comprendre presque tout le sens. Elle s'aperçut que la personnalité violente, sans cesse en mouvement de Moulay Ismaël, l'attirait et la révulsait à la fois. Dompter un homme de cette sorte, c'était domestiquer un fauve et qui resterait toujours un fauve, gardant sa détente sauvage, son goût du sang.

Contre son épaule, la petite Circassienne voilée de vert Nil s'appuya. Ses prunelles ne quittaient pas le profil du Sultan. Elle avait fait à Angélique des confidences hésitantes, dans un arabe aussi inhabile que celui de sa compagne, mais ses gestes et sa mimique langoureuse suppléaient à son éloquence.

– Il n'est pas terrible, tu sais... Il a cherché à me faire rire pour sécher mes larmes... Il m'a donné un bracelet. Sa main était douce sur mon épaule. Sa poitrine est comme un bouclier d'argent... Je n'étais pas femme et maintenant je le suis... Et j'apprends chaque nuit de nouveaux plaisirs.

– « La Circassienne plaît à Moulay Ismaël, avait dit Osman Ferradji. Elle le distrait et le retient comme une petite chatte. C'est bien ainsi. Cela me donne le temps de lui préparer sa tigresse. »

Angélique haussait les épaules. Elle disait non, mais soutenait chaque jour plus difficilement une lutte insidieuse, fourrée de pâtes d'amandes et de confitures, de soins de beauté et de confidences érotiques que se chuchotaient l'une à l'autre les courtisanes, jalouses de se prouver les attentions du maître. Dans le harem, tous les sens étaient exaltés, soigneusement nourris et ne tournaient qu'autour de la personne omnipotente et invisible de Moulay Ismaël. Il était partout présent. Cela devenait une obsession. Angélique se réveillait en sursaut la nuit, certaine de le voir surgir de l'ombre. Quand elle avait l'occasion de l'apercevoir pour de bon, en chair et en os, comme maintenant, elle était satisfaite. Il reprenait forme et densité, un homme avec ses limites, et non plus un mythe abstrait, quasi religieux. Angélique n'avait jamais perdu pied devant un homme. Elle prendrait la mesure de celui-ci, comme des autres, et alors... on verrait bien.

*****

– Quand feras-tu venir nos pères ? demandait Colin Paturel tout en dévorant à belles dents.

Il fonçait vers son but avec la ténacité de l'aurochs.

– Ils n'ont qu'à venir en toute assurance quand ils voudront. Fais-leur savoir que je veux bien traiter avec eux.

Le Normand suggéra d'écrire immédiatement deux lettres. L'une de la part du roi à l'alcaïd Ali, fils d'Abdallah, qui assiégeait Ceuta, la ville espagnole, afin qu'il nouât cette négociation. L'autre aux Pères de la Trinité, qui la recevraient par l'intermédiaire de marchands français de Cadix.

Tous deux expéditifs en affaires, sur-le-champ Moulay Ismaël fit prendre la plume à son talbe et Colin Paturel fit approcher son écrivain, le maigre rouquin qui tout à l'heure l'avait encouragé : « Tue. Ne meurs pas ! » On l'appelait Jean-Jean de Paris. Il était l'un des rares captifs à être de la capitale de la France. Ancien clerc de magistrat, il avait accompagné son patron en Angleterre pour une affaire. Le bateau, pris dans la tempête avait dérivé, failli se briser vingt fois contre les côtes de Bretagne et s'était enfin retrouvé dans le Golfe de Gascogne où des corsaires barbaresques les avaient pris en chasse et capturés. Colin Paturel lui dicta une lettre adressée au supérieur, le suppliant d'organiser une mission de rachat pour les captifs de Miquenez, qui avaient été jusque-là fort délaissés par rapport à ceux d'Angleterre et de Tunis. Il recommandait d'apporter de riches présents pour plaire au roi, particulièrement des pendules, oui, des pendules, très grandes, avec un battant d'or représentant le soleil. Les yeux du Sultan brillèrent. Il fut soudain plein de hâte de faire partir ses messagers.

Piccinino-le-Vénitien, banquier des captifs, tira de la cagnotte commune quatre ducats pour le talbe qui avait écrit la lettre de l'alcaïd Ali. Celle-ci fut sablée, scellée, glissée dans un étui que le messager devait porter à même la peau, sous l'aisselle. Un souci obscurcissait encore le visage d'Ismaël.

– Les « pappas » se nomment Pères de la Trinité, as-tu dit ?

– Oui, Seigneur. Ce sont de dévoués religieux qui parcourent nos campagnes et récoltent les oboles des gens pieux afin de pouvoir racheter aussi les captifs sans fortune.

Le souci du Sultan était d'un autre ordre.

– La Trinité ? N'est-ce pas ce dogme que vous professez, que Dieu se divise en trois personnes ? Ce n'est pas vrai. Il n'y a de Dieu que Dieu seul. Je ne veux pas faire venir dans mon royaume des Infidèles qui relèvent d'une aussi insultante croyance.

– Eh bien ! adressons ma lettre aux Pères de la Rédemption dit, bonasse, le Normand en faisant rectifier l'adresse.

Le messager partit enfin dans un nuage de poussière rousse et Moulay Ismaël continua son réquisitoire.

– Vous autres Chrétiens, vous dites qu'il y a le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Vous infligez une insulte à Dieu. Je crois que Jésus était le Verbe de Dieu. Je crois qu'il était l'un des plus grands parmi les prophètes car le Coran a dit « Tout homme qui naît du sein de sa mère est souffleté par Satan, excepté Jésus et sa Mère ». Mais je ne crois pas qu'il était Dieu en personne, car si je le croyais... Si je le croyais je ferais brûler tous les Juifs qui sont dans mon royaume, rugit-il en tendant le poing vers Samuel Baïdoran.

Le ministre juif arrondit l'échine. Le cœur de Moulay Ismaël était un maquis de violentes rancunes religieuses qui l'envahissaient jusqu'à l'étouffement. La plupart de ses actes découlaient du sentiment d'un Dieu frustré, bafoué, avili par la sottise des Incroyants et qu'il devait, lui, Commandeur des Croyants, faire respecter.

Le Sultan respira profondément.

– Je voudrais discuter de la Loi avec toi, Colin Paturel. Comment un homme de bon sens peut-il se complaire dans le mal qui apporte la damnation ?

– Je ne suis pas bon théologien, répondit Colin Paturel en rongeant son aile de pigeon, mais qu'appelles-tu Bien et Mal, Seigneur ? Pour nous, tuer son semblable représente un crime.

– Imbéciles ! Imbéciles qui mêlez des détails terrestres aux grandes vérités. Le Mal... Le seul Mal impardonnable, c'est de refuser son salut, c'est de refuser la Vérité ! Et c'est le crime que vous commettez tous les jours, vous autres Chrétiens, et dont vous vous rendez coupables, et plus encore les Juifs, qui ont reçu, les premiers, la Vérité... Les Juifs et les Chrétiens ont pollué nos saints livres, le Livre de Moïse, les Psaumes de David, les Évangiles... et leur ont fait dire ce qu'ils n'ont jamais dit. Comment peux-tu vivre ainsi dans l'erreur ? Vivre ainsi dans le péché ? Réponds, chien bâtard !

– Je ne peux te répondre. Je ne suis qu'un pauvre marinier normand, natif de Saint-Valéry-en-Caux. Mais je t'enverrai Renaud de Marmondin, un chevalier de Malte, qui est très versé dans la science de Dieu.

– Où est-il, ton chevalier ? Amène-le-moi.

– Il n'est pas dans Miquenez. Il est parti de grand matin avec la colonne qui va à l'oued chercher les paniers de gravier pour le mortier.

Ces mots arrachèrent soudain Moulay Ismaël à ses préoccupations métaphysiques. Son sang de bâtisseur ne fit qu'un tour en réalisant qu'une partie de ses esclaves se reposaient depuis trois heures.

– Que font là ces chiens à se repaître des restes de ma table ? hurla-t-il. Je les avais conviés à assister à ton supplice et non à se gausser de l'humiliation que tu m'as imposée. Hors de ma vue, infâme pourceau ! Je t'ai fait grâce pour ce jour. Mais demain... Prends garde !... DEMAIN !...

Et il fit administrer cent coups de bâton à tous les Français captifs qui, ce matin, avaient manqué le travail pour voir mourir Colin Paturel.

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