Chapitre IV

La voix était familière et chaude : Steve, le premier secrétaire, féru de noblesse, admirait infiniment Malko. Tout de suite, il s’enquit de sa santé, posa d’interminables questions. L’esprit ailleurs, Malko répondait par monosyllabes. Soudain, il réalisa qu’une imperceptible modification s’était faite dans la voix de son interlocuteur. Il semblait embarrassé, n’ayant plus rien à dire, mais ne voulant pas raccrocher. Une petite lampe rouge s’alluma dans le cerveau de Malko. Sa santé était précieuse à David Wise, mais quand même, tant de sollicitude…

— Dites-moi, demanda-t-il, est-ce que, par hasard, la Blue Cross a décidé de ne plus me rembourser et que je serai enterré dans une fosse commune ?

Steve eut un rire horrifié et nerveux.

— Absolument pas, absolument pas, mais M. Wise m’a chargé de vous demander quelque chose…

— Il veut que j’envahisse la Tchécoslovaquie ?

Nouveau rire, encore plus nerveux. Le malheureux ne savait plus comment s’en sortir…

— C’est-à-dire qu’il désirerait que vous lui rendiez un petit service, fit plaintivement le diplomate…

Il connaissait les « petits services » de David Wise. Cela pouvait aussi bien consister à aller à quatre pattes au pôle Nord…

— Il n’attend même plus que je sois complètement remis sur pied pour me mettre à contribution, remarqua ironiquement Malko.

— Oh ! il ne s’agit pas de cela, coupa Steve. C’est un voyage tout à fait tranquille, au Danemark. De tout repos.

De toute sa bonne éducation, Malko retint un ricanement.

— De tout repos éternel, laissa-t-il tomber. Sinon il n’aurait pas besoin de moi… Enfin, je vous écoute.

Soulagé, l’Américain dévida son histoire :

— M. Wise aimerait que vous vous rendiez le plus vite possible au Danemark, à Skagen très exactement, afin de prendre contact avec un certain Otto Wiegand.

— Qui va m’accueillir avec des grenades, je suppose.

— Absolument pas ! (Steve était sincèrement choqué. Les agents « noirs » voyaient le mal partout.) Vous partez avec une accréditation officielle. (Il insista sur le mot « officiel ».) Votre mission consistera à escorter ce monsieur et à clarifier sa situation vis-à-vis des autorités danoises. Cela ne prendra pas plus de quarante-huit heures et je crois que cette personne sera heureuse de vous voir.

— Ah ! bon, pourquoi ? fit Malko, méfiant.

— J’ai cru comprendre qu’il vient de fuir l’Allemagne de l’Est et qu’il s’agit d’un agent à nous mis en place depuis des années. Un personnage très intéressant, semble-t-il.

Les traîtres sont rarement intéressants. Utiles, mais pas intéressants. Malko garda la réflexion pour lui.

— Quand faut-il que j’aille chercher cette brebis égarée ?

Nouveau silence.

— Il me semble, fit hypocritement Steve, que le navire sur lequel il se trouve touchera Skagen après-demain. J’ai pris la liberté de vous réserver une place en première sur le DC-9 des Scandinavian Airlines qui quitte Vienne demain à 12 h 35 pour Copenhague, vol 816. Vous arrivez à 14 h 10. Il y a une correspondance pour Aalborg, l’aéroport le plus proche de Skagen à 16 h 40, vol SK 207, encore un DC-9, vous avez de la chance.

» J’ai demandé qu’on vous réserve une voiture à l’arrivée. La Scandinavian s’en occupe. Ce sont des gens sérieux. Je serai à l’aéroport pour vous communiquer quelques renseignements confidentiels.

Comme s’il avait lu dans les pensées de Malko, Steve ajouta :

— M. Wise tenait à ce que ce soit vous qui alliez à Copenhague, étant donné l’importance de cette personne.

— J’espère que tout cela se passe discrètement, demanda Malko.

— Oh ! absolument, affirma Steve. Personne n’est au courant.

Un petit mensonge n’a jamais fait peur à un diplomate de carrière.

— Bien, dit Malko. Justement j’avais dans l’idée d’aller à Copenhague acheter quelques porcelaines et un peu d’argenterie. Je les mettrai sur la note de frais.

Steve rit poliment, soulagé, et se confondit en excuses avant de raccrocher.

Malko, retournant dans la bibliothèque, se heurta à Krisantem qui, visiblement, venait d’écouter toute la conversation. Son honorabilité en rodage avait encore des ratés.

— Vous partez pour Copenhague ? demanda-t-il avec un air de chien battu.

Il adorait les voyages, Krisantem, et se morfondait dans les petits Gasthaus de Liezen quand son maître n’était pas là. La perspective de se retrouver seul à nouveau, le minait. Malko eut pitié de lui :

— Je t’emmène, annonça-t-il. Cela te changera les idées. Mais attention, c’est un voyage d’agrément. Tu laisses ici ton Astra et ton lacet et tu te conduis comme un gentleman.

Krisantem aurait juré de marcher sur la tête.


* * *

la blonde hôtesse des Scandinavian Airlines se pencha avec déférence vers le prêtre assis dans la première rangée des premières classes. Le confortable DC-9 venait tout juste de décoller de l’aéroport Leonardo-da-Vinci et tournait au-dessus de la campagne romaine. Les yeux fermés, le religieux semblait méditer.

— Désirez-vous boire quelque chose avant le déjeuner, mon père ? demanda la jeune fille.

— Un White Label, Ancestor, sans eau, répondit le prêtre d’une voix suave et musicale, extrêmement douce.

L’hôtesse marqua un recul imperceptible. D’un aussi saint homme – le chapelet entre ses doigts en faisait foi – elle se serait plutôt attendu à un jus d’orange. Mais après tout, Dieu n’a jamais interdit les plaisirs de la table, et le White Label, nectar des dieux, pouvait aussi être celui de ses serviteurs.

Il avait un visage gris presque terreux, un front bas et dur et surtout d’énormes et monstrueuses oreilles, paraissant faites d’une matière blanche, molle et fragile. Sous certains angles, elles étaient presque transparentes. Ses mains étaient aussi poilues que ses oreilles, puissantes, striées de grosses veines. Une soutane très bien coupée dessinait son corps musclé qui accusait à peine ses soixante ans. Le Père Joseph Melnik avait toujours été extrêmement soigné de sa personne, lorsque les circonstances le permettaient.

Confortablement enfoncé dans son fauteuil, il se préparait à goûter chaque minute des deux heures et demie du vol qui l’amenait à Copenhague. Il voyageait beaucoup depuis la fin de la guerre. On le voyait rarement à Rome et, lorsqu’il s’y trouvait, il rencontrait discrètement dans une des innombrables dépendances du Vatican, des prêtres animant des organisations bien utiles au Vatican, mais officiellement inavouées. Cela allait de l’Opus Dei, le fer de lance de l’Église, à des groupements moins sages. Ceux-ci constituent le SR du Vatican, menant à bien toutes les opérations tendant à favoriser l’Église par des moyens plus brutaux que le prêche. En aidant de près ou de loin, tout ce qui ressemble à un mouvement anticommuniste. En dehors de ces barbouzes en soutane, les avis différaient considérablement sur le Père Joseph Melnik.

Certains de ses plus chauds partisans n’hésitaient pas à mettre un genou en terre, et à lui baiser la main, le considérant comme un saint homme.

D’autres, à vrai dire les plus nombreux, auraient volontiers donné leur bras droit pour le voir pendu à un croc de boucher, ou au moins crucifié.

Dédaignant ces avis divergents, le Père Melnik promenait dans le monde ses immenses oreilles et ses soutanes raffinées, parfois rehaussées de discrets rubans dont il valait mieux ne pas demander la provenance, les gouvernements qui les lui avaient décernés ayant depuis lors été mis au ban de l’humanité.

Certes, le Père Melnik n’était pas en odeur de sainteté à la curie. Un des rares survivants d’une époque où le Vatican avait des alliés à l’odeur de soufre, il était un peu comme le cadavre dans le placard, mais un cadavre bien vivant et remuant. Ses défenseurs se plaisaient pourtant à rappeler, qu’en dépit d’une tendance à l’action directe qui l’avait amené à bénir des opérations tenant plus du génocide que de la communion solennelle, son zèle s’était toujours exercé au détriment des ennemis de l’Église. Sa tendance à mettre dans le même panier les ennemis de Dieu et les siens n’était après tout qu’un péché véniel.

D’ailleurs, il jouissait d’une influence réelle et c’est grâce à son intervention que le pape Pie XII avait offert un puissant émetteur radio à l’ABN – Antibolchevique Bloc of Nations – organisation d’émigrés d’Europe centrale à la réputation assez fâcheuse.

Joseph Melnik avait certes des circonstances atténuantes, n’ayant pas précisément eu la carrière d’un curé de campagne. De nationalité yougoslave, il s’était rallié en 1941 au leader croate Ante Pavelitch, soutenu par les nazis, patron des célèbres Oustachis qui avaient fait du terrorisme leur raison de vivre depuis un quart de siècle.

Grâce à sa fougue, Joseph Melnik s’était hissé au rang de vicaire général des Dolobranis, armée régulière croate ralliée aux nazis, poste cumulé avec celui d’aumônier personnel du poglavnik[12] Pavelitch.

Il entourait de sa paternelle bienveillance les koljaji, unités spéciales qui torturaient et massacraient à qui mieux mieux les ennemis de Dieu, Serbes ou résistants communistes croates. On assassinait les enfants dans les classes, on égorgeait les prisonniers avec de grands poignards à lame recourbée. Sûr de son droit, Joseph Melnik bénissait.

À ses moments perdus, il confessait le bon Ante Pavelitch dont la plus anodine des distractions consistait à se faire apporter par ses fidèles Oustachis des paniers remplis d’yeux humains arrachés à ses ennemis. « Autant de regards qui ne verraient plus le mal », pensait Joseph Melnik.

Les revers de la Wehrmacht l’avaient ramené en Allemagne où le Sturmbahnführer SS Walter Hagen, fort bien avec la droite catholique allemande, l’avait chargé de certaines missions discrètes au Vatican et ailleurs. C’était la grande époque du flirt entre les nazis et certains éléments du Vatican.

Accusé nommément dans la directive russe N° 36 du procès de Nuremberg, Joseph Melnik avait dû à ses contacts de pouvoir quitter librement l’Allemagne en 1945. À Cuba, le dictateur Batista, qui s’y connaissait en hommes, l’avait accueilli à bras ouverts, et le Père Melnik avait relié ses contacts avec Rome.

Hélas ! la prise de pouvoir de Fidel Castro l’avait remis sur le chemin de l’exil.

Il n’avait eu que le temps de sauter dans un avion pour l’Espagne afin d’assurer une mort chrétienne à son ancien chef, Ante Pavelitch, mort dans son lit, dans un couvent dominicain.

Le Père Melnik aurait pu sagement remplir de discrètes missions d’informations à travers le monde, mais le démon de l’action l’avait repris : mitraillette au poing, il avait attaqué en 1962 l’ambassade yougoslave de Bad Godesberg, nid de communistes, à la tête d’un commando de la Confrérie des croisés croates.

Hélas ! les temps avaient changé, et la police ouest-allemande, sans respect pour la soutane, l’avait condamné à cinq ans de prison. Grâce aux efficaces interventions de Rome, il n’avait accompli que le tiers de sa peine. Depuis, le Vatican lui avait demandé de se livrer à des occupations moins voyantes et il se contentait de bénir de tout petits assassinats anonymes. Et de rendre des services divers. La centrale oustachi s’était transportée à Sidney, en Australie, où elle prospérait à l’ombre de diverses organisations catholiques. Ce qui le faisait voyager beaucoup.

Mais le voyage au Danemark n’était pas comme les autres. Pour une fois, Joseph Melnik faisait passer ses intérêts avant ceux de Dieu.

Il termina son White Label juste au moment où l’hôtesse lui apportait quelques toasts au caviar. La langouste grillée lui parut parfaite, ainsi que le Mouton-Rothschild 1951 qui l’accompagnait. En consultant le menu, il apprit avec attendrissement que les Scandinavian Airlines étaient membres de la Chaîne des rôtisseurs, la plus vieille société gastronomique du monde. Cela se voyait. N’étant que peu sensible au charme des hôtesses, le Père Melnik se rattrapait sur la nourriture.

Profitant d’un moment d’inattention de son voisin, il déboutonna trois boutons de sa soutane et en extirpa un gros pistolet automatique Luger P-08 glissé sous sa ceinture de flanelle, qui lui comprimait douloureusement l’estomac, et le fit passer dans une poche de côté.

Bénie par un évêque margrave, cette arme remplaçait avantageusement le goupillon dans bien des circonstances.

Le Père Melnik se fit encore servir un peu de White Label, accepta un cigare et murmura rapidement une prière. En dépit du confort parfait du DC-9 des Scandinavian, qui glissait silencieusement à dix mille mètres au-dessus des Alpes, et des soins dont l’entourait l’hôtesse, il avait hâte d’arriver à Copenhague.

Il avait rangé soigneusement dans son portefeuille en crocodile la coupure de presse de la veille relatant l’aventure d’un évadé du rideau de fer, Otto Wiegand, qui voguait en ce moment vers le Danemark. Dans l’article, on mentionnait aussi l’ancien nom du transfuge, Ossip Werhun. C’est ce patronyme qui avait arraché Joseph Melnik aux délices romaines.

Ossip et lui avaient partagé des moments difficiles dans les premiers mois de 1945, lors de l’écroulement de l’Allemagne. Ils avaient été séparés, et, depuis ce jour, Joseph Melnik était persuadé que son compagnon avait péri.

C’est le doigt de Dieu qui lui avait fait ouvrir ce journal. Une fois de plus la Providence lui venait en aide.

Il faut reconnaître que le voyage du Père Melnik n’était pas uniquement motivé par la joie de serrer un vieux camarade dans ses bras.

En novembre 1944, Ossip Werhun et lui s’étaient livrés à une petite excursion en Suisse, très exactement à Vaduz, au Liechtenstein, mandatés par l’ARANHA, l’organisation de soutien aux SS. Ils avaient déposé dans les coffres de la Société vaduzienne de Dépôts vingt-cinq millions de dollars en diverses monnaies, avant de regagner l’Allemagne.

Depuis, il avait souvent pensé à ces dollars. Il connaissait le numéro du compte, ceux qui lui avaient confié cet argent étaient morts et, pour toucher les vingt-cinq millions de dollars, il ne manquait qu’une chose : la signature d’Ossip Verhun à côté de la sienne, comme lors du dépôt. Les gens de l’ARANHA n’étaient pas fous.

Cela valait bien un voyage au Danemark.

Perdu dans ses pensées, le Père Melnik n’avait pas vu le temps passer. La voix douce de l’hôtesse annonça :

— Il est 16 h 10 et nous allons atterrir à Copenhague dans quelques instants. Veuillez attacher vos ceintures.

Le DC-9 des Scandinavian Airlines vira gracieusement et le Père Melnik aperçut le dôme verdâtre de l’église consacrée à l’évêque Absalon, grand pourfendeur d’infidèles au XIIIe siècle.

Heureux présage.


* * *

Il faisait une chaleur à mourir sur le terrain de Tel-Aviv. Le mois de juin en Israël découragerait n’importe quelle invasion arabe, à lui tout seul.

Un super-DC-8 des Scandinavian Airlines, aligné près d’un Boeing d’El Al, ressemblait à un homard en train de cuire sous le soleil. Le Boeing était presque vide. Les Arabes ayant pris la mauvaise habitude d’attaquer les avions de la compagnie israélienne à la mitrailleuse ou à la grenade, dans des aéroports étrangers, le coefficient de remplissage s’en ressentait fâcheusement. D’autant qu’on ne pouvait demander aux passagers normaux de porter une cotte de maille en plus du gilet de sauvetage…

Aussi le jet des Scandinavian Airlines était-il bondé. Un haut-parleur annonça en hébreu :

— Les passagers à destination de Zurich et Copenhague, vol Scandinavian Airlines 333, sont priés de se présenter à la porte N° 6 pour embarquement immédiat.

Sagement, sa petite carte verte à la main, Yona Liron se leva et prit la file. Elle avait le coeur serré. Depuis 1948, c’est la première fois qu’elle quittait Israël. Autour d’elle, des familles partaient en vacances en Scandinavie pour fuir le terrible été israélien. L’hôtesse de la Scandinavian prit sa carte et lui souhaita :

— Bonnes vacances !

Yona se força à sourire. Drôle de vacances. Si ses compagnons de voyage avaient su le motif de son déplacement…

Elle prit place dans le gros jet, à la place 17F, un hublot, fut agréablement surprise par la largeur des sièges et attacha sa ceinture, puis posa son sac sur les genoux. Elle avait peur et fut soudain prise d’un tremblement convulsif. Elle agissait comme une somnambule depuis deux jours. Exactement depuis qu’elle avait lu l’histoire de Ossip Werhun dans le Yedioth Aharonuta.

Yona ferma les yeux : est-ce qu’il allait la reconnaître ? Il n’y avait rien de commun entre la petite fille de douze ans efflanquée et affamée et la jeune femme bronzée et bien en chair qu’elle était aujourd’hui.

Et lui, allait-elle le reconnaître ? Il ne serait pas en uniforme cette fois, il aurait vieilli. Peut-être était-il chauve ? Elle tenta de l’imaginer sans cheveux et n’y parvint pas. Le super-DC-8 commença à rouler sur la piste.

Une immense tristesse envahit Yona Liron. Brusquement, elle se retrouvait au fond de la forêt de Rovno, avec les fosses grandes ouvertes. Toute sa famille était là. Ils savaient qu’ils allaient mourir. L’homme qui avait décidé de leur sort se tenait près de la plus grande des fosses. Le regard clair de ses yeux bleus ne cillait pas lorsque éclataient les salves. Il portait sur sa manche l’écusson en forme de trident des partisans de Bandera. Son nom était connu dans toute la région. Ils s’appelait Ossip Werhun.

Brutalement, un ami avait poussé Yona sur un tas de cadavres au moment où son groupe s’ébranlait vers le lieu de l’exécution. Elle s’était laissé faire, trop fatigués pour lutter, avait entendu les salves qui tuaient ses parents et ses soeurs, abrutie de douleur. Plus tard, à la nuit, elle s’était enfuie dans les bois. Des partisans l’avaient recueillie. La suite était une longue histoire, qui l’avait conduite en Israël.

Mais elle avait toujours essayé de retrouver Ossip Werhun. Après la guerre, elle avait écrit des dizaines de lettres, sans résultat. Peut-être était-il mort. Peu à peu, son souvenir s’était effacé. Une fois par an, l’anniversaire du jour de la forêt, Yona pensait à lui. Jusqu’à cet article de journal.

Il lui avait fallu quarante-huit heures pour réunir l’argent du voyage. Car elle n’avait pas hésité une seconde. Elle n’aurait pas pu vivre, sans rien faire.

Le gros jet des Scandinavian Airlines s’arracha du sol en grondant. Yona murmura une courte prière. N’ayant pas l’habitude de voyager, elle ignorait si les douaniers fouillaient les sacs. Elle aurait du mal à expliquer la présence du gros pistolet UZI et des deux chargeurs.


* * *

Le DC-9 des Scandinavian Airlines décolla sans une secousse et commença à monter lentement au-dessus de Vienne, tournant immédiatement vers le nord. Malko, encore mal réveillé, s’était à peine rendu compte du décollage. À côté de lui, Krisantem, regardait de tous ses yeux l’hôtesse longue et gracieuse comme une gravure de Vogue et s’enfonçait voluptueusement dans le profond fauteuil. Lui qui craignait l’avion comme la police commençait à trouver cela agréable. Encore plus lorsque l’hôtesse se pencha sur lui et lui demanda s’il désirait un peu de champagne avant son déjeuner.

À tout hasard, Krisantem dit « oui ». Cela ne pouvait pas faire de mal. Pourtant, il ne buvait jamais d’alcool.

Il se tortilla dans son fauteuil, guignant Malko du coin de l’oeil. Son parabellum Astra, enfoncé dans sa ceinture, le gênait horriblement. En dépit de ses promesses, il n’avait pas pu résister. Sans son Astra et son lacet, il se sentait tout nu.

Le DC-9 avait atteint son altitude de croisière. Le commandant de bord annonça :

— Nous arriverons à Copenhague à 14 h 10, dans une heure trente-cinq, la température y est de 22°.

Chaleur torride pour le Danemark.

Tout en buvant son champagne, Malko parcourait la note confidentielle que Steve Rosenberg lui avait remis avant le départ. Le curriculum vitae de l’homme qu’il allait retrouver à Skagen.

Édifiant.

Mais pour une fois, cela semblait vraiment être une mission de tout repos. Le transfuge serait ravi d’encaisser cinq mille dollars pour couvrir ses premiers frais et de se faire embarquer à destination des USA, avec les honneurs dus à sa trahison.

Le travail de Malko consisterait à le conduire à l’ambassade américaine de Copenhague qui accorderait le statut de réfugié politique avant même qu’il n’en ait fait la demande, à l’entretenir somptueusement à l’hôtel Royal et à le mettre dans le premier vol des Scandinavian Airlines à destination de New York.

Après, Malko pourrait chercher sa porcelaine ancienne et Krisantem flâner dans les mauvais lieux de Nyhavn.

En attendant, il se concentra sur son foie gras. Finalement, c’était en avion qu’il mangeait le mieux.


* * *

Le DC-9 venait d’atterrir à Copenhague. Il vint se coller sagement contre l’énorme couloir souple permettant aux passagers de passer directement dans l’aéroport, sans crainte des intempéries.

Il faisait un soleil magnifique. Des hôtesses de la Scandinavian sillonnaient le couloir sur leurs trottinettes, comme des gamines déchaînées.

Soudain, une voix féminine demanda en allemand :

Hoheit Malko ?

Il se retourna et crut s’être trompé d’aéroport. La jeune fille qui lui souriait aurait pu être née à Bangkok ou à Tokyo. Très brune, ses yeux en amande étaient légèrement bridés, comme ceux d’une Asiatique. Elle était assez petite, avec des jambes fines, vêtue d’un tailleur clair.

— C’est moi, répondit Malko.

Décidément, il aurait dû mettre ses lunettes noires. Ses yeux dorés le trahissaient toujours. La jeune personne lui tendit une main fine et délicate.

— Je suis Lise Kistrup. Je travaille à l’ambassade américaine au bureau de M. Clark et je dois veiller à ce que votre séjour danois se passe bien. D’ailleurs, je viens à Skagen avec vous…

C’était plutôt une bonne surprise. Lise facilita le passage des bagages et ils se retrouvèrent dans le hall de départ des lignes intérieures. Là, Malko ne put s’empêcher de demander :

— Mais vous êtes vraiment Scandinave ?

Lise éclata de rire.

— Mon grand-père est du Nord, j’ai du sang esquimau et lapon. Pourquoi ? Vous me trouvez laide…

Malko dut la persuader du contraire. Lise semblait très excitée à l’idée du voyage.

— Je suis si contente, avoua-t-elle à Malko. Je m’ennuie dans mon bureau. Au moins, je vais participer à une aventure dont tous les journaux parlent…

Il sursauta :

— Quoi ! Mais je croyais que le secret avait été totalement gardé.

La jeune fille eut un rire frais :

— Pas du tout. Depuis trois jours, les quotidiens norvégiens et danois ne parlent que de cela…

S’il avait eu Steve sous la main, il l’aurait étranglé. Ivre de rage, il demanda :

— Mais qui a lâché cette nouvelle ?

Lise haussa les épaules :

— Je crois que cela vient d’Oslo… Pourquoi, c’est grave ?

— Ça dépend, fit Malko rêveusement.

Toutes les données du problème étaient changées.

Il comprenait pourquoi on avait tenu à tout prix à ce que ce soit lui, une barbouze éprouvée, qui aille accueillir Otto Wiegand, au lieu d’un obscur fonctionnaire de l’ambassade.

La jeune Danoise lui tendit soudain une enveloppe gonflée.

— Voici cinq mille dollars que vous devez remettre à ce monsieur.

Malko empocha l’enveloppe. Les douze deniers de Judas. Décidément, on n’inventait rien sous le soleil.

— Je vous ai contrarié ? demanda Lise.

— Pas du tout, fit Malko, prince-sans-rire, plus on est de fous plus on rit.

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