Chapitre 10
« Pourquoi as-tu mis tant de poivre dans le chocolat, David ? Je te l'ai dit cent fois : moins de poivre, moins de cannelle. Il ne s'agit pas de fabriquer l'horrible mixture espagnole... »
Angélique se débattait et ne voyait pas pourquoi il lui fallait recommencer l'épuisant labeur d'imposer le chocolat aux Parisiens. Hélas ! elle comprenait qu'elle n'y arriverait jamais tant que ce stupide David s'obstinerait à mettre du poivre en grains et des doses de cannelle écœurantes. De quoi réveiller un mort, de dégoût ! Elle repoussa la tasse avec violence, sentit le liquide la brûler et entendit une petite exclamation désolée. Angélique ouvrit les yeux avec effort. Elle se trouvait dans un lit aux draps blancs entièrement maculés de l'horrible chocolat noir qu'elle venait de renverser. Une femme dont la mantille encadrait un assez joli visage de brune, essayait d'éponger le désastre.
– Je suis navrée, balbutia Angélique.
La femme eut aussitôt l'air enchanté. Elle se mit à parler avec volubilité en espagnol, serra avec effusion les mains de la jeune femme et finit par se jeter à genoux devant une statue de la Vierge vêtue d'or et couronnée de diamants qui trônait sous la lampe à huile d'un petit oratoire.
Angélique comprit que son hôtesse remerciait Notre-Dame d'avoir enfin rendu la santé à la pauvre Française qui n'avait cessé de délirer depuis trois jours, consumée par la fièvre. Après quoi, l'Espagnole appela une servante mauresque et toutes deux changèrent prestement les draps, les remplaçant par d'autres, immaculés, brodés de fleurs et sentant la violette. C'était une sensation stupéfiante que de se retrouver étendue ainsi entre des draps, sous le baldaquin d'un énorme lit aux colonnes de bois doré. La malade tourna la tête avec précaution. Sa nuque était encore engourdie et douloureuse. Ses yeux la brûlaient, inhabitués à la pénombre. Par une fenêtre grillée aux arabesques de fer forgé, l'aveuglante lumière du dehors versait de parcimonieux rayons d'or, dessinant sur le dallage de marbre noir le reflet de la grille. Mais le reste de la pièce, où s'entassaient meubles et bibelots espagnols, deux petits lévriers noirs et jusqu'à un nain aux lèvres lippues déguisé en page, gardait le mystère ombreux du harem. De sourdes détonations par instants se répercutaient jusqu'à ce refuge ouaté de la citadelle et Angélique se souvint : Les canons de Ceuta !... Ceuta, l'extrême pointe de l'Espagne, accrochée à son rocher brûlant et faisant retentir de ses cloches la terre de Mahomet. Les carillons de la cathédrale cent fois meurtrie et écornée par les boulets et la mitraille, se mêlaient encore à l'ébranlement sourd des pièces d'artillerie.
Agenouillée devant son oratoire, l'Espagnole se signait et récitait l'Angélus. Pour elle, le temps était fort paisible, l'écho des canons, un bruit très familier. Son fils était né à Ceuta et maintenant ce « mouchacho » de six années était le premier à courir sur les remparts avec les autres enfants de la garnison, pour injurier les Maures. La haine du Maure était dans le sang de l'Espagnol, dont l'âme et le regard demeuraient tournés vers l'Afrique beaucoup plus que vers l'Europe. L'Andalou se souvenait de l'oppresseur arabe qui lui avait légué son teint brûlé et ses dents blanches, et le Castillan se souvenait de l'ennemi, grignoté pied à pied durant des siècles. L'art de la guérilla, sous un ciel de feu, était inhérent aux deux races. L'audace des Espagnols assiégés les poussait souvent à quitter l'abri des murs pour harceler les troupes de l'alcaïd Ali.
Un groupe de caballeros, casqués d'acier noir, la haute lance au poing, revenait d'une expédition nocturne contre les Maures, lorsqu'ils avaient aperçu deux esclaves chrétiens fugitifs courant vers la citadelle. Ils étaient intervenus, se portant au-devant des Arabes poursuivants et c'était parmi eux que s'étaient écroulés Colin Paturel et sa compagne. Un violent accrochage avait eu lieu. Le groupe enfin s'était retiré à l'abri des portes de la ville, traînant les deux captifs sauvés.
Angélique connaissait assez d'espagnol pour suivre l'essentiel de ce long récit volubile que la dame lui faisait, entrecoupant son débit de blancs regards vers le ciel. La mémoire lui revenait, éveillant tour à tour les cuisantes douleurs de son corps. Elle sentait ses pieds meurtris, couverts d'ampoules et de coupures, la peau de son visage rêche et pelée, la maigreur de son corps amenuisé dans les coussins et elle voyait ses mains brunes comme du pain d'épices, aux ongles cassés.
– Santa Maria ! Dans quel état était-elle, la pauvre dame ! Avec ses loques trempées, ses jolis pieds en sang, ses cheveux dénoués pleins de sable et d'eau de mer ! Pourtant, le fait était si rare d'accueillir une captive évadée qu'on était immédiatement allé chercher M. de Breteuil, l'envoyé du roi de France.
Angélique tressaillit. M. de Breteuil ? Le nom ne lui était pas inconnu. Elle avait rencontré ce diplomate à Versailles. Dona Inès de Los Cobos y Perrandez renchérit à grands cris. « Si, si. » M. de Breteuil était en effet à Ceuta en mission spéciale. Il venait d'y aborder avec le brigantin « La Royale », pour le service de Louis XIV, au secours d'une grande dame qui était tombée, disait-on, aux mains de Moulay Ismaël, au cours d'un dangereux voyage. Angélique ferma les paupières et le battement de son cœur épuisé s'accéléra. Ainsi, le message confié au révérend père de Valombreuze était parvenu à son destinataire ! Le souverain avait entendu l'appel de la transfuge. M. de Breteuil, chargé de pleins pouvoirs et de cadeaux somptueux pour amadouer le seigneur barbaresque devait essayer de se rendre à Miquenez et d'y négocier coûte que coûte la libération de l'imprudente marquise. L'annonce qu'une femme à demi-morte, évadée des harems marocains, se trouvant dans les murs de Ceuta, avait été portée au diplomate français qui s'était rendu au petit couvent des Pères de la Rédemption où l'on avait conduit les malheureux. Le gentilhomme avait eu un geste de recul et de doute devant ces deux créatures arrivées, semblait-il, au dernier degré de la privation... Non, cette misérable esclave ne pouvait être la belle marquise du Plessis-Bellière.
La main d'Angélique doucement glissa près d'elle sur le drap. Elle cherchait quelque chose, une autre main, calleuse et bonne, pour y blottir la sienne. Où était-il son compagnon ? Que lui était-il advenu ? L'angoisse se mit à peser sur son cœur comme une pierre qu'elle ne parvenait plus à soulever. Elle n'osait poser aucune question. D'ailleurs, elle n'avait pas la force de parler. Elle se souvenait qu'il était tombé avec elle, entre les sabots des chevaux espagnols...
*****
Maintenant M. de Breteuil se trouvait devant elle, à son chevet. Les boucles de sa perruque tombaient soigneusement rangées sur son habit de soie brodé de dorures. Le chapeau au creux du bras, il la salua, le pied cambré, le talon rouge bien posé.
– Madame, on m'a porté les plus heureuses nouvelles de votre santé et je me suis empressé de me rendre auprès de vous.
– Je vous remercie, monsieur, dit Angélique.
Elle avait dû s'endormir tandis que l'Espagnole parlait tout à l'heure. À moins que ce ne fût hier... Elle se sentait tout à fait reposée. Des yeux elle chercha Dona Inès. Mais celle-ci s'était retirée, n'approuvant pas la visite d'un homme dans l'appartement secret des femmes. Ces Français ont des mœurs si libres et si légères !...
M. de Breteuil s'assit sur un tabouret d'ébène, sortit un drageoir de ses basques, en offrit à Angélique, et se mit à suçoter des bonbons. Il se réjouissait, disait-il, que sa mission eût connu un si prompt et si complet succès. Grâce – il le reconnaissait – à la vaillance de Mme du Plessis-Bellière qui avait échappé elle-même à la servitude où son inconsciente audace et son mépris des ordres du Roi l'avaient entraînée, il n'aurait pas à dépenser les cadeaux prévus pour Moulay Ismaël. Il pérorait, un rien méprisant et supérieur. Dieu sait que la colère du Roi avait été grande lorsqu'il avait découvert l'inqualifiable conduite de la maréchale du Plessis. M. de la Reynie, responsable de sa présence dans Paris, avait été tancé d'importance et peu s'en était fallu que ce digne et haut magistrat ne fût privé de sa charge de lieutenant de police, à cause de l'incurie de ses services. La Cour – et la police – s'étaient longuement interrogées sur les moyens employés par la charmante évadée pour sortir de Paris. On disait qu'elle avait séduit un policier de haut rang qui l'avait fait passer, déguisée en argousin ?... Mais le plus drôle avait bien été la satisfaction naïve du chevalier de Rochebrune, se vantant devant le Roi d'avoir recueilli Mme du Plessis-Bellière à Malte. Il n'avait rien compris à la froideur dont il avait été l'objet par la suite.
M. de Breteuil pouffa derrière ses manchettes. Son œil curieux – « l'œil rond et bête d'un coq » – se disait-elle, guettait la jeune femme étendue. Il se pourléchait à l'avance des confidences qu'elle lui ferait et qu'il serait le premier à recueillir. Elle semblait encore lasse et comme absente, mais elle retrouverait sa verve sans nul doute. Déjà elle était transformée et il avait peine à reconnaître l'émouvante épave devant laquelle il s'était trouvé quelques jours auparavant. Il raconta. Il l'avait aperçue à demi nue dans ses loques trempées, les pieds sanglants, le teint cireux, les yeux clos marqués d'un cerne mauve. Elle s'abandonnait aux bras d'une sorte de géant hirsute qui essayait d'introduire entre ses lèvres le bol de tisane rhumée préparée par le Frère infirmier du lazaret. En quel état la captivité, chez ces cruels barbares peut-elle réduire des êtres civilisés !...
Seigneur ! Était-ce possible ? Était-ce bien la superbe marquise qu'il avait vue danser à Versailles et que le Roi conduisait par la main le long du tapis vert !... Il ne pouvait en croire ses yeux. Non, ce n'était pas celle pour laquelle Sa Majesté l'avait prié de fréter un vaisseau et de faire appel à tous ses talents de diplomate auprès de Moulay Ismaël. Pourtant quelque chose en cette misérable créature, peut-être ses cheveux et la finesse de ses attaches, le faisait hésiter.
Alors, interrogé, le captif qui l'accompagnait avait dit qu'il ignorait le nom de cette femme mais qu'il savait qu'elle se prénommait Angélique. C'était donc bien elle ! Angélique du Plessis-Bellière ! La très-aimée du roi Louis XIV !
L'épouse du grand maréchal mort à l'ennemi ! La rivale de Mme de Montespan et la parure de Versailles !...
Immédiatement elle avait été conduite chez le gouverneur de la place, Don de Los Cosbos y Perrandez, dont la femme s'était empressée de lui prodiguer ses soins.
*****
Angélique avala péniblement sa salive. La faim et la soif avaient creusé en elle d'étranges réflexes. La vue d'une simple nourriture, fût-ce de quelques bonbons, la faisait défaillir et pourtant aussitôt qu'elle en avait absorbé elle ressentait des malaises.
– Et mon compagnon, qu'est-il devenu ? demanda-t-elle.
M. de Breteuil l'ignorait. Les Pères de la Rédemption avaient dû s'occuper de lui, lui donner à manger et le vêtir décemment. Le gentilhomme se leva et prit congé. Il souhaitait que Mme du Plessis se rétablît promptement. Elle devait comprendre qu'il ne désirait pas s'attarder dans cette forteresse assiégée. Pas plus tard que ce matin un boulet de pierre était venu rouler à ses pieds alors qu'il prenait le frais sur les remparts. En réalité, la place était intenable. On n'y mangeait que des fèves et de la morue salée. Il fallait être ces damnés Espagnols, aussi sauvages et ascétiques que les Maures, pour se cramponner ainsi. Il soupira, balaya le dallage des plumes de son chapeau et lui baisa la main. Lorsqu'il fut sorti elle pensa qu'elle avait lu dans son regard une ironie méchante dont elle ne comprenait pas la cause.
*****
Dans la soirée, Dona Inès l'aida à se lever et à faire quelques pas. Le lendemain, elle s'habilla avec des effets français que M. de Breteuil avait apportés dans ses bagages. La dame espagnole, engoncée de vertugadins et d'énormes paniers « à l'infante », regarda avec admiration et envie les souples satins se draper autour de la taille mince de la grande dame française. Angélique lui demanda des crèmes pour se soigner le teint et la peau. Elle brossa longuement ses cheveux devant un miroir encadré d'angelots qui lui rappelait une vasque d'eau assombrie par le ciel au creux d'un rocher. Elle y voyait, comme alors, sa chevelure presque blanche à force d'être décolorée par le soleil encadrant un pathétique visage de jeune fille, neuve et anxieuse. Elle s'interrogeait, la main posée sur sa poitrine où une ligne dorée soulignait au décolleté la frontière du hâle et de la peau plus pâle. Elle était marquée, oui, profondément. Et pourtant elle n'avait pas vieilli. Elle était autre ! Elle noua un collier d'or pour dissimuler la transition disgracieuse.
Le corset la tenait bien droite. Elle en retrouvait l'armature non sans plaisir. Mais elle avait parfois des gestes instinctifs autour d'elle pour chercher les plis du burnous et le ramener sur ses épaules nues.
Elle examina ensuite son appartement, où de noires tapisseries suspendues ne parvenaient pas à dissimuler les pierres de la forteresse. Mi-casbah, mi-château fort, le palais était, comme toutes les maisons de Ceuta, semblable aux constructions mauresques. Aveugles sur la rue et s'ouvrant sur des patios plantés de maigres cyprès et d'où les colombes avaient fui, effrayées par la mitraille. Seules quelques cigognes se posaient encore au bord des remparts, par habitude ancestrale. Cependant, près de l'appartement d'Angélique, une loggia permettait d'observer les allées et venues de la ruelle étroite descendant vers le port. On apercevait les mâts et les vergues assemblés dans le bassin fortifié, la mer très bleue et, au loin, la ligne rose de l'Espagne.
Penchée, son éventail aux doigts elle regardait vaguement en cette direction, vers le rivage de l'Europe, lorsqu'elle vit deux matelots passer au pied de la maison se dirigeant vers le port. Ils allaient pieds nus, coiffés de bonnets de laine rouge, leurs gros sacs sur l'épaule. L'un d'eux avait des anneaux d'or aux oreilles. La silhouette de l'autre parut familière à Angélique. Qu'évoquaient pour elle ces larges épaules sous l'habit de drap bleu des marins, noué à la taille par une ceinture rayée blanc et rouge ? Ce ne fut qu'au moment où il passa sous la porte voûtée précédant l'escalier du port et que la lumière crue découpa en noir sa haute taille qu'elle le reconnut.
– Colin ! Colin Paturel !
L'homme se retourna. La barbe blonde taillée plus court, sanglé dans ces vêtements de gros drap qui avaient remplacé la chemise et le caleçon haillonneux de l'esclave, c'était bien lui. Elle lui fit des signes véhéments. Sa gorge était tellement serrée qu'elle ne pouvait l'appeler. Il hésita, puis revint sur ses pas, le regard fixé sur la femme en grands atours penchée à la loggia. Elle put enfin lui crier :
– La porte en bas est ouverte. Montez vite !
Ses mains étaient devenues glacées sur son éventail. Lorsqu'elle se retourna, il était déjà là, campé dans l'encadrement de la porte, monté, silencieux et rapide, sur ses pieds nus. Si différent de la vision qu'elle en avait gardé, avec son bonnet, ses lourds vêtements, ses yeux durs et froids, qu'elle fut obligée de regarder ses mains et d'y voir inscrites les émouvantes cicatrices des clous pour le reconnaître.
Quelque chose allait mourir ! Elle ne savait pas quoi mais elle savait déjà qu'elle ne pouvait plus le tutoyer.
– Comment allez-vous, Colin ? demanda-t-elle avec douceur.
– Bien... et vous aussi, à ce que je vois ?
Il la fixait de son œil bleu dont elle connaissait la lumière incisive sous les arcades sourcilières broussailleuses : Colin Paturel, le roi des captifs !
Et il la voyait avec cette chaîne d'or autour du cou, sa chevelure bien rangée, ses amples jupes évasées autour d'elle et son éventail aux doigts.
– Où alliez-vous avec ce sac sur l'épaule ? interrogea-t-elle encore pour rompre le silence.
– Je descendais au port. Je m'embarque tout à l'heure sur le « Bonnaventure », un navire de commerce qui fait voile pour les Indes Orientales.
Angélique se sentit devenir pâle jusqu'aux lèvres : Elle eut un cri :
– Vous partiez ?... Vous partiez sans me dire au revoir !...
Colin Paturel respira profondément tandis que son regard se durcissait encore.
– Je suis Colin Paturel, de Saint-Valéry-en-Caux, dit-il. Et vous... vous êtes une grande dame, à ce qu'il paraît, une marquise !... Une femme de maréchal... Et le roi de France envoie un vaisseau pour vous chercher... N'est-ce pas vrai ?
– Oui, c'est vrai, balbutia-t-elle, mais ce n'est tout de même pas une raison pour partir sans me dire au revoir.
– Des fois, ça pourrait être une raison, dit-il, sombre.
Ses yeux la fuirent et il parut s'éloigner d'elle, quitter la pénombre de la pièce où flottait un parfum d'encens.
– Des fois quand vous dormiez, murmura-t-il, je vous regardais et je me disais : cette petite je ne sais rien d'elle et elle n'en connaît guère de moi non plus. Chrétiens captifs en Barbarie, voilà tout ce qui nous rapproche l'un de l'autre. Mais... je la sens comme moi. Elle a souffert, elle a été humiliée, salie... Mais, elle sait diablement relever la tête. Elle a bourlingué, elle a ouvert les yeux sur le vaste monde. Je la sens de ma race... Et, à cause de cela, je me disais : Un jour, plus tard, quand nous serons sortis de cet enfer et que nous débarquerons tous les deux dans un port, un vrai port de chez nous... avec du ciel gris et de la pluie qui tombe, alors je tâcherai de la faire causer un peu... Et si elle est seule au monde... Et si elle veut bien, alors je l'emmènerai dans mon pays, à Saint-Valéry-en-Caux. J'y ai là-bas une chaumière. Quelque chose de pas grand, mais de gentil, avec un toit de chaume et trois pommiers. J'y ai aussi un magot caché sous la pierre de l'âtre. Peut-être que si le coin lui plaît, alors je m'arrêterai de naviguer... elle s'arrêtera d'errer... Nous achèterions deux vaches...
Il s'interrompit. Sa mâchoire se serra et, se redressant, il eut ce regard hautain et redoutable avec lequel il bravait le cruel Moulay Ismaël.
– Et voilà ! Vous n'êtes pas pour moi. C'est tout !
La colère l'envahissait. Il gronda :
– J'aurais tout pardonné... J'aurais tout accepté de votre passé. Mais pas CELA !... Si j'avais su, je ne vous aurais pas touchée avec des pincettes. Les gens de la noblesse, j'ai jamais pu les souffrir.
Angélique eut un cri indigné.
– Colin, ce n'est pas vrai !... Vous mentez. Et le chevalier de Méricourt... et le marquis de Kermœur ?...
Il eut un furtif regard vers la fenêtre, comme s'il cherchait au delà des remparts de Ceuta-la-Catholique, les murs de Miquenez.
– C'était là-bas... C'était différent. Nous étions tous des Chrétiens, de pauvres esclaves...
Et soudain, il courbait la tête comme accablé, comme s'il portait encore sur ses épaules les énormes pierres dont les chaouchs de Moulay Ismaël l'écrasaient.
– Je pourrai oublier les tortures, fit-il d'une voix lourde, je pourrai oublier la croix. Mais CELA je ne pourrai jamais l'oublier... Vous m'avez chargé, madame, vous m'avez chargé... Et elle savait de quel poids elle avait chargé son cœur et qu'il traînerait désormais avec lui le souvenir de deux voix murmurant dans le silence du désert.
« Je t'aime aussi, Colin.
– « Chut ! Il ne faut pas dire ces mots-là. Pas encore... Tu te sens bien maintenant ?
– « Oui.
– « C'est vrai que je t'ai donné du plaisir ?
– « Oh ! oui, tellement.
– « Dors, mon agneau... »
Les coins de la bouche d'Angélique se mirent à trembler et la haute stature de Colin Paturel s'estompa, parut s'éloigner derrière l'écran de ses larmes.
Il se baissait. Il ramassait son sac, le jetait sur son épaule et soulevait son bonnet de laine en marmonnant :
– Adieu, madame ! Bon voyage !
Il s'en allait.
Non, pas ainsi. Pas avec ce regard hostile et révolté. Colin ! Colin, mon frère !... Elle se précipita dans la galerie, se pencha sur l'escalier. Mais il était déjà en bas. Vit-il en levant les yeux, ses larmes sur ses joues ? Les emporta-t-il, comme un baume, pour panser ses blessures ?
Elle ne le saurait jamais ! Elle resta immobile, la poitrine agitée de sanglots pénibles.
Puis elle s'en alla marcher sur les remparts. Elle ne pouvait plus rester enfermée. Les plafonds bas, les murs pesaient sur elle comme ceux d'une prison. Elle voulait respirer le vent de la mer pour se délivrer de l'oppression. Au large, croisaient des barques barbaresques. Les canons du port défendaient le départ des navires. L'un d'eux s'éloignait, les voiles tendues, d'un blanc de craie sur l'azur du ciel. Était-ce celui qui emmenait Colin Paturel, le roi des captifs, le pauvre marin normand et sa peine ? « C'est bête, la vie ! » se disait Angélique. Et elle pleurait tout bas, les yeux aveuglés par l'éclat des courtes vagues au pied de la citadelle. O, Méditerranée ! Nostra mare ! Nostra madré !
Notre mère. Berceau bleu, vaste sein amer de l'humanité, portant toutes les races, berçant tous les rêves.
Méditerranée, chaudron de sorcière, brassant toutes les passions !... Angélique s'était embarquée sur ses flots trompeurs et elle avait abandonné les lambeaux de son rêve et de son espérance à des mirages d'azur et d'or... Il semblait qu'elle n'eût entrepris ce voyage que pour effacer l'image trop tenace de son mari et, partie pour le faire revivre, découvrir aujourd'hui que jusqu'à son souvenir s'était enfin dispersé en elle. Sur ces rives qui avaient vu s'écrouler tant d'empires, tout retournait en poussière !...
Lasse, elle songeait qu'elle avait assez sacrifié à un impossible but, à une chimère cruelle.
Comme le petit Cantor, victime première, criant « Mon père ! Mon père ! » avant de disparaître sous les flots, elle avait crié « Mon amour ! » mais rien n'avait répondu. Les phantasmes, les utopies, se dispersaient dans le lent mouvement des voiles sur l'horizon, dans l'odeur du café brun et le nom des villes passionnées ou mystérieuses : Candie-le-pirate, Miquenez où les esclaves expirent dans les jardins de Paradis, Alger-la-Blanche. À l'instant, elle pleurait moins sur son échec et sa déception, que sur des souvenirs impérissables de visages qui avaient nom Osman Ferradji, le Grand Eunuque, Colin Paturel-le-crucifié et jusqu'à ce bizarre Moulay Ismaël qui mettait la prière au rang des voluptés. Et jusqu'à ce personnage mince et sombre, Méphisto des mers, le Rescator, dont le mage avait dit :
– Pourquoi l'as-tu fui ? Les étoiles racontent ton histoire et la sienne, la plus extraordinaire histoire du monde !
Dans le lointain, la voix démente d'Escrainville hurlait : « C'est pour toi qu'elle aura son visage d'amante, maudit Magicien de la Méditerranée... »
Mais ce n'était même pas vrai. Une fois encore, le vent trompeur avait brouillé tous les destins, et son visage d'amante elle ne l'avait offert qu'à un pauvre marin qui l'emportait désormais comme un trésor volé au cours de la plus incroyable des aventures. Tout était brouillé, tout était remis en question. Cependant Angélique commençait à percevoir une vérité dans ce chaos. La femme qu'elle avait contemplée dans la vasque d'eau, celle qui s'était lavée à la source de l'oasis et qui avait dressé au clair de lune son corps rajeuni, n'avait plus rien de commun avec celle qui, moins d'un an plus tôt, affrontait Mme de Montespan sous les lambris de Versailles.
C'était alors une femme déjà touchée de corruption, avide, rouée, flairant l'intrigue, à l'aise parmi les eaux troubles. Son esprit s'était obscurci à force de se commettre avec tant de repoussants personnages.
À ce seul souvenir une nausée la saisissait, une envie de vomir. Jamais, se dit-elle, jamais elle ne pourrait se retrouver parmi EUX ! Elle s'était lavée et purifiée à respirer l'air embaumé des cèdres. Le soleil du désert avait brûlé les herbes vénéneuses. Maintenant elle LES verrait toujours tels qu'ils étaient ; elle ne pourrait plus supporter d'affronter la stupidité vaniteuse inscrite sur la face d'un Breteuil et faire l'effort d'y répondre avec politesse.
Certes, elle irait chercher Florimond et Charles-Henri, et ensuite elle partirait. Oui, elle s'en irait !...
Où cela ?...
Seigneur, ne pourrait-on créer un monde sur cette terre où un Breteuil n'aurait pas le droit de mépriser un Colin Paturel, où un Colin Paturel n'aurait pas à se sentir humilié par son amour inaccessible pour une grande dame de la Cour ?...
Un nouveau monde où ceux qui posséderaient la bonté, le courage, l'intelligence, seraient placés en haut, où resteraient en bas ceux qui en seraient dépourvus ? N'y aurait-il pas une terre vierge pour accueillir les hommes de bonne volonté ? Où, Seigneur ?... Sur quelle terre ?...
Elle revint en méditant. Elle parlerait ce soir à M. de Breteuil. Le Roi avait envoyé un vaisseau pour la chercher. Dans un mouvement de panique et pour échapper à une situation sans issue, elle avait fait appel à lui. Il ne s'était pas dérobé. Mais Angélique ne voulait pas voir se refermer sur elle les tenailles d'un piège ancien. Se trouvait-elle engagée vis-à-vis du Roi ? Elle décida que rien n'avait encore été formulé à cet égard. À peu de choses près, les pièces de l'échiquier pouvaient se retrouver placées de la même façon que l'année précédente. Sans plus attendre, le soir même, elle avertit le diplomate français qu'elle ne pensait pas devoir le retenir à Ceuta plus longtemps. Elle-même pour sa part y prolongerait son séjour, sa santé étant encore défaillante, mais M. de Breteuil pourrait rentrer en France et avertir le Roi de la bonne réussite de sa mission. Encore qu'il n'eût pas à faire les dépenses prévues puisqu'elle avait pu échapper elle-même à Moulay Ismaël, elle n'en demeurait pas moins très reconnaissante à Sa Majesté de son incroyable bonté à son égard. Le diplomate eut un sourire mince et la regarda en jubilant de joie mauvaise. Il ne l'avait jamais aimée. Il se souvenait que lors de l'ambassade de Bachtiari Bey elle avait réussi là où lui-même et ses collègues avaient échoué et le Roi ne s'était pas privé, à cette occasion, de les traiter de maladroits.
Il dit que Mme du Plessis-Bellière se méprenait. Croyait-elle que Sa Majesté n'avait pas conçu une profonde rancœur à son égard ?... L'exemple était rare d'une désobéissance aussi ouverte et il n'était pas dans les habitudes du Roi de prendre à la légère une façon d'agir proche de la rébellion. Mme du Plessis-Bellière, par son influence, ses nombreuses relations, sa place de premier plan à la Cour, était une personnalité trop importante pour que ses actes n'entraînassent pas de désastreuses réflexions. On avait ri sous cape du « bon tour » joué au Roi et les pamphlétaires de Paris s'en étaient donné à cœur joie de mettre en couplets l'évasion mystérieuse de la belle amazone. Autant de contrariétés que le Roi n'était pas prêt à pardonner facilement...
Si son incroyable générosité l'avait certes poussé à venir au secours de celle qui s'était mise dans une si triste situation, il ne convenait pas à sa dignité de souverain de passer l'éponge facilement. Et la prudence lui conseillait de se méfier d'une personne qui rééditait, hélas ! la scandaleuse conduite des frondeuses de jadis... Angélique, outrée, coupa net la mercuriale.
– Eh bien, raison de plus pour ne pas abuser de la générosité de Sa Majesté. Retournez en France, monsieur. Je rentrerai par mes propres moyens.
– Il n'en est pas question, madame.
– Et pourquoi ?
– Parce que j'ai ordre de vous arrêter, madame, au nom du Roi.
FIN
1 Sa charge.
2 10 livres françaises de l'époque ou 3 piastres turques.
3 Salé était le principal port des corsaires marocains, se trouvant fort proche du Rabat actuel.
4 Personnage religieux qu'on nommait aussi marabout.
5 Agadir, l'ancien Santa-Cruz portugais.
6 Père-protecteur : du grec papyros. On désignait ainsi les prêtres orthodoxes.
7 Femmes du Paradis musulman.
8 Attention ! Vite !
9 Shoudi : juif en arabe.
10 Pour le traducteur : angélique, adjectif, signifie qui possède la vertu d'un ange.
11 Xauen