Le bimoteur tournait lentement au-dessus du point jaune minuscule, submergé presque en permanence par les vagues grises de l’Atlantique. C’était un vieil amphibie Catalina de la seconde guerre mondiale distribué par les Américains aux Russes au titre de prêt-bail, dont on avait à la hâte effacé les marques nationales. On distinguait nettement, sur les flancs du fuselage et sous les ailes, les traces de peinture gris clair.
À plusieurs reprises déjà, l’appareil avait tenté de se poser. Mais, chaque fois, alors qu’il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres d’altitude, le pilote avait dû remettre toute la puissance. Les vagues trop fortes auraient brisé le fuselage à la seconde où il aurait touché l’eau.
Une fois de plus, le Catalina anonyme vira, se plaça le nez au vent et mit le cap sur le dinghy de caoutchouc. Volets baissés, hélices au petit pas, il descendait doucement, n’excédant pas 120 à l’heure. Performance remarquable étant donné les rafales de vent et l’état de la mer.
Otto Wiegand, le naufragé dans le dinghy, leva la tête et la rabaissa aussitôt. Le bimoteur fonçait droit sur lui, en se dandinant légèrement, semblant raser la surface agitée de la mer. Une exclamation furieuse lui échappa. Cette fois, il allait parvenir à se poser. Il n’aurait plus le choix qu’entre la mer glaciale et les autres. Nerveusement, il agrippa la crosse du Mauser P-38 glissé à même la peau dans sa ceinture. Mais une énorme vague déferlait sur le dinghy et Otto Wiegand s’aplatit contre le bordage. De nouveau, ce fut la douche glacée. Quand il releva la tête, grelottant de froid, l’amphibie était passé.
Dans un rugissement de moteurs, il reprit un peu d’altitude et vira. Encore raté. Malgré le froid, Otto Wiegand souffla et se détendit un peu. Maintenant une longue corde terminée par une sorte de filet à très grosses mailles pendait sous le bimoteur. Vieille technique pour récupérer les naufragés. Cet appareil pouvait voler à 80 au minimum. Le filet traînait à la surface de l’eau, l’équipage donnait du mou à la corde, le naufragé s’accrochait et on le halait ensuite.
Tournant un peu plus haut cette fois, le Catalina resta au-dessus du canot, comme un gros albatros. Soudain une voix amplifiée et déformée par un mégaphone couvrit le bruit de la tempête :
— Otto Wiegand, Otto Wiegand. Venez avec nous.
C’était hallucinant, cette voix énorme et métallique qui venait du ciel. Malgré lui, l’homme dans le canot leva la tête. Le bimoteur continuait sa ronde. Otto Wiegand tendit le poing, impuissant, puis se boucha les oreilles pour ne pas entendre les mots qui tombaient du ciel dans sa langue natale, lancinants et menaçants.
Ils finiraient bien par se lasser ou par manquer d’essence, à moins qu’ils ne se décident à le tuer. C’était un risque à prendre, mais minime. Tant qu’ils auraient une chance de le reprendre vivant, ils la courraient.
Il ôta les doigts de ses oreilles avec précaution, mais se les reboucha aussitôt : la litanie du mégaphone continuait. Comme si on avait jamais pu convaincre un homme comme lui avec des paroles. Ils étaient vraiment naïfs. Sans sa nervosité et son immense fatigue, il aurait écouté tout cela en riant.
Les vagues grises et écumantes submergeaient régulièrement le petit dinghy jaune. À chaque déferlement, Otto Wiegand, assis au fond, le dos à la voile repliée, baissait la tête, fermait les yeux et s’accrochait de toutes ses forces au cordage bordant son canot de sauvetage. En dépit de sa résistance physique, ses dents claquaient de froid et il avait du mal à ouvrir ses yeux rougis par le sel.
Profitant d’une accalmie de quelques secondes, Otto Wiegand découvrit une boîte noire enveloppée d’une toile imperméable posée à ses pieds et tourna un bouton. La lampe témoin du poste de radio ne s’alluma même pas : la mer avait définitivement noyé ses batteries. Après une courte hésitation, le naufragé le jeta par-dessus bord.
Il cueillit au fond de sa poche un morceau de biscuit détrempé et commença à le mâcher. Avec un demi-litre d’eau, c’est tout ce qui lui restait. D’après ses calculs, il devait se trouver à deux cents milles au nord-ouest des côtes de Norvège. Il dérivait vers l’ouest. Si personne n’avait capté ses messages de détresse, il mourrait dans les prochaines quarante-huit heures.
L’idée lui arracha une exclamation de colère. C’était trop bête de se noyer dans cette mer froide et hostile après tout ce qu’il avait traversé, lui, Otto Wiegand.
Pour économiser ses forces, il se recroquevilla encore plus au fond de son esquif, la main sur son pistolet lance-fusée et tenta d’oublier le ronronnement lancinant du Catalina. Avec le temps qu’il faisait, un bateau pouvait passer à cinq cents mètres de lui sans le voir. Il n’osait pas s’endormir. Le destin ne lui offrirait pas deux chances.
Pourtant, sans même s’en apercevoir, il somnola puis se réveilla en sursaut, encore plus transi. L’avion était toujours là.
Il pensa à Stéphanie qui devait l’attendre, bien au chaud à l’hôtel Bristol de Stockholm et une onde brûlante lui traversa le ventre. Qu’allait-elle penser en ne le voyant pas ? Et si elle retournait là-bas ? Il ne la reverrait jamais…
Une pensée qui le rendit ivre de rage. Pour se calmer, il tenta de faire le compte exact des heures qui s’étaient écoulées depuis son départ d’Allemagne de l’Est. Il avait volé le petit Fieseler à huit heures du matin, après avoir abattu la sentinelle qui gardait le terrain.
Normalement, il aurait dû se trouver à Stockholm une heure plus tard… À Stockholm où l’attendait Stéphanie.
Mais tout s’était mal passé. Au bout de vingt minutes de vol le léger avion s’était enfoncé dans un épais rideau de pluie. Otto n’était pas un pilote expert, il n’avait pas osé voler au ras du sol. Ayant volontairement coupé sa radio, il ne pouvait pas savoir qu’il se trouvait en plein orage magnétique. Son compas totalement déréglé lui avait fait commettre une erreur de quatre-vingt-dix degrés. Affolé de ne voir que la mer après trois heures de vol, il avait finalement capté le radio-phare de Stavanger qui lui avait donné sa position ; il se trouvait au-dessus de l’Atlantique, volant vers l’ouest, vers le large !
Un quart d’heure plus tard, le moteur avait commencé à cafouiller : plus d’essence. Miracle, il y avait un dinghy à bord. Le petit appareil s’était disloqué en touchant la mer démontée et, sans très bien savoir comment, Otto Wiegand était parvenu à gonfler le canot de sauvetage et à grimper dedans.
Au début, il ne s’était pas affolé. On allait certainement le recueillir ; il avait envoyé plusieurs appels de détresse et continuait à intervalles réguliers sur son émetteur automatique de détresse.
Mais la journée s’était écoulée, la nuit était tombée, sans amener aucun secours. Il avait continué à émettre jusqu’au début du deuxième jour. Presque jusqu’au moment où était apparu le Catalina.
Le bimoteur semblait être le seul à s’intéresser à son sort. Otto Wiegand en aurait pleuré de rage.
Il frissonna. Avec l’approche de la nuit, le froid était encore plus vif. La mer grise et les vagues à perte de vue lui donnaient la nausée. Devant le dinghy un énorme poisson d’un beau noir luisant fit un bond gracieux hors de l’eau et disparut : un requin pèlerin, habitué des eaux glaciales du pôle.
Otto Wiegand savait qu’il ne passerait pas cette seconde nuit. Il serait mort de froid et d’épuisement avant l’aube. Il préférait encore cela au Catalina qui tournait inlassablement au-dessus de lui, son mégaphone maintenant muet.
Le Ragona, minéralier norvégien de quatre-vingt-dix mille tonnes fendait paisiblement les vagues grises de l’Atlantique, au sud de l’Islande. Parti de Montréal depuis une semaine, il atteindrait son but, le port de Riga, en Lettonie, cinq jours plus tard. Indifférent au mauvais temps, inhabituel pour la saison, le gros cargo filait ses douze noeuds, bien assuré sur la mer grâce au poids de sa cargaison de bauxite. Les membres de l’équipage qui n’étaient pas de quart dormaient ou regardaient des revues pornographiques achetées en gros à Montréal. Il n’y a pas beaucoup de distractions à bord d’un minéralier.
Bien qu’à ce voyage, les marins du Ragona aient eu une bonne surprise. À Montréal, la nièce du capitaine Olsen avait embarqué dans une des cabines réservées théoriquement à des passagers. Étudiante en sociologie au Canada, elle avait trouvé ce moyen économique de regagner son pays. Grande belle fille blonde, ses formes moulées par son éternel pull de grosse laine jaune canari et ses blue-jeans avaient déchaîné les passions muettes de l’équipage. Mais son oncle veillait. Sage précaution si on en juge par les oeillades brûlantes qu’elle adressait aux plus robustes des marins. Le capitaine Olsen la gardait le plus souvent possible près de lui.
Elle lisait justement dans le carré des officiers, en face de son oncle, lorsqu’on frappa un coup à la porte.
— Une radio urgente, cria une voix éraillée.
Helga, la nièce du capitaine Olsen, détestait le jeune radio boutonneux qui faisait des gestes obscènes derrière son dos. Elle se fit une joie de faire ressortir sa poitrine en allant ouvrir. Puis, elle le regarda droit dans les yeux avec une expression qui ne laissait aucun doute sur ses pensées. Les furoncles du radio faillirent éclater. Les yeux baissés et l’air sournois, il tendit une feuille de papier au capitaine.
— Un SOS. Au sud-est de notre route, à cent vingt milles environ. Un émetteur automatique de détresse, probablement sur un canot de sauvetage. Les émissions sont très faibles.
Le capitaine Olsen se leva pour prendre une carte. C’était un géant blond dont la tête frôlait le plafond de l’étroite cabine. Son visage placide aux traits un peu lourds n’exprimait que peu d’émotions. Helga penchée sur son épaule, il déplia la carte, les sourcils froncés. Un détour, cela signifiait une perte d’argent et de temps pour l’armateur, donc des reproches pour lui. Mais on peut difficilement ne pas tenir compte d’un SOS quand on est marin.
Follement excitée, Helga trépignait presque sur place. Secouant le bras de son oncle, elle s’écria :
— Oh ! c’est passionnant ! Pourvu qu’on le trouve.
Le radio attendait, la tête baissée, plein de pensées effroyablement lubriques concernant exclusivement la pulpeuse Helga.
— Dites au second de prendre le cap nécessaire, laissa tomber le capitaine. Relayez le message aux gardes-côtes et à Stavanger. Et dites aux hommes de quart d’ouvrir l’oeil, on ne doit pas le voir de loin votre bonhomme.
Le capitaine Olsen regarda sa montre… Étant donné la vitesse du Ragona, ils avaient peu de chances d’atteindre la position du naufragé avant la tombée de la nuit. Le Norvégien pensa avec commisération au malheureux isolé dans la tempête.
— Qu’on pousse la vitesse à quinze noeuds, ordonna-t-il encore, et faites donner un coup de sirène de brume toutes les trente secondes.
Le radio s’éclipsa aussitôt. Helga le suivit de près. Elle courut à sa cabine et se regarda dans la petite glace du lavabo. Son teint bronzé faisait ressortir ses yeux clairs et elle était tout à fait satisfaite de son corps. Au Canada, elle avait eu plusieurs amants.
Le long jeûne involontaire dû à la traversée commençait à l’énerver sérieusement. Elle espérait que le naufragé, si on le trouvait, ne serait pas dans un état trop pitoyable. Au moins, lui, n’aurait pas peur de lui faire la cour.
Elle passa un gros anorak et fila sur la dunette à côté d’un des hommes de quart. Les rafales de pluie réduisaient la visibilité à quelques dizaines de mètres.
Les vibrations des diesels augmentèrent : le minéralier prenait de la vitesse, cap au sud-est.
Ce fut d’abord un son intermittent, irréel et lointain, comme une hallucination auditive. Otto Wiegand, les mains corrodées par le sel cramponnées à son cordage, leva la tête. Mais il ne perçut que le bourdonnement du Catalina. Le son qui l’avait arraché à sa torpeur n’était plus perceptible.
Par moments, Otto perdait conscience. Quelques secondes ou quelques minutes. Depuis une heure, il tremblait sans interruption et des mouches de couleur passaient devant ses yeux.
Un reste d’instinct de conservation l’empêchait de se suicider tout de suite. Bien qu’il soit sûr maintenant que personne n’avait capté son SOS.
Justement, le bimoteur s’éloignait du dinghy. Soudain le son déjà entendu frappa les oreilles de l’Allemand distinctement, grâce à une saute de vent. Une sirène de brume. Après une interruption, l’appel reprit, un gémissement sinistre qui arracha un cri de joie à Otto Wiegand.
Un bateau !
Tremblant d’excitation, il se dressa à genoux si brusquement qu’il faillit basculer par-dessus bord. Ses yeux, brûlés par le sel, y voyaient à peine. Il chercha en vain à percer la brume du crépuscule sans rien apercevoir. Pourtant, la sirène de brume continuait, se rapprochait même.
Otto Wiegand retomba au fond du dinghy, découragé. Et si c’étaient ses ennemis ? Il essaya de raisonner, consulta la boussole fixée au bordage gauche du dinghy : le navire inconnu venait de l’ouest, c’était bon signe. Une nouvelle fois, il se dressa et, bêtement, appela.
Son cri fut avalé par le vent et la mer. Mais la sirène de brume continuait à se faire entendre, à intervalles réguliers. Il lui sembla que l’avion s’éloignait dans la direction du bruit. Otto Wiegand dut se cramponner pour ne pas être éjecté. Il voulait vivre, retrouver Stéphanie à Stockholm. Il allait enfin dire adieu à la peur, vivre comme n’importe qui…
La sirène mugit plus fort. De nouveau, Otto écarquilla les yeux, mais ne vit que les crêtes blanches d’écume.
Maintenant, il était sûr qu’on le cherchait. Le navire inconnu n’avait aucune raison de faire marcher sa sirène en pleine mer. Mais il pouvait aussi passer près de lui sans le voir… Ses doigts gourds eurent du mal à saisir le pistolet lance-fusée. Il n’en avait qu’une. Si elle ratait, ou s’il la tirait trop tôt, il était perdu.
Soudain, une masse énorme troua le crépuscule, venant droit sur lui, à moins d’un quart de mille. Seules quelques lumières piquetaient la coque noire. Le bruit de la sirène déchira les oreilles d’Otto. Fiévreusement, il braqua le pistolet vers le ciel et ferma les yeux. Sa main tremblait tellement qu’il n’arrivait pas à appuyer sur la détente, très dure.
Le navire avançait parallèlement au dinghy et allait le dépasser sans s’en rapprocher plus. Otto Wiegand serra à deux mains la crosse du pistolet et parvint à enfoncer la détente.
Il y eut le bruit sec du percuteur, puis après une fraction de seconde qui dura une éternité pour le naufragé, Otto sentit un choc dans son poignet. Avec un chuintement, la fusée s’éleva rapidement dans les embruns, laissant une traînée rouge derrière elle. Elle monta jusqu’à deux cents mètres puis explosa en une gerbe écarlate qui illumina la silhouette du grand minéralier.
Aussitôt, la corne de brume hulula longuement. Le navire ne ralentit pas immédiatement mais Otto Wiegand savait qu’on l’avait vu. Le coeur battant, il vit la masse du navire disparaître lentement dans l’obscurité. Il lui fallait au moins deux milles pour stopper et faire marche arrière. Avec le retour, soixante agonisantes minutes.
Otto Wiegand jeta le pistolet et se recroquevilla au fond du dinghy. Malgré lui, ses dents claquaient de froid.
Le Catalina tournait maintenant au-dessus du minéralier, permettant à l’Allemand de repérer dans l’obscurité la position du navire sauveteur. Les minutes s’écoulaient, interminables.
Après un laps de temps qui lui sembla une éternité, il perçut le halètement lent des machines.
Le navire revenait.
Tout à coup des projecteurs d’un blanc éblouissant balayèrent la mer. La sirène mugissait à petits coups, comme pour signifier à Otto Wiegand de se manifester. Il cria, de toute la force de ses poumons.
Enfin, le pinceau de lumière se posa sur le dinghy et ne le lâcha plus. Otto se laissa tomber au fond du canot, sans forces.
Des cris amplifiés par un mégaphone lui firent lever la tête. L’énorme coque, lisse comme une paroi de verre, était à quelques mètres de lui. Le long du bastingage, éclairés par des projecteurs, des hommes hurlaient dans une langue inconnue, en lui adressant de grands gestes.
On lança une corde qui tomba à plusieurs mètres en avant du dinghy. Otto Wiegand faillit plonger puis se ravisa. Il n’avait plus la force de nager.
Un second cordage fouetta l’eau à moins d’un mètre de lui. Réunissant ses ultimes forces, il se pencha et parvint à la saisir. Mais il fallut près de cinq minutes à ses mains tremblantes pour se l’attacher solidement autour du corps, en une sorte de harnais improvisé. Lorsqu’il y fut parvenu, il agita faiblement le bras droit. Aussitôt, il se sentit arraché du dinghy. Il heurta la coque assez violemment, tournoyant dans l’obscurité, puis ses mains rencontrèrent d’autres cordages et s’y accrochèrent. Ses sauveteurs avaient placé le long de la coque un gros filet comme celui qui pendait sous le Catalina. Tiré par la corde, Otto s’agrippa au filet et commença à monter, encouragé par les cris de l’équipage.
Maintenant qu’il était sorti du dinghy, il avait encore plus froid. Plusieurs fois, il faillit lâcher prise. Enfin, une poigne solide le saisit sous l’aisselle et un géant rouquin le hala littéralement sur le pont. Il s’effondra sur la tôle glaciale, secoué de sanglots convulsifs.
Il perçut à peine les cris de joie. On l’enveloppa dans une couverture. Puis ce fut la chaleur d’une pièce bien chauffée, violemment éclairée. Il continuait à claquer des dents. On força le goulot d’une bouteille entre ses lèvres. Il vomit les premières gorgées d’alcool puis parvint à en avaler quelques gouttes qui lui semblèrent du feu. À demi inconscient, il sentit qu’on le déshabillait, qu’on lui frottait tout le corps. Il voulut murmurer des paroles de remerciement mais ses lèvres bougèrent sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.
Il perdit connaissance, juste au moment où le marin qui lui ôtait son pantalon faisait tomber un objet lourd de sa ceinture : le Mauser P-38 à qui il devait sa liberté.
Otto Wiegand se réveilla dix heures plus tard. Il eut du mal à ouvrir ses yeux encore irrités. D’abord il se demanda s’il était vraiment éveillé. Une grande fille aux cheveux blonds et courts, moulée dans un pull jaune canari, le regardait en souriant, debout près de la couchette.
Sa première pensée consciente fut qu’elle ne portait rien sous son pull de grosse laine. Détail inattendu : ses ongles étaient longs et rouges. Dès qu’elle le vit ouvrir les yeux, elle se pencha sur lui et dit en mauvais anglais :
— Vous vous portez mieux ? Je suis Helga Olsen, la nièce du capitaine de ce navire. Il paraît que je dois vous servir d’infirmière.
Otto Wiegand regarda cette belle femelle sans le moindre désir. Il était encore trop fatigué. Mais sa vieille habitude des êtres humains lui disait que celle-là ne devait pas être difficile à cueillir.
— Où suis-je ? demanda-t-il.
— Sur le Ragona, d’Oslo.
Il eut un sourire de soulagement. Le destin ne lui avait pas joué de mauvais tour. La cabine était assez grande et très propre. À côté de sa couchette il y avait un lavabo et une petite armoire. Les parois étaient peintes en jaune. En face, il y avait une seconde couchette vide. Deux gros conduits de ventilation soufflaient de l’air frais et un des deux hublots était à demi ouvert. On se serait cru sur un navire de croisière. Otto Wiegand vit ses vêtements soigneusement pliés sur l’unique chaise. Il était nu sous sa couverture.
— Où allons-nous ? demanda-t-il en se redressant.
La jeune fille s’assit sans façon sur le lit, et il put respirer son parfum.
— À Riga, en Lettonie.
— À Riga !
Il avait crié malgré lui.
D’un coup sa fatigue s’était évanouie. Elle le regarda, surprise.
— Trois jours, c’est très vite passé. Je m’occuperai de vous.
Ses yeux clairs le regardaient un peu trop fixement. Mais Otto n’y prêta aucune attention.
— Nous nous arrêtons en route ? interrogea-t-il anxieusement.
Elle secoua ses boucles blondes.
— Non.
Les yeux bleus délavés de l’Allemand n’avaient plus aucune expression. D’un geste machinal et habituel, il passa la main gauche dans ses cheveux blonds et clairsemés. Seul signe évident de son âge. Les traits énergiques de son visage n’étaient pas empâtés et la bouche mince s’ouvrait sur des dents blanches et bien rangées. Otto Wiegand n’était pas beau mais dégageait une impression de force brutale et dangereuse, terriblement attirante pour beaucoup de femmes.
— Je ne veux pas aller à Riga, dit-il brutalement. Où est le capitaine ?
Dépitée, elle se leva.
— Je vais l’appeler.
Elle sortit en claquant la porte. Otto Wiegand sauta de sa couchette et s’habilla rapidement. Il finissait de laver son visage envahi par une barbe de trois jours lorsque, après un coup bref, la porte s’ouvrit sur la silhouette gigantesque du capitaine Fred Olsen.
Sa casquette frôlait le plafond. Il resta debout, massif et rude, fixant Otto Wiegand sans aménité. Ses traits épais mais réguliers, avec, lui aussi, des yeux très clairs, lui donnaient une certaine beauté. Il avait l’air têtu et sans finesse.
— Vous avez demandé à me voir ? fit-il en anglais.
Gêné par la différence de taille, Otto se rassit sur la couchette et interpella le Norvégien :
— Capitaine, il faut me débarquer quelque part avant Riga. Je suis un évadé politique de l’Est.
Fred Olsen ne broncha pas.
— Je ne relâche pas avant Riga, dit-il lentement et je ne peux pas détourner ma route sans l’autorisation de mon armateur, M. Haraldsen.
Il avait à peine fini sa phrase qu’un coup léger fut frappé à la porte de la cabine. Un marin entra, et, sans regarder Otto Wiegand, alla jusqu’au hublot ouvert, ôta la barre de cuivre qui le maintenait à l’horizontale et le ferma. Puis avec une clé carrée, il le verrouilla dans cette position. Ensuite, il s’éclipsa.
Sans qu’il sache pourquoi, ce manège sembla bizarre à Otto Wiegand.
— Eh ! que se passe-t-il ? demanda-t-il. Je vais étouffer…
La grande main du capitaine Olsen montra les manches à air :
— Vous ne risquez rien, la ventilation se fait par ici.
— Et si j’ai envie d’avoir un hublot ouvert ? jeta l’Allemand.
Le capitaine Olsen se frotta la joue du revers de sa main et laissa tomber, sans regarder son interlocuteur :
— C’est moi qui ai donné l’ordre de fermer ce hublot, monsieur, et il le restera.
Suffoqué, Otto Wiegand en resta sans voix. Le Norvégien continua, toujours aussi détaché :
— Il y a un problème à votre sujet, monsieur. Je viens de recevoir un radiogramme de la police de Riga, me demandant de vous mettre sous bonne garde, et de vous remettre aux autorités à mon arrivée dans ce port. Celles-ci ont l’intention de vous faire extrader en Allemagne de l’Est. Vous êtes accusé d’avoir tué un homme pour vous évader de ce pays après y avoir vécu de longues années sous une fausse identité…
Il tira un papier jaune de sa poche, le déplia, l’examina puis demanda à Otto Wiegand :
— Est-il exact que vous vous appeliez en réalité Ossip Werhun, que vous soyez d’origine ukrainienne et que vous ayez appartenu pendant la guerre à la 14e division SS où vous vous êtes rendu coupable de nombreux crimes de guerre ?
Assommé, Otto Wiegand écoutait la voix du Norvégien sans l’entendre.
— Les salauds, murmura-t-il.
Décidé à se battre, il releva la tête et fit amèrement :
— Vous ont-ils dit aussi que, depuis trois ans, j’occupe un poste important au Ministerium fur Staastsichereit[1]. Membre du KPD[2] depuis 1951 ?
Dans sa rage, il avait parlé allemand. Le capitaine Olsen répliqua :
— Oui, ou non, êtes-vous Ossip Werhun ?
L’Allemand leva les yeux au ciel. Comment expliquer à ce brave Norvégien vingt ans de lutte féroce pour la vie ?
— Oui, fit-il d’une voix lasse, je suis Ossip Werhun. Et tout le monde le sait en Allemagne de l’Est. Vous prenez donc les communistes pour des imbéciles ?
Le capitaine Olsen remit son papier jaune dans sa poche :
— Pourquoi portiez-vous un pistolet automatique chargé ?
Otto Wiegand haussa les épaules sarcastiquement :
— Sans cette arme, je ne serais pas ici, capitaine. Vous n’avez jamais entendu parler du rideau de fer ?
— Si vous reconnaissez être Ossip Werhun, vous êtes donc un criminel de guerre, fit le Norvégien, têtu comme une mule.
Pour le capitaine Fred Olsen, tout ce qui venait d’une autorité officielle était forcément vrai…
L’Allemand tenta de garder son calme.
— Je me suis évadé pour des raisons politiques, répéta-t-il. Si vous ne me croyez pas, contactez par radio l’ambassade américaine de votre pays et demandez à parler au responsable du Renseignement. Ils donneraient n’importe quoi pour me voir sain et sauf.
Les Américains, maintenant ! C’était décidément trop compliqué pour le capitaine Olsen. Pas convaincu, il conclut :
— Je ne me mêle pas de ces histoires-là, monsieur. Si la police du pays où je relâche me dit de vous livrer, je vous livrerai. Et si vraiment, vous n’avez rien à vous reprocher, je ne vois pas pourquoi vous avez peur.
Sincère comme un discours au Plénium du Parti, Otto l’aurait étranglé et piétiné, mais il se força à sourire, dégoulinant de haine.
— Y a-t-il quelqu’un qui pourrait vous en dissuader ?
Fred Olsen réfléchit, de bonne foi.
— Mon armateur, M. Haraldsen.
— Câblez-lui, fit Otto Wiegand. Immédiatement. Ou vous risquez de le regretter toute votre vie. Qu’il contacte l’ambassade américaine d’Oslo.
Il eut envie de parler de Stéphanie, puis se ravisa. Il faisait déjà assez mauvaise impression sur Fred Olsen. Ce dernier réfléchissait, le front plissé par l’effort. Il bougea son énorme masse et laissa tomber à regret, la main sur la poignée de la porte.
— Je vais prévenir M. Haraldsen. En attendant, je suis obligé de vous enfermer dans cette cabine. On vous apportera vos repas.
— Vous avez peur que je me sauve à la nage ? jeta Otto Wiegand, malade de rage.
L’autre ne répondit même pas et referma la porte. La clé tourna dans la serrure. Toute cette histoire l’ennuyait prodigieusement. Il n’avait pas la moindre envie de se mettre mal avec les autorités de Riga, où il allait plusieurs fois par an. On lui donnerait un mauvais tour de déchargement, il perdrait des jours entiers et son armateur serait furieux. Néanmoins, comme c’était un homme intègre, il se dirigea vers la cabine radio pour envoyer le message. Son prisonnier n’était guère sympathique, en tout cas.
Resté seul, Otto Wiegand alla jusqu’à la porte et tourna la poignée. Elle résista. De plus, comme elle s’ouvrait vers l’intérieur, il n’avait aucune chance de l’enfoncer. Il était bel et bien bouclé. À genoux sur la couchette, il regarda la mer grise et démontée. Le temps ne s’arrangeait pas.
S’éloignant de la paroi métallique qui tremblait désagréablement sous la vibration des moteurs, il laissa son esprit vagabonder.
Ossip Werhun. Il y avait bien longtemps qu’on ne l’avait pas appelé par ce nom-là. C’était pourtant le sien. Mais il préférait l’oublier…
Ses parents étaient Ukrainiens et, bien que né à Wisenberg en Allemagne de l’Est, il avait toujours parlé ukrainien parfaitement. Si bien qu’en 1942, il s’était retrouvé lieutenant dans l’Organizatzia Ukrainskihk Nationalistiv, l’armée ukrainienne de libération, rattachée à la 14e division SS. Officiellement, il avait été « réquisitionné » par les Allemands. En réalité, comme pas mal d’Ukrainiens, traditionnellement antisémites, il en avait profité pour s’offrir une orgie de pogroms et de massacres, sous l’abri des trois couronnes d’or entourées de lions sur fond d’azur du drapeau ukrainien.
Son chef direct était le sinistre Stephan Bandera, digne successeur de Petlioura et de ses cosaques. Pendant deux ans, Ossip Werhun avait participé à la « pacification » de l’Ukraine…
Ses jeux les plus innocents consistaient à pendre un juif nu au-dessus d’un feu, à lui couper de larges tranches de viande qu’on faisait griller sur le même feu et à tenter de les lui faire manger.
Ou encore à ouvrir le ventre d’une femme enceinte pour y placer un lapin vivant et le recoudre ensuite.
Parfois les Ukrainiens demandaient poliment aux mères juives de tenir leur bébé tandis qu’on leur sciait le cou avec une baïonnette.
Seulement tout a une fin. La Wehrmacht avait reflué et les hommes de Bandera avec. Chaque fois que les partisans russes en attrapaient un, ils l’écorchaient vif et le laissaient, gelé, cloué à une croix.
On comprend qu’Ossip Werhun ait demandé sa mutation sur le front de l’Ouest. Et la germanisation de son nom en Otto Wiegand. Il aurait peut-être coulé des jours paisibles si les hasards de la guerre ne l’avaient fait échouer dans un camp de prisonniers, près de Dachau, filtré par les spécialistes de l’OSS[3] américain qui détenaient toutes les listes de criminels de guerre. Un beau jour Ossip s’était retrouvé devant le général « Wild Bill » Donovan, patron de l’OSS qui lui avait aimablement mis le marché en main : ou on le remettait aux Russes ou il acceptait de repartir volontairement à l’Est pour tenter de se faire dédouaner. Il avait une chance infime de réussir, mais c’était mieux que rien.
Dans ce cas, un jour, on le contacterait. Son nom de code serait Rinaldo. Désormais, il travaillerait pour les Américains. Bill Donovan, à l’époque, était un des rares Américains qui prévoyait la guerre froide et il prenait ses précautions…
Bien entendu, Ossip avait accepté. Il avait toujours eu confiance en son étoile. Une jeep de la Military Police le conduisit un soir jusqu’au rideau de fer. Son officier « traitant » lui serra quand même la main et l’avertit :
— N’oubliez jamais que vous êtes Rinaldo. Il se passera peut-être très longtemps avant que l’on ne vous appelle par ce nom, mais cela viendra… Si vous êtes encore vivant.
Toujours encourageant. Il est vrai que la peau de l’Ukrainien ne valait pas un mark dévalué.
Ce qui le sauva, c’est son culot. Et le fait que les Russes avaient les pires ennuis avec les bandes d’Ukrainiens restés derrière l’armée allemande. Lorsque Ossip se présenta aux autorités russes et expliqua qu’il avait été enrôlé de force par les Allemands dans la Légion ukrainienne, mais qu’il était prêt à se racheter, le major russe qui écouta son histoire rit tellement qu’il en attrapa le hoquet.
Il aurait fallu fusiller Ossip Werhun dans les cinq minutes. Passé ce délai, un jeune officier du KGB découvrit qu’il pouvait rendre de considérables services…
À partir de ce moment, l’Ukrainien se surpassa dans l’abjection. Avec une ténacité digne d’éloges, il se mit à la recherche de ses anciens compagnons pour les dénoncer à l’occupant. Sa tactique était très simple : il arrivait en loques et en sang dans un village, racontant qu’il venait d’échapper aux Russes et qu’il cherchait ses compagnons. Ses camarades de la Sécurité russe se faisaient une joie de le battre consciencieusement avant chaque mission, afin que son rôle soit plus convaincant. Neuf fois sur dix cela marchait, et Ossip n’avait plus qu’à amener les soldats russes jusqu’au refuge de ses amis.
Lorsqu’il. eut épuisé les villages d’Ukraine, il se distingua dans le repérage des éléments contre-révolutionnaires…
Bref, après cinq ans de déloyaux services, lorsqu’il demanda avec une immense humilité sa carte du Parti, on ne vit pas de raison de la lui refuser. Les Russes avaient besoin de gens sûrs en Allemagne de l’Est. Et qui de plus sûr qu’un Ossip Werhun ?
Peu à peu, il gravit les échelons de l’énorme Ministère de la sécurité. Rien ne se passa dans sa vie jusqu’en 1954. Le 20 juillet, il reçut un coup de téléphone anonyme lui fixant rendez-vous dans le cimetière. Il y rencontra un inconnu qui lui dit simplement :
— Bonjour Rinaldo.
Il ne vit jamais deux fois le même courrier. Entre temps, il était devenu un fonctionnaire important de la Sécurité. On le craignait. Personne ne semblait plus se souvenir de son passé. Pourtant, il savait que quelque part, il y avait un dossier le concernant.
Cependant, il n’aurait jamais bougé sans deux raisons. Stéphanie d’abord. Sa secrétaire. Une superbe Allemande pulpeuse et faussement ingénue, de vingt ans sa cadette. Deux mois après son entrée au bureau, elle était devenue la maîtresse d’Otto. À la fin de l’année il l’épousait, fou de sa beauté. Et, brusquement, il en avait eu assez du morne univers communiste. Il avait envie de vivre à l’ouest avec sa jeune femme.
Le second fait s’était passé trois mois plus tôt. Il venait d’être nommé sous-directeur à la Sécurité intérieure et son prédécesseur l’avait mis au courant de dossiers qu’il ignorait. L’homme qui prenait sa retraite lui avait tendu une chemise rose où un seul mot était écrit : « RINALDO ».
Otto Wiegand s’était liquéfié sur place. Mais l’autre avait seulement tapoté la poussière de la chemise en remarquant :
— Ça, c’est un très, très vieux dossier, qui remonte à la fin de la guerre. Nous savons qu’il y a dans nos services un agent américain qui s’appelle Rinaldo. Nous n’avons jamais pu l’identifier. Peut-être serez-vous plus heureux… C’est pour cela que nous n’avons jamais fermé le dossier…
De ce jour, Otto avait décidé de fuir à l’Ouest. Il ne pouvait pas vivre avec cette épée de Damoclès. Un mois plus tôt, il avait averti son contact :
— Je vais passer à l’Ouest, j’ai des informations très importantes sur le réseau communiste en Allemagne de l’Ouest…
Ce qui était la vérité stricte. Otto avait préparé sa fuite. Il n’avait mis Stéphanie dans la confidence qu’au dernier moment. Officiellement, il partait pour quelques jours se reposer, laissant la responsabilité du service à son homologue du KGB, Boris Sevchenko.
Il avait choisi d’aller directement en Amérique. L’Allemagne comptait encore trop de partisans de Stephan Bandera, soutenus par le Gehlen Apparat[4].
Ils risquaient de se souvenir de ses petites trahisons. Et un malheur est vite arrivé…
Le plus dur avait été de se séparer de Stéphanie, même pour quelques jours. Très ouvertement, elle partait pour Stockholm. Et maintenant, il voguait vers l’Est… Ironie du sort.
De nouveau, il se dressa à genoux sur la couchette, mais la nuit était tombée et il n’entendait plus que le bruit des vagues froides de l’Atlantique.