Chapitre 7

L'attente fut interminable et crucifiante. Les vautours battaient des ailes, trahissant par leur envol et leurs cris aigus l'approche de l'importun, mais Angélique ne pouvait l'apercevoir. Il reparut subitement, sans bruit, derrière elle.

– Eh bien !...

– L'un est un Juif que je ne connais pas, probablement Rabi Maïmoran. L'autre est... Jean-Jean de Paris.

– Mon Dieu ! fit-elle, en cachant son visage dans ses mains.

C'en était trop ! L'échec total de l'évasion se dessinait, inévitable. Les Chrétiens, en arrivant au lieu du rendez-vous, étaient tombés dans un piège.

– J'ai aperçu un adouar sur la droite. Le village des Maures qui les ont pendus. Peut-être le Vénitien et Jean d'Harrostegui y sont-ils encore, enchaînés ?... Je vais aller jusque-là.

– C'est de la folie !

– Il faut tout tenter ! J'ai repéré une grotte un peu plus haut dans la montagne. Vous allez vous y cacher et m'attendre.

Elle n'eût jamais osé discuter ses ordres. Mais elle savait que c'était de la folie. Il ne reviendrait pas.

Cette grotte, dont l'entrée se dissimulait derrière des touffes de genêts, serait sa tombe. Elle attendrait en vain le retour de ses compagnons morts. Colin Paturel l'installa avec toutes les provisions, la dernière gourde d'eau. Il laissa même sa massue, ne gardant que son poignard à sa ceinture. Il ôta ses sandales pour être plus à l'aise. Il donna également à Angélique sa tige d'amadou et sa pierre à fusil. Si une bête se présentait, elle n'aurait qu'à faire un petit feu d'herbes sèches pour l'effrayer. Sans un mot de plus, il se glissa hors de la grotte et s'éloigna. Et elle commença d'attendre. La nuit vint, avec ses cris confus de bêtes lointaines dans les fourrés. Des frôlements et des grattements paraissaient emplir la caverne de toutes parts. De temps en temps, n'y tenant plus, elle battait le briquet et promenait sa lueur autour d'elle, rassurée de n'apercevoir que les parois rocheuses. À la voûte, elle découvrit de curieux petits sacs de velours noir accrochés les uns contre les autres et comprit : les chauves-souris !

C'est de là que venaient ces frôlements, ces cris aigus qui la faisaient sursauter. Les yeux ouverts dans l'obscurité, elle s'efforçait de ne plus penser et de supporter la lenteur angoissante du temps qui s'écoulait. Un craquement au-dehors la fit se dresser d'espoir. Était-ce déjà le Normand qui revenait avec Piccinino-le-Vénitien et Jean d'Harrostegui ? Comme ce serait bon d'être réunis !... Mais tout de suite après, et très proche, un hululement lugubre s'éleva. Une hyène rôdait. Son ricanement triste, et comme désespéré, décrut. Elle descendait vers le carrefour, là où le corps de Jean-Jean de Paris se balançait. Il était mort, le joyeux clerc, l'ami préféré de Colin Paturel et son talbe attitré, et déjà sans doute les charognards avaient crevé ses yeux moqueurs. Il était mort, comme étaient morts l'Arlésien, le gentilhomme breton et le vieux pêcheur flamand. Comme ils allaient mourir les uns après les autres... Le royaume du Maroc ne rend pas ses captifs !... Moulay Ismaël triomphait.

Que deviendrait-elle si nul ne revenait ? Elle ne savait même pas où elle se trouvait. Qu'adviendrait-il lorsque, chassée par la faim et l'incertitude, elle quitterait son refuge ? Elle ne pouvait attendre aucune complicité des Maures, ni même de leurs femmes, créatures soumises et terrifiées. Elle serait découverte et ramenée au sultan. Et Osman Ferradji ne serait plus là pour la protéger.

Un soupir monta à ses lèvres :

– Oh ! Osman Ferradji, si votre grande âme erre au Paradis de Mahomet...

*****

L'aube lui fut annoncée par le piaillement des vautours reprenant leur ronde autour des pendus. Un brouillard laiteux envahissait la grotte. Angélique remua, engourdie par l'immobilité qu'elle avait gardée toutes ces longues heures et elle pensa qu'elle traversait l'épreuve la plus dure de son existence. Subir, ne pas pouvoir agir, ni crier, se plaindre ou essayer quelque chose !... Elle se terrait, le cœur battant comme celui d'un lièvre peureux, et elle ne bougeait pas parce que Colin Paturel lui en avait donné l'ordre. Et déjà le soleil montait.

Les captifs ne revenaient pas... Ils ne reviendraient plus...

Elle attendit encore, reprenant espoir parce qu'elle ne voulait pas que le sort fût aussi inéluctable, puis se décourageant à nouveau. Lorsque la massive silhouette de Colin Paturel obstrua l'entrée de la grotte, elle connut un tel sentiment de délivrance, de joie immense qu'elle se précipita vers lui, se cramponnant à son bras pour bien se persuader qu'enfin il était là !

– Vous êtes revenu ! Oh ! vous êtes revenu !

Il ne semblait ni la voir ni sentir les doigts qu'elle crispait inconsciemment sur sa chair et son mutisme étrange finit par alarmer Angélique.

– Et les autres, demanda-t-elle, les avez-vous vus ?

– Oui, je les ai vus. Ils n'avaient plus figure humaine. Toutes les tortures, ils les ont subies avant d'être empalés, au pied de la casbah... Je ne sais pas, je ne saurai jamais qui nous a trahis, mais Moulay Ismaël a été au courant de ce que nous avons fait. J'ai écouté parler les Maures... La colère du Sultan a déferlé sur Miquenez. Le mellah n'est plus qu'un charnier. Tous les Juifs ont été massacrés.

Tous les Juifs !... Et la petite Abigaël... et Ruth, et Samuel, ce « charmant garçon »...

– Ici, ils étaient prévenus, le Rabi a servi d'appât. Après, ils avaient ordre de les pendre et d'exécuter les Chrétiens sans attendre. Ils ont pendu Jean-Jean parce qu'ils ont cru que c'était aussi un Juif. Je viens de le dépendre en passant et de le ramener... enfin, ce que les vautours en ont laissé. Je vais enterrer ce qui en reste...

Il s'assit, regarda autour de lui avec une sorte d'étonnement les roches veinées de rouge que le reflet du matin empourprait et il dit pesamment :

– Tous mes compagnons sont morts !...

Il resta là ensuite un long moment, le menton appuyé sur son poing. Avec effort, il se releva et sortit. Elle entendit Te bruit que faisait contre le cailloutis, l'acier du large coupecoupe dont il s'était servi pour creuser les autres tombes et elle sortit à son tour pour l'aider dans la pénible besogne de l'ensevelissement.

Mais il lui cria avec rudesse :

– Restez là, n'approchez pas ! C'est pas pour vous... Allez, c'est pas beau à voir...

Glacée, elle demeura à l'écart. Ses mains étaient jointes mais malgré son désir, elle ne parvenait pas à prier.

À grands gestes d'homme habitué aux rudes travaux de terrassement, le Normand menait sa besogne de fossoyeur. Quand la terre fut ramenée en un petit tumulus, elle le vit, prenant une subite décision, briser deux bouts de bois et en façonner une croix. Il la planta d'un geste farouche.

– Je poserai la croix, dit-il, cette fois, je la poserai, cette croix !

Ensuite il retourna s'asseoir à l'intérieur de la grotte, dans la même attitude de sombre méditation.

Angélique essaya de lui parler mais il ne l'entendait pas. Vers midi, elle prit une poignée de dattes et les posant sur une feuille de figuier, les lui porta. Colin Paturel releva la tête. Les dures phalanges de son poing laissaient des marques blanches dans le cuir brun de son front. Il fixa avec stupeur la jeune femme qui se penchait vers lui et elle lut clairement dans son regard sa déception et sa rancœur. « Tiens, elle est encore ici, celle-là ! »

Il mangea en silence. Depuis qu'il lui avait jeté ce regard étrange, mal éveillé, Angélique se sentait paralysée, habitée d'une nouvelle peur qu'elle ne voulait pas préciser. Il lui fallait veiller, garder les yeux ouverts... Pourtant, elle ne parvint pas à résister à la fatigue qui appesantissait ses paupières. Elle avait marché une nuit et un jour sans presque se reposer et la nuit dernière n'avait pu fermer l'œil un seul instant. À la fin, elle s'endormit, pelotonnée dans un coin de la grotte. Quand elle s'éveilla, elle était seule. Elle avait été habituée à ces réveils solitaires car, toujours, elle s'écartait des autres pour dormir. Mais, cette fois, le silence lui parut insolite. Elle regarda autour d'elle et peu à peu la vérité s'imposa à elle. La dernière galette et la provision de lentilles étaient soigneusement posées sur une pierre ainsi que la gourde d'eau, à côté d'un javelot et d'un coupe-coupe. Mais l'arc, les flèches et la massue de Colin-le-Normand avaient disparu. Il était donc parti. Il l'avait abandonnée !

Angélique demeura longtemps anéantie, pleurant tout bas, la tête dans ses bras.

– Oh ! vous avez fait cela ! disait-elle à mi-voix avec douleur. C'est mal. Dieu vous punira !

Mais elle n'était pas très sûre que Dieu ne donnerait pas raison à Colin Paturel qui avait été crucifié en son nom. Elle n'était qu'une femme, chargée du péché originel et responsable des malheurs de l'humanité, objet méprisable, qu'on prend ou rejette.

– Eh bien ! Qu'est-ce qui se passe, petite ? Un coup de noir ?...

La voix du Normand résonnant sous les voûtes lui fit l'effet du tonnerre. Il était là, devant elle, portant au travers des épaules un marcassin rayé à la gueule poissée de sang.

– Je... j'ai cru que vous étiez parti, balbutia-t-elle, mal remise de son émotion.

– Parti ?... oui-da ! Je me suis dit qu'il fallait se mettre quelque chose sous la dent et j'ai eu la chance d'attraper un cochonnet sauvage. Et je vous retrouve en train de pleurer...

– J'ai cru que vous m'aviez abandonnée.

Les yeux de l'homme s'agrandirent et ses sourcils se haussèrent comme s'il entendait la chose la plus stupéfiante de sa vie.

– Ça alors ! dit-il, ben, ça alors ! Faut-il que vous me preniez pour un beau salaud ! Vous abandonner, moi... vous abandonner, moi qui...

Son teint fonça sous la montée d'une noire fureur.

– Moi qui mourrais plutôt sur votre corps, gronda-t-il avec une violence sauvage.

Il jeta son gibier à terre et s'en alla ramasser des morceaux de bois sec qu'il rassembla au milieu de la grotte, agissant avec des gestes de colère rentrée. Son briquet refusant de s'enflammer, il jura comme un templier.

Angélique vint s'agenouiller près de lui et posa sa main sur la sienne.

– Pardonnez-moi, Colin. Je suis une sotte. Il est vrai que j'aurais dû me souvenir que vous aviez maintes fois risqué votre vie pour vos frères. Mais je n'étais pas l'un d'eux et je ne suis qu'une femme.

– Raison de plus, marmotta-t-il.

Il consentit à lever les yeux sur elle et la dureté de son regard s'adoucit tandis qu'il lui prenait le menton.

– Écoute-moi bien, petite, et que ce soit dit une bonne fois. Tu es comme nous, captive chrétienne en Barbarie. Tu as été attachée à la colonne et torturée et tu n'as pas cédé. Tu as supporté la soif et la peur sans jamais te plaindre. Une femme aussi courageuse que toi j'en ai jamais rencontrée, même en bourlinguant à travers tous les ports du monde. Tu vaux toutes les autres réunies et s'ils ont marché comme ils ont marché les compagnons, sans se décourager, c'est parce que tu étais là, avec ta vaillance et qu'ils n'auraient pas voulu fléchir devant toi. Maintenant nous restons seuls, toi et moi. Nous sommes liés à la vie à la mort. Nous gagnerons la liberté ensemble. Mais si tu meurs, je mourrai près de toi, J'EN FAIS SERMENT !

– Il ne faut pas dire cela, murmura-t-elle, presque effrayée. Seul, Colin, vous auriez toutes les chances de réussir.

– Toi aussi, ma mie. Tu es bâtie d'acier, de bel acier souple comme l'épée du cher Kermœur. Je crois bien te connaître, maintenant.

La lumière bleue de son regard, très enfoncé, se voilait d'un sentiment informulé et son front rude se plissa sous l'effort de sa pensée.

– Toi et moi, ensemble... nous sommes invincibles.

Angélique tressaillit. Qui lui avait déjà dit cela ? Un autre roi : Louis XIV ! Et la lumière de ses yeux alors s'enfonçait en elle de la même façon. À la réflexion, n'y avait-il pas entre le Normand, madré, à l'intelligence pénétrante, à la vigueur exceptionnelle et le grand souverain de France, des analogies de caractère et de tempérament ? Les peuples reconnaissent ceux qui sont faits pour régner et, dans la servitude, Colin s'était imposé roi à la manière antique par sa générosité, sa sagesse et sa force physique.

Angélique lui sourit.

– Vous m'avez rendu confiance, Colin. Confiance en vous et en moi-même. Je CROIS que nous devons être sauvés.

Un frisson la secoua.

– Il faut qu'il en soit ainsi. Je n'aurais jamais lé courage de recommencer à être torturée. J'accepterais n'importe quoi...

– Baste ! Tu l'auras, le courage. On l'a toujours, le courage. Une seconde, une troisième fois, et chaque fois en croyant que c'est la bonne... Crois-moi !

Il considéra avec un demi-sourire d'ironie, les cicatrices de ses mains.

– C'est une bonne chose de ne pas vouloir mourir, dit-il. À condition de ne pas avoir peur de mourir. La mort, elle fait partie de notre jeu, à nous, les vivants. J'ai toujours pensé qu'il fallait la considérer comme une bonne compagnie, attachée à nos pas. Ainsi, nous cheminons avec la vie et la mort comme compagnes. Chacune a les mêmes droits sur nous. Faut pas s'en faire un épouvantail. Ni de l'une ni de l'autre. C'est ainsi et c'est le jeu. Le tout c'est que l'esprit ne reste pas en chemin... Assez causé, petite. Nous allons nous offrir un bon repas de Balthazar. Regarde ce bon feu qui nous réjouit le cœur. Le premier que nous contemplons depuis longtemps...

– N'est-ce pas dangereux ? Si les Maures aperçoivent la fumée ?

– Ils dorment sur leurs lauriers. Ils croient que nous sommes tous morts. Le Vénitien et le Basque – oh ! les braves gars – ils ont pensé à leur dire que les autres avaient été dévorés par les lions, qu'il n'y avait qu'eux qui restaient. La femme ? Ils demandaient ce qu'elle était devenue. Morte dans la montagne, piquée par un serpent. La nouvelle a été portée à Moulay Ismaël. Tout est donc en règle. Alors, tant pis. Faisons un peu de feu. Il faut absolument se remonter le moral. Ne crois-tu pas ?

– Cela va déjà mieux ! dit-elle en le regardant avec affection.

L'estime de Colin Paturel ranimait ses forces. C'était la meilleure récompense à la constance dont elle avait fait preuve jusqu'ici.

– Maintenant que je sais que vous êtes mon ami, je n'aurai plus peur. La vie est simple pour vous, Colin Paturel.

– Voire ! fit-il en s'assombrissant subitement. Des fois, je me dis que je n'ai peut-être pas connu le pire. Baste ! Ça ne sert à rien de se frapper à l'avance.

Ils firent rôtir le marcassin après l'avoir frotté de natron, de thym et de baies de genévrier, en se servant de l'épée du pauvre marquis, en guise de broche. Pendant une heure toute leur attention fut requise par la préparation du festin. L'odeur délicieuse de la viande grillée les faisait défaillir d'impatience et ils mangèrent les premières tranches avec voracité, ayant peine à retenir des soupirs de satisfaction.

– Bien le moment de faire de beaux discours sur l'éternité, dit enfin le Normand, moqueur. Y a pas, c'est quand même le ventre qui parle en premier. Sacré cochonnet, je m'en lécherais les doigts jusqu'au coude !

– Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon, affirma Angélique avec conviction.

– Pourtant, il paraît que les Sultanes sont nourries aux ortolans. Qu'est-ce qu'on mangeait dans le harem ? Raconte-moi ça pour étoffer un peu le menu ?

– Non, je ne désire pas me souvenir du harem.

Ils se turent. Rassasiés, rafraîchis par l'eau claire qui coulait au pied de la montagne et dont le Normand avait rempli sa gourde en revenant de la chasse, ils laissaient le bienfait du repos les envahir.

– Colin, où avez-vous acquis tant de science profonde ? Vos paroles ouvrent la porte à de vastes méditations, je l'ai remarqué souvent. Qui vous a enseigné ?

– La mer. Et le désert... et la servitude. Petite, tout ce qu'on rencontre porte son enseignement au même titre que les livres. Je ne vois pas pourquoi ce qu'on a là-dedans, fit-il en se frappant le crâne, ne servirait pas à réfléchir de temps en temps.

Il se mit à rire tout à coup. Quand il riait, l'éclair de ses dents blanches au milieu de sa barbe hirsute, le rajeunissait et ses yeux, habituellement graves et durs, pétillaient de malice.

– De vastes méditations !... répéta-t-il. Tu en as de bonnes, toi ! Parce que j'ai dit que la vie et la mort nous tiennent compagnie ? Ça ne te semble pas évident à toi ?... Comment alors vis-tu ?

– Je ne sais pas, dit Angélique en secouant la tête. Je crois que je suis au fond très sotte et superficielle et que jamais je n'avais réfléchi à rien.

Elle s'interrompit, ses prunelles se dilatèrent et elle lut sur le visage de son interlocuteur la même expression d'inquiétude. Il lui saisit le poignet. Ils attendirent, retenant leur souffle. Le bruit qui les avait alertés recommença. Des hennissements de chevaux au-dehors !... L'homme se leva et s'approcha à pas de loup de l'entrée de la grotte. Angélique le rejoignit. Au pied de la colline quatre cavaliers arabes étaient arrêtés et ils levaient la tête vers les rochers d'où ils avaient vu s'échapper la fumée suspecte. Leurs casques à hautes pointes, brillant hors de l'enveloppement de leurs burnous d'un blanc immaculé, révélaient des soldats de l'armée riffaine chargés d'assiéger les villes espagnoles de la côte et dont certains régiments étaient cantonnés à l'intérieur. L'un des Maures portait un mousquet. Les autres étaient armés de lances. Trois d'entre eux mirent pied à terre et commencèrent à gravir la colline en direction de la caverne, tandis que l'Arabe au mousquet restait en selle et prenait la garde des chevaux.

– Passe-moi mon arc, dit Colin Paturel à mi-voix. Combien reste-t-il de flèches dans le carquois ?

– Trois.

– Ils sont quatre ! Tant pis ! On s'arrangera.

L'œil toujours fixé sur les Maures qui s'avançaient, il prit l'arme, posa le pied sur un rocher devant lui afin de bien s'assurer et mit la flèche en place. Ses gestes étaient assurés, plus lents que d'habitude.

Il tira. Le cavalier au mousquet s'abattit en travers de sa selle et son cri se perdit dans le hennissement des chevaux affolés. Les Arabes qui montaient ne comprirent pas sur-le-champ ce qui se passait. Une seconde flèche, en plein cœur de l'un d'eux, l'abattit. Les deux autres se ruèrent en avant.

Colin Paturel ajusta la troisième flèche et transperça presque à bout portant le premier Maure qui arrivait. L'autre eut un mouvement d'hésitation et de recul. Brusquement, il tourna le dos et dévala la colline vers les chevaux.

Mais le Normand avait jeté à terre son arc inutile. Ramassant sa massue, il rejoignit en quelques bonds son adversaire qui lui fit face, tirant son cimeterre. Ils tournèrent l'un devant l'autre, s'observant, précautionneux comme des fauves sur le point de s'affronter. Puis la massue de Colin Paturel entra en action.

En quelques instants, l'Arabe, malgré son casque, gisait la face écrasée, la nuque brisée. Le Normand s'acharna sur lui jusqu'à ce qu'il fût certain de sa mort. Ensuite, il s'approcha de l'homme au mousquet. Celui-ci aussi était bien mort. Aucune des trois flèches n'avait manqué son but.

– C'était mon arme quand je braconnais dans les bois de ma Normandie, en mon jeune temps, confia-t-il, hilare, à Angélique, qui l'avait rejoint et calmait les chevaux nerveux.

L'horreur des gestes meurtriers accomplis faisait trop partie de leur vie menacée pour qu'ils s'y attardassent. Même la jeune femme n'eut qu'un bref regard aux quatre corps abattus parmi les touffes des genévriers.

– Nous allons prendre les chevaux. Nous en monterons deux et en mènerons chacun un. Les corps cachés dans la caverne, cela retardera les recherches. Les chevaux ne revenant pas sans cavalier à la casbah ne donneront pas l'alerte aussitôt et on ne s'avisera de leur absence que beaucoup plus tard.

Tous deux coiffèrent les casques pointus, s'enveloppèrent des burnous, sanglés de courroies et ayant effacé les traces du carnage, se lancèrent au grand galop sur la route. Les habitants de l'adouar devaient raconter aux alcaïds lancés trois jours plus tard à la recherche des soldats disparus qu'ils avaient vu passer à travers leurs villages deux cavaliers, volant comme des hirondelles et menant chacun un cheval de rechange. Ils s'étaient bien gardés de les apostropher ou de les arrêter, car un pauvre fellah peut-il se permettre un tel geste vis-à-vis de nobles guerriers ?

Les chevaux furent retrouvés au pied des montagnes du Rif. On accusa des bandits dont les méfaits troublaient la région et des expéditions punitives furent envoyées vers leurs repaires.

*****

Colin Paturel et Angélique avaient abandonné les chevaux dès les premières marches en montagne, où seuls des mulets pouvaient voyager.

C'était la plus dure étape, mais la dernière. Passé ces contreforts arides du Rif, apparaîtrait la mer. De plus, le Normand, ayant résidé deux années, au début de sa captivité, dans la ville mystérieuse et sainte de Mechaouane11, connaissait fort bien la région où ils allaient s'engager. Il en connaissait les aspérités, les dangers innombrables, mais aussi les sentiers les plus courts et il savait que de longs jours, plus ils s'élèveraient vers les hauteurs, plus ils seraient tranquilles, à l'abri de toutes rencontres dangereuses. Leurs seuls ennemis seraient la montagne, le froid des nuits, le soleil brûlant du jour, la faim et la soif, mais les hommes les laisseraient en paix et les lions seraient moins nombreux. Il faudrait se méfier encore des sangliers. Singes, gazelles et porcs-épics n'étaient pas à craindre et fourniraient du gibier. Il avait conservé le mousquet et ses munitions, les vivres des soldats pris dans les poches de l'arçon, les burnous solides et chauds qui les protégeraient.

– Encore quelques jours et nous apercevrons Ceuta.

– Combien de jours ? demandait Angélique.

Le Normand, méfiant, se refusait à préciser. Sait-on jamais ?... Avec de la chance on pouvait dire : quinze jours... Avec de la malchance...

*****

La malchance surgit un après-midi où ils peinaient à travers des roches brûlantes. Angélique avait profité d'un tournant qui la cachait à son compagnon pour s'asseoir sur un gros caillou. Elle ne voulait pas qu'il la vît faiblir. Il lui avait tant répété qu'il la jugeait infatigable. Mais elle était loin d'égaler son endurance. Lui n'était jamais fatigué. Sans elle, il eût certainement marché jour et nuit sans s'arrêter plus d'une heure. Angélique reprenait souffle, assise sur son rocher, lorsqu'elle ressentit une violente douleur au mollet et, se penchant, elle eut le temps d'apercevoir l'éclair rapide d'un reptile filant sous les pierres.

– J'ai été piquée par un serpent.

Le souvenir de quelque chose d'inéluctable s'embrouilla dans son esprit. « La femme est morte piquée par un serpent », avaient dit le Vénitien et le Basque avant de mourir. Le passé avait anticipé sur le présent mais le temps n'existe pas et ce qui est écrit est écrit !... Elle eut cependant le réflexe de dénouer sa ceinture et de la lier au-dessous du genou et elle resta là, glacée, les pensées s'entrechoquant dans sa tête.

« Que va dire Colin Paturel ? Jamais il ne me pardonnera cela !... Je ne peux plus marcher... Je vais mourir... »

La haute stature de son compagnon réapparut. Ne l'apercevant plus, il était retourné sur ses pas.

– Qu'y a-t-il ?

Angélique essaya de sourire.

– J'espère que ce n'est pas grave, mais je... je crois que j'ai été mordue par un serpent.

Il s'approcha et s'agenouilla pour examiner la jambe, qui commençait de noircir et d'enfler. Puis il tira son couteau, en essaya le tranchant de la lame sur son doigt, alluma rapidement quelques brindilles sèches et fit flamber la lame jusqu'au rouge.

– Qu'allez-vous me faire ? demanda la jeune femme, effrayée. Il ne répondit pas.

Il lui prit la cheville avec fermeté et vivement trancha un morceau de chair à l'emplacement de la piqûre, cautérisant du même coup la plaie, de la lame incandescente.

Sous l'atroce douleur, Angélique poussa un hurlement et s'évanouit.

*****

Quand elle revint à elle, le crépuscule tombait sur la montagne. Elle était étendue sous un des burnous qui leur servaient de couverture et Colin Paturel lui faisait boire une tasse de thé à la menthe brûlant et très fort.

– Te voilà mieux, fillette ; le plus dur est passé maintenant. Et quand elle eut un peu rassemblé ses esprits :

– J'ai dû abîmer ta jolie jambe. Dommage ! Tu ne pourras plus remonter ton cotillon pour danser la bourrée sous l'ormiau, ma mie !... Mais fallait que je le fasse. Sans cela, tu n'en avais plus que pour une heure !...

– Je vous remercie, dit-elle faiblement.

Elle sentait la brûlure de sa plaie, qu'il avait pansée après y avoir appliqué des feuilles rafraîchissantes. « Les plus jolies jambes de Versailles... » Elle aussi, comme les autres, porterait sur son corps les traces de sa captivité en Barbarie. Traces glorieuses sur lesquelles elle s'attendrirait ou ferait la grimace en enfilant avec un soupir ses bas de soie à baguettes d'or... plus tard. Il la vit sourire.

– Bravo ! le courage est toujours là. Nous allons repartir. Elle le regarda, un peu effarée, mais déjà prête à lui obéir.

– Croyez-vous que je vais pouvoir marcher ?

– Pas question. Tu ne pourras remettre le pied à terre avant huit jours, sinon ta plaie risque de s'infecter. Ne crains rien. Je te porterai.

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