Chapitre 17

Un jour, tout près de son appartement mais dissimulée par un recoin du mur, Angélique regarda par une meurtrière de la façade aveugle qui donnait du coté de la ville. C'était une fenêtre en forme de serrure, trop étroite pour qu'elle pût s'y pencher, trop élevée pour qu'elle pût appeler quiconque, mais qui donnait sur une vaste place, où passait beaucoup de monde.

Désormais, elle y restait de longues heures. De là elle voyait les esclaves chrétiens s'épuisant aux incessants travaux de Moulay Ismaël. Il bâtissait, bâtissait. Pour n'avoir, semblait-il, que la satisfaction de démolir pour rebâtir encore. Ses procédés de bâtisseur permettaient une grande rapidité d'exécution. Il faisait faire du mortier avec une terre graveleuse, de la chaux et un peu d'eau, et la faisait battre fortement entre deux planches écartées l'une de l'autre, de l'épaisseur de la muraille à élever. Les briques et la pierre n'étaient employées qu'aux jambages et aux linteaux des portes. Ce fut vite pour Angélique un spectacle très familier que celui de ces chantiers dont elle n'apercevait qu'un coin au bord de la place. Les chaouchs noirs aux bâtons sans cesse levés sur l'échine des captifs, ceux-ci poursuivaient leurs tâches sans relâche sous l'implacable soleil. Et souvent apparaissait Moulay Ismaël, surgissant à cheval ou à pied sous son parasol, suivi de ses alcaïds.

Alors le morne tableau s'animait. Angélique se laissait prendre au piège de sa curiosité d'oisive forcée.

Moulay Ismaël paraissait et tout de suite il se passait quelque chose. C'était Colin Paturel venant lui demander de célébrer demain la fête de Pâques en ne travaillant pas, et le Sultan lui faisant donner cent coups de bâton sur-le-champ. C'était un esclave abattu par lui d'un coup de mousquet parce qu'il se reposait un peu, ne l'ayant pas aperçu, et qu'il faisait dégringoler du haut de la muraille de trente pieds. C'étaient deux ou trois gardes noirs décapités de sa main parce qu'il les rendait responsables de la lenteur des travaux.

Elle n'entendait ni les voix ni les paroles. Le théâtre de la petite meurtrière jouait pour elle de courtes scènes, tragiques jusqu'au burlesque dans leurs mimiques silencieuses. Des marionnettes qui tombaient, fuyaient, suppliaient, qui frappaient, qui grimpaient le long des échelles et des échafaudages, qui ne s'arrêtaient jamais qu'avec l'ombre du soir. À cette heure, la place blanche voyait se prosterner les Musulmans le front dans la poussière, tournés vers La Mecque, la ville du tombeau du Prophète. Les esclaves regagnaient leurs quartiers ou les prisons souterraines des mazmores.

Angélique finissait par en reconnaître quelques-uns. Sans savoir leurs noms elle distinguait leurs races : les Français qui pouvaient accueillir un coup de bâton avec le sourire et se mettaient souvent à discourir avec leurs noirs geôliers jusqu'à ce que ceux-ci, ahuris sans doute de leurs arguments, les laissassent faire ce qu'ils voulaient : se reposer un peu, fumer une pipe à l'ombre de la muraille.

Les Italiens qui savaient chanter. Chanter dans la poussière âcre de la chaux vive et des moellons. On voyait bien qu'ils chantaient, parce que leurs compagnons s'arrêtaient pour les écouter. Les Italiens prenaient aussi des colères noires, quitte à y laisser leur vie. Les Espagnols se remarquaient par la condescendance hautaine avec laquelle ils maniaient la truelle et ne se plaignaient jamais de l'ardeur du soleil, ni de la faim ni de la soif. Par contre, les Hollandais accomplissaient avec soin leur besogne, ne se mêlant pas des querelles, vivant les uns près des autres. On reconnaissait les Protestants à cette même sérénité sévère. Les Catholiques et les Schismatiques se haïssaient cordialement et se livraient à de vraies batailles de chiens enragés que les bâtons des « chaouchs » séparaient difficilement. Les gardes en étaient souvent réduits à aller chercher Colin Paturel, dont l'autorité ramenait vite le calme.

Le Normand était toujours chargé de chaînes. Il avait fréquemment les bras et le dos couverts de plaies sanglantes dues aux flagellations et bastonnades que son audace à réclamer justice lui occasionnait. Il n'en chargeait pas moins sur son échine herculéenne de pesants sacs de chaux, montait ainsi, avec ses chaînes ballantes, les degrés des échelles jusqu'au plus haut sommet des constructions. Il prenait les charges des plus faibles et personne n'osait rien lui dire. Un jour, des chaînes de ses poignets rassemblées dans une main, il assomma l'un des Noirs qui s'acharnait sur le chétif Jean-Jean de Paris. Les gardes accourus le sabre en main reculèrent : c'était Colin-le-Normand ! Seul le roi avait le droit de le châtier.

Lorsque celui-ci vint le soir sur les travaux des esclaves, comme il en avait l'habitude, il posa sa lance sur la poitrine de l'esclave.

Angélique croyait entendre le fatidique :

– Maure ? Fais-toi Maure !

Colin Paturel secouait la tête négativement. Allait-il s'effondrer là, expirer enfin, l'invincible géant blond, en butte depuis des années à une persécution dont il aurait dû cent fois mourir ? Azraël allait-il enfin saisir sa proie ?

Angélique se mordait les poings. Elle avait envie de lui crier, en français, d'apostasier, et ne comprenait pas l'espèce d'entêtement qui maintenait l'homme en face de son bourreau, la mort sur son cœur.

Moulay Ismaël jeta enfin sa lance de côté avec colère. Angélique sut plus tard qu'il avait dit : « Ce chien veut donc être damné ! »

L'entêtement de Colin Paturel à vouloir brûler parmi les démons et à refuser le Paradis des Croyants causait au roi du Maroc une amertume proche du chagrin. Angélique soupira de soulagement derrière ses murs et alla boire une tasse de café pour se remettre. Avec étonnement, elle s'interrogeait sur ces milliers de captifs, la plupart de braves gens ordinaires, des gars de mer de tous les pays du monde, qui trouvaient le courage de braver la mort ou des années de captivité pour un Dieu dont ils ne se souciaient peut-être guère du temps de leur liberté. Si l'un de ces misérables, affamés, torturés, désespérés apostasiait, il avait aussitôt de quoi manger. Une vie confortable, une charge honorable et autant de femmes que Mahomet en permettait à ses fidèles. Et il y avait certes beaucoup de renégats dans Miquenez et en Barbarie, mais peu en regard des centaines de milliers de captifs qui passaient aux mains des sultans depuis des générations.

Ce qu'Angélique contemplait du haut de sa meurtrière, c'est ce qu'un homme peut tirer de mieux de sa pauvre carcasse tentée. Eux ne le savaient même pas ! Ils travaillaient, ils souffraient, ils espéraient...

Par la fenêtre Angélique vit passer un convoi de nouveaux captifs envoyés au roi par les corsaires de Salé. Ils n'avaient pas mangé depuis huit jours. Leurs vêtements fripés et salis n'avaient pas eu encore le temps de ressembler aux uniformes loqueteux des esclaves. On distinguait les dorures du grand seigneur sur son habit et Te gilet rayé du matelot. Bientôt, ils seraient tous frères : chrétiens captifs en Barbarie. Et certains avaient dû porter les têtes de leurs camarades morts en chemin, les gardes craignant d'être accusés de les avoir vendus pour leur compte.

Là aussi, au centre de cette place où le soleil de feu projetait des ombres couleur d'indigo, dans leur intensité, un lieu pour créer des mirages, Angélique aperçut un matin le personnage le plus étonnant, le plus incongru qu'elle se fût attendue à voir : un homme en habit et qui portait perruque. Ses hauts talons et ses souliers à boucles ne témoignaient pas d'une longue marche, ses manchettes étaient propres.

Il fallut qu'un alcaïd s'approchât du personnage avec trois salutations pour qu'elle fût persuadée qu'elle ne rêvait pas.

Alors elle se précipita à l'intérieur pour envoyer une servante demander de quoi il s'agissait. Puis elle réfléchit que cela trahirait son poste d'observation. Elle dut donc attendre que la nouvelle se répandît d'elle-même... ce qui vint vite. L'envoyé extraordinaire à la perruque n'était autre qu'un honnête marchand français de Salé, le sieur Bertrand, qui, à titre d'ancien résident sur les côtes du Maroc, s'était chargé de venir annoncer à Miquenez l'arrivée des Pères de la Rédemption tant réclamée. Bon Chrétien, désireux de venir en aide à ses frères malheureux, le marchand avait mis son expérience du pays et des Marocains au service des Rédemptionnistes, qui débarquaient pour la première fois dans le royaume jalousement clos de Moulay Ismaël. Les religieux arrivaient avec leurs présents et leurs lettres de recommandation, par petites étapes, montés sur des ânes.

Ce fut aussitôt l'effervescence parmi les captifs. Les gens de mer. dont certains avaient déjà subi plusieurs esclavages en Alger ou à Tunis et n'en étaient sortis que par l'intervention des pères, aimaient ces religieux, qu'ils appelaient aussi les Mathurins, ou les Frères-aux-ânes, car on s'était habitué à les voir courageusement s'enfoncer à l'intérieur des terres, jusque dans les douars les plus éloignés, pour racheter les captifs. Mais l'accès du Maroc leur avait été interdit depuis quinze ans.

Ce n'était pas une mince victoire qu'avait obtenue Colin Paturel en faisant céder l'humeur bizarre du roi sur ce point.

Ils arrivaient. Le vieux Caloëns, le doyen des captifs, avec ses 70 ans et ses vingt années de bagne, s'écroula à genoux et remercia le ciel. Enfin, il entrevoyait la liberté ! Ses compagnons s'étonnaient car le vieux Caloëns, jardinier du roi dont il soignait avec amour les gazons, avait toujours paru très heureux de son sort. Il expliqua que c'était vrai et qu'il ne quitterait pas la terre du Maroc sans verser de larmes, mais il devait partir car il devenait chauve. Or, le Roi n'aimait pas les chauves. Quand il en apercevait un, il lui courait sus et lui fracassait le crâne avec le pommeau de cuivre de sa grosse canne. Le vieux Caloëns, si vieux qu'il fût, n'avait pas encore envie de mourir, surtout de cette façon-là. Les Frères-aux-ânes arrivaient. Le roi laissa aller tous les esclaves à leur rencontre, avec des palmes vertes en signe de bienvenue.

*****

Angélique n'y put tenir. Pour la première fois elle demanda au Grand Eunuque de lui accorder une faveur : celle d'assister à l'audience que Moulay Ismaël donnerait aux religieux français. Osman Ferradji ferma à demi ses longs yeux de chat, parut supputer ce que pouvait cacher cette demande et l'accorda.

Il fallut attendre longtemps, la Mission avait été logée dans le quartier des Juifs et y resta enfermée une semaine, sous prétexte qu'il n'était point permis aux Pères de faire la moindre visite avant d'avoir été reçus par le roi.

Les alcaïds, les ministres, les renégats haut placés vinrent visiter les présents des pauvres Pères et tâter de l'argent qu'ils pourraient obtenir d'eux. Enfin, un matin, la captive française reçut avis de se préparer pour la promenade. Osman Ferradji la conduisit jusqu'à sa chaise à rideaux rouges attelée d'une mule et solidement escortée. Le véhicule franchit plusieurs enceintes. À la porte qui donnait sur l'esplanade de l'alcassave, le Grand Eunuque fit arrêter la chaise. Angélique pouvait voir à travers l'entrebâillement des rideaux.

Le roi était déjà installé, assis à terre les jambes nues et croisées, avec des babouches jaunes à ses pieds. Ce jour-là, ses habits et son turban étaient verts, signe de son excellente humeur. Il se couvrait la bouche d'un pan de son burnous et cela donnait un éclat intense à son regard. Lui aussi était curieux de voir de près les prêtres chrétiens et avide de contempler les présents qu'ils lui avaient apportés. Le renégat Rodani lui avait affirmé qu'il y avait deux horloges. Mais surtout, Moulay Ismaël se concentrait pour livrer un assaut qui lui tenait à cœur. S'il pouvait arracher l'impiété du cœur de ces « pappas » qui sont les imans des religions chrétiennes, quelle victoire pour Allah ! Il avait bien préparé son discours ; i ! se sentait plein de feu et de conviction.

Il n'avait voulu avoir autour de lui qu'une trentaine de ses gardes noirs armés de leurs longs mousquets à crosse d'argent. Derrière lui, étaient deux petits Noirs dont l'un remuait l'éventail tandis que l'autre tenait le parasol.

Des alcaïds et des renégats en grand habit, coiffés de turbans à aigrettes et vêtus de robes brochées, l'entouraient, assis sur les talons.

Les Pères de la Rédemption arrivèrent du fond de la place, suivis de douze esclaves qui portaient leurs présents. Ils étaient présentés par le renégat français Rodani, le Juif Zacharie et l'alcaïd Ben Messaoud.

Pour cette mission extraordinaire et qu'ils avaient essayé en vain d'obtenir depuis des années, les Pères de la Rédemption avaient choisi avec soin leurs représentants. Ils étaient six, dont trois parlaient l'arabe commun et tous l'espagnol ; ils avaient chacun accompli au moins trois missions de rachat en Alger et Tunis et étaient connus pour leur grande habitude du monde musulman. Leur supérieur était le révérend père de Valombreuze, cadet d'une grande famille berrichonne, docteur en Sorbonne. Il apportait aux pourparlers des subtilités de paysan et une dignité de grand seigneur. On ne pouvait trouver homme mieux préparé à affronter Moulay Ismaël.

Les robes de religion, blanches frappées d'une croix rouge sur le devant, les barbes des pères, firent bonne impression sur le roi. Ils ressemblaient aux pieux ermites appelés

« santons » et tant révérés par les musulmans.

Le roi parla le premier, commençant par le salut de bienvenue et louant le zèle et la charité des prêtres qui leur avaient fait chercher leurs frères si loin. Il loua ensuite le grand roi de France. Le révérend père de Valombreuze, bien en Cour à Versailles, put lui donner la réplique sur ce point et lui assurer que le roi Louis XIV représentait, par sa magnificence et la valeur de ses actes, le plus grand roi de la Chrétienté. Moulay Ismaël approuva, puis entama l'éloge de son grand prophète et de sa Loi. Angélique, lointaine, ne pouvait suivre ce long discours mais elle voyait Moulay Ismaël s'animer de plus en plus. Son visage alors resplendissait comme les nuées d'orage que le soleil traverse un instant. Il devenait curieusement, par le jeu du soleil, tantôt noir tantôt d'or. Il tendait ses poings serrés comme deux masses, abjurant ses interlocuteurs de reconnaître leurs erreurs et de voir enfin avec clarté que la religion de Mahomet était la seule vraie, la seule pure, désignée et définie par les prophètes depuis Adam. Certes, il ne leur commandait pas d'abjurer car ils étaient venus en ambassadeurs et non en esclaves, mais il les y exhortait pour ne pas avoir à répondre devant Dieu de ne l'avoir point fait. C'était une grande souffrance pour lui d'avoir sur son sol des êtres aussi bornés et enfoncés dans l'erreur. Heureux encore qu'ils n'appartinssent pas à ce dogme sacrilège de la Trinité, qui ose avancer qu'il y a trois dieux en Dieu !

– ...Certes, Dieu est le Seul, et bien au-dessus de la qualité d'avoir un fils. Jésus est semblable à Adam, qu'il a créé avec de la terre. Il est seulement l'envoyé de Dieu et son Verbe est un esprit de Lui qu'il a projeté sur Marie, fille d'Amram. Il n'a pas été souffleté par Satan, ni elle. Croyez donc en Dieu et en son Prophète et ne dites pas que Dieu a trois personnes, vous vous en trouverez bien...

Les courageux Pères de la Rédemption subirent avec patience ce long prêche, qui les punissait de tous ceux qu'ils avaient infligés aux autres. Ils se gardèrent de faire remarquer au roi que leur Ordre était bien, en fait, celui des Pères de la Trinité, qui portait comme autre titre, à l'occasion : « Pères de la Rédemption ». Colin Paturel, dans sa lettre, leur avait recommandé instamment de se présenter sous ce vocable et ils comprenaient maintenant pourquoi.

Ils remercièrent le roi du soin qu'il prenait de vouloir les rendre saints et que c'était bien pour atteindre ce but, selon les maximes du christianisme, qu'ils venaient de si loin pour délivrer leurs frères et que malgré le désir qu'ils avaient de lui plaire ils ne pouvaient apostasier puisqu'ils n'avaient accompli ce pénible voyage que pour racheter des captifs chrétiens.

Le roi se rendit à leurs raisons et fit effort pour ne pas montrer sa déception. Les esclaves avaient défait les cordes autour des caisses contenant les présents et fait sauter les couvercles. Les religieux offrirent au roi plusieurs pièces de riches étoffes en des toiles de Cambrai et de Bretagne, enveloppées d'étuis damasquinés d'or. Ils offrirent aussi, à découvert, trois bagues et trois colliers. Moulay Ismaël mit les bagues à ses doigts et posa les colliers à terre près de lui. De temps en temps, il les prenait et les examinait. Enfin on déballa les horloges. Leurs cadrans n'avaient pas trop souffert du voyage. La plus grande avait un battant d'or représentant le soleil et les chiffres étaient d'émail bleu cloisonné d'or. Leur vue remplit Ismaël d'une joie puérile. Il assura qu'il écouterait favorablement la demande des pères et qu'il leur rendrait deux cents esclaves. Jamais l'on n'avait osé espérer un tel chiffre !...

Le soir même, pour montrer leur joie et remercier le roi, les esclaves vinrent près du canal de l'alcassave et firent un grand feu d'artifice ; Jean Davias, du Pouliguen et Joseph Thomas, de Saintonge, étaient tous deux de savants artificiers et organisèrent un spectacle tel que les Maures n'en avaient jamais vu.

Un vaisseau de feu, une galère, un arbre voguaient sur le canal et un oiseau voltigeant embrasait tous ces éléments du feu sortant de son bec.

Du haut de sa terrasse, Moulay Ismaël contemplait ces merveilles. Il était fort ému. Il dit qu'il n'y avait que les esclaves qui l'aimaient vraiment, car lorsqu'il accordait des bienfaits aux siens ou à son peuple, ceux-ci au lieu de le remercier en demandaient d'autres, tandis que les captifs chrétiens le ravissaient de leur joie.

Il s'était fait faire dans le jour même un vêtement de drap vert de Bretagne, qu'il trouvait particulièrement beau.

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