Chapitre 24

Hagarde, Angélique franchit le cadavre du Grand Eunuque. Elle passa sous la porte que le captif referma soigneusement comme s'il en avait la garde. Ils restèrent un instant immobiles dans l'ombre de la muraille avec, devant eux, la déchirure blanche de la place qu'il fallait traverser. La main de Colin Paturel saisit le bras de la jeune femme à travers son vêtement et d'une poigne sans réplique il l'entraîna comme on se jette à l'eau. En quelques foulées, ils furent de l'autre côté, de nouveau abrités par l'ombre noire. Ils attendirent. Rien ne bougeait. Le seul garde qui eût pu les apercevoir était celui qui était tombé tout à l'heure, du haut du rempart.

Ils franchirent la porte voûtée. Angélique buta contre quelque chose de mou : un corps étendu. Celui d'une autre sentinelle que le poignard du captif avait exécutée lorsqu'il lui avait fallu pénétrer dans la dernière enceinte. Ensuite, une odeur nauséabonde leur parvint. Un tas d'immondices formait colline aux abords de l'alcassave. Angélique dut s'y engager à la suite de son guide. Il bougonna :

– Rien de mieux pour brouiller les pistes... brouiller les odeurs si demain ils lancent leurs chiens...

Angélique ne demandait pas d'explications. En acceptant de fuir, elle avait tout accepté d'avance.

Colin Paturel se laissa glisser dans le caniveau visqueux où l'eau coulait avec la louable intention d'entraîner les détritus mais sans y parvenir. Il était préférable de ne rien voir. Péniblement, ils pataugèrent, offusqués par l'odeur, avançant à tâtons. Angélique glissait, se rattrapait aux haillons du captif qui d'une pression la remettait sur pied. Quand il la soutenait, elle se sentait aussi légère qu'un fétu. Elle se souvint que la force du roi des captifs était légendaire. Certaines femmes du harem l'avaient vu un jour tordre le cou à un taureau dans un combat singulier où Moulay Ismaël lui avait fait affronter le fauve à main nue.

– C'est là, je crois, murmura-t-il.

Il se fondit dans la nuit et elle se retrouva seule.

– Où êtes-vous ? cria-t-elle.

– Là-haut. Tendez la main.

Angélique leva le bras et se sentit happée, enlevée dans les airs et maintenue en équilibre sur la branche d'un gros arbre.

– Bonne méthode aussi pour brouiller les pistes, hein, petite ? Maintenant, attention !

Il exécuta une difficile manœuvre où Angélique jouait le rôle assez encombrant de paquet que l'on hisse et que l'on balance par-dessus le bord d'un mur. Elle se retrouva, un peu contusionnée, dans un massif d'herbe fraîche. Colin Paturel avait sauté à côté d'elle.

– Pas de mal, petite ?

– Non. Où sommes-nous ?

– Dans les jardins du Sidi Rodani.

– C'est un de vos complices ?

– Non, plutôt pas. Mais je connais les lieux. J'ai bâti la résidence de Rodani. Les lumières qu'on voit briller entre les feuilles, c'est sa terrasse. En passant par ses jardins, on gagne de ne pas avoir à traverser la moitié de la ville.

Le cœur d'Angélique se sentit oppressé d'une nausée due à l'odeur d'égout dont étaient imprégnés ses vêtements. À pas de loup, ils se glissèrent sous les feuillages des oliviers longeant le mur du fond.

Tout à coup des aboiements sonores parvinrent de la maison. Colin Paturel fit halte. Les aboiements redoublèrent. Les chiens s'excitaient, ayant flairé les intrus. À travers les branches on ne pouvait voir les mouvements que l'alerte des chiens provoquait aux abords de la maison, mais l'on distinguait de nouvelles lumières, des torches que les serviteurs apportaient, des voix arabes qui se hélaient.

– On dirait... on dirait qu'ils organisent une battue dans le jardin, murmura Angélique.

– C'était à prévoir.

– Oh ! qu'allons-nous faire ?

– Ne craignez rien, petite.

Ce fut à cet instant qu'Angélique comprit l'ascendant que le Normand Colin Paturel avait pris pendant douze années sur les milliers de captifs de toutes nations et de toutes origines qui emplissaient le bagne de Miquenez. Sa voix ! Sa voix persuasive et lente, avec un accent un peu rugueux, une voix qui ne craignait rien et qui reflétait exactement sa nature physique. C'était un homme qui ne connaissait pas la panique, l'émoi intérieur qui tord les boyaux et tend les nerfs.

Il n'avait pas à se dominer. Il ne pouvait pas trembler. Les battements de son cœur avaient toujours gardé le même rythme régulier en sa vaste poitrine. Rarement son sang avait accéléré sa course. Et c'était cet extraordinaire équilibre de la chair servie par un esprit modeste et courageux qui finissait par déconcerter la mort elle-même. À ses côtés la comparaison du roc que rien n'entame venait d'elle-même. Pourtant la situation était tragique. Des serviteurs avaient pris en laisse les deux shloughis noirs qui avaient donné l'alarme. Suivis du maître de maison et d'autres nombreux domestiques qui portaient des torches, ils parcouraient les allées. Les chiens allaient droit vers le lieu où se tenaient les fugitifs.

On entendait se rapprocher les voix, et jusqu'au grésillement des torches de résine. Leur clarté fluide environnée d'étincelles, tremblait à travers les frondaisons.

– Nous sommes perdus ! souffla Angélique.

– Ne craignez rien, petite. Mettez votre voile sur votre visage et quoi qu'il arrive ne dites rien. Obéissez-moi.

Il l'enleva dans ses bras et avec beaucoup d'autorité et de douceur la coucha sur la mousse. La masse de son corps lui cacha la brusque clarté que les torches projetaient à l'intérieur du bosquet, et la surprenante sensation qu'elle éprouvait au contact de cette poitrine musclée l'écrasant et de ce visage barbu contre le sien, la dispensèrent d'autres émotions. Colin Paturel resserra son étreinte. Elle n'était qu'un oiseau entre ses bras noueux, qu'il eût pu étouffer d'une seule pression. Elle suffoqua, rejetant la tête en arrière pour trouver de l'air et ne pouvant retenir un gémissement.

Les exclamations se croisaient en arabe au-dessus d'eux. Jurons du maître, ricanements des serviteurs.

Le maître se mit à donner des coups de pied à Colin Paturel, qui se décida à se lever à demi, d'un air sournois.

– Oh ! Joseph Gaillard, s'écria-t-il en français, ne seras-tu pas indulgent à de pauvres amoureux ? Dieu sait que je n'ai point dix femmes, comme toi.

Sidi Rodani, qui n'était autre que Joseph Gaillard, le renégat français employé aux magasins de guerre, passait par toutes les couleurs. Dans sa rage, il tendit le poing.

– Paillard de roumi ! Je t'apprendrai à venir forniquer dans mes jardins ! Quand donc paieras-tu ton toupet infernal, Colin Paturel ? Tu oublies que tu es un esclave, un...

– Je suis un homme comme les autres et je suis un Français comme toi, allons !... dit le Normand, bonasse. Allons, allons, l'ami, tu n'en es pas à me faire des histoires pour une petite de je ne sais quelle couleur que j'ai trouvée à me mettre sous la dent, pauvre esclave que je suis !

– Je me plaindrai au roi dès demain.

– Tu veux donc que mes gardiens aient la tête tranchée ? Le roi ne me donnera pas plus de vingt coups de bâton. Il me connaît. Il m'accorde quelques extras à ce sujet, et quand je lui ai obtenu un bon travail il sait qu'il ne peut pas mieux me récompenser qu'en m'envoyant une de ses mauresques au rebut. J'aurais bien tort de faire le difficile. Tu n'es pas de mon avis ?...

– Mais pourquoi dans mes jardins ? dit Sidi Rodani outré.

– L'herbe y est douce, et, comme ça, les camarades ne sont pas jaloux.

Le renégat haussa les épaules.

– Les camarades ! Tu veux me faire croire qu'il y en a qui ont conservé le goût des femmes parmi ces mal nourris, accablés de besogne. Il faut que ce soit toi, l'increvable, pour chercher encore l'aventure.

– Ça, tu l'as dit, l'ami. Le curé de mon village m'avertissait déjà lorsque j'allais sur mes seize ans : « Colin, mon fils, c'est la galanterie qui te perdra ! » Te souviens-tu, Gaillard, de la virée que l'on a faite en relâchant à Cadix quand...

– Non, je ne me souviens pas, hurla le renégat, et je veux te voir déguerpir d'ici. Dans MES jardins... Par où es-tu entré ?

– Par la petite porte du fond. La serrure n'a pas de secret pour moi. C'est moi qui l'ai posée.

– Bandit ! Je la ferai changer demain.

Sous une grêle de coups de bâton, Colin Paturel et Angélique furent raccompagnés jusqu'à la petite porte du fond. Elle était close mais les serviteurs, ennuyés de l'incident qui mettait en cause leur vigilance ne cherchèrent pas à élucider le mystère. On l'ouvrit. Le captif et sa compagne furent jetés dehors sans douceur.

La rue était obscure. Colin Paturel marchant le premier, elle le suivant à quelques pas, ils traversèrent encore un lacis de ruelles étroites qui rappelait à Angélique le dédale où elle s'était perdue, dans Alger. Son guide s'y avançait d'un pas sûr. Cependant le labyrinthe ne semblait devoir jamais finir.

– Quand allons-nous sortir de la ville ! murmura-t-elle.

– Nous n'allons pas sortir de la ville.

Il s'arrêta et frappa à une porte, près d'une fenêtre aux grilles peintes en rouge qu'éclairait une lanterne.

Après leur avoir parlé à travers un judas, quelqu'un leur ouvrit. Un homme en lévite, aux longs yeux veloutés sous sa calotte noire.

– C'est Samuel Maïmoran, le gendre du vieux Savary, présenta Colin Paturel. Nous sommes dans le mellah, le quartier juif. Nous sommes à l'abri. Les autres évadés attendaient dans la pièce voisine.

Sous la lueur de curieuses lampes vénitiennes, aux verreries de couleur qui accentuaient l'aspect peu engageant de leurs visages blêmes mangés de barbe, Piccinino-le-Vénitien, le marquis de Kermœur, Francis l'Arlésien, Jean d'Harrostegui, le vieux Caloëns et Jean-Jean de Paris, tous parurent à Angélique de la dernière espèce humaine. Elle avait peine à admettre qu'ils parlaient français. Elle resta appuyée près de la porte tandis que le Normand faisait part à ses compagnons de son expédition. Elle les entendit s'esclaffer lorsqu'il leur conta l'incident des jardins de Sidi Rodani.

– Quand ils s'apercevront que tu étais en train de soulever la favorite en titre de Moulay Ismaël !... Tu pourras te plaindre après, Colin-le-Paillard, de n'avoir que du rebut !...

Ils tournèrent leurs faces hilares vers Angélique et leur expression se figea. Jean-Jean de Paris sifflota :

– Phunt ! On dirait qu'il y a eu du vilain ! Elle est blessée, la fille ?

– Non. Le sang, c'est celui du grand démon que j'ai décousu par-derrière.

Angélique en abaissant les yeux sur elle se vit souillée de sang et de boue. Une jeune Juive entra, son beau visage découvert entre les bijoux pendant de sa coiffure. Elle prit Angélique par la main et l'emmena dans une pièce voisine. Un baquet d'eau chaude y fumait. Angélique commença à se débarrasser de ses vêtements. La Juive voulut l'aider mais elle déclina l'offre. Elle se sentait à bout. Ses mains se joignirent autour du linge maculé, le serrant avec force contre sa poitrine. Elle revoyait l'immense corps sans vie du mage. « Ne te pose plus de questions, madame la Turquoise. Sache seulement que les étoiles n'ont pas menti... »

Ses nerfs lâchèrent. Elle éclata en sanglots et ses larmes coulèrent, intarissables, tandis qu'elle effaçait sur son voile le sang du Grand Eunuque Osman Ferradji.

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