Si l’odeur du poisson n’avait pas tué depuis longtemps toutes les mouches de Skagen, on les aurait entendu voler dans la salle à manger de l’hôtel Scandia.
Yona Liron mangeait au fond toute seule, l’air sombre et le visage encore tuméfié par sa bagarre. Elle avait quitté Malko sans un mot, comme si rien ne s’était passé entre eux. Il avait vaguement espéré ne pas la voir au déjeuner, sans trop y croire. Maintenant, il était sûr qu’elle n’avait pas renoncé.
À la table voisine, le Père Melnik et Otto Wiegand étaient plongés dans une conversation à voix basse, dont Malko ne percevait pas un mot. L’Allemand boitait ostensiblement et Malko était persuadé qu’il avait confié ses malheurs à son vieux camarade de combat. Rien qu’à voir les regards furibonds qu’adressait l’étrange prêtre à l’Israélienne. Il l’aurait bien exorcisée, moitié goupillon, moitié grenade…
Boris n’avait pas dit un mot à Stéphanie, plus belle que jamais. Sa robe de jersey s’arrêtait où commencent normalement les bas. Chaque fois que Malko levait la tête, il rencontrait ses yeux bleus qui lui souriaient en une invite muette. Et, automatiquement, Otto Wiegand interceptait le regard, ce qui déclenchait quelques bonnes idées de meurtre dans son crâne chauve.
Seul Krisantem échappait à la tension générale. Il avait découvert le hareng de la Baltique et en faisait une effroyable consommation, imité par Stéphanie. Si ces deux-là s’étaient aimés, ce n’aurait pas été mal. Mais le Turc attendait patiemment qu’on lui donnât quelqu’un à étrangler. Éventualité peu probable étant donné la présence des deux Lodens, bovins et satisfaits. Le soleil de juin était revenu, ce qui semblait les ravir. Étant donné que, pour quitter Skagen, il fallait d’abord parcourir cinquante kilomètres en voiture jusqu’à Aalborg, ils n’étaient pas sur les dents. Quant à Malko, Krisantem, Boris et Stéphanie, ils les ignoraient totalement. Ce n’était pas leur boulot. Neutralité, neutralité.
On était samedi matin. Donc rien ne viendrait avant le lundi. Malko en avait une boule au milieu de la gorge. Ils étaient cloués à Skagen. Qu’allait inventer Boris pour achever de rendre fou Otto ?
Le déjeuner tirait à sa fin. Malko jura de sa vie ne plus jamais manger de poisson.
Soudain, il crut être le jouet d’une hallucination. Deux hautes silhouettes venaient de s’encadrer dans l’entrée.
Chris Jones et Milton Brabeck.
Les deux barbouzes jumelles avec qui Malko avait déjà tant de fois travaillé, d’Istanbul aux Caraïbes[15]. Peu portées sur les mots croisés, mais redoutables dans toutes actions directes. À eux deux, cent quatre-vingts kilos environ, la puissance de feu d’un petit destroyer, et le cerveau d’un chimpanzé. Adorant les voyages, à condition de rester dans les pays civilisés, c’est-à-dire dans un rayon de cinq cents kilomètres autour de Kansas City.
Malko se leva et alla à leur rencontre. Chris lui serra la main en lui broyant plusieurs petits os et laissa tomber :
— Ils n’enterrent pas les cadavres dans ce patelin ou quoi ? On aurait dû apporter nos masques à gaz.
Plus prosaïque, Milton était en admiration devant le costume d’alpage bleu de Malko.
— Mais où est-ce que vous trouvez des tailleurs comme ça ? soupira-t-il. Chaque fois que je paie trois cents dollars pour un costard, j’ai l’impression d’avoir acheté un sac de pommes de terre…
Lise, trempée dans le numéro cinq de Chanel, se glissa entre les trois hommes. Les yeux dorés la faisaient fondre.
— J’ai dû attendre l’arrivée de ces deux gentlemen, expliqua-t-elle. Ils sont arrivés ce matin seulement par le vol 912 des Scandinavian. Washington tenait absolument à ce qu’ils vous rejoignent.
Chris et Milton, que l’on qualifiait rarement de gentlemen, éprouvèrent immédiatement un gros amour pour le Danemark. Soudain, l’oeil de Chris devint fixe.
— Tu vois ce que je vois ? demanda-t-il à Milton.
Ce dernier se figea à son tour.
— Le Turc, fit-il. Ça alors !
Krisantem les avait aperçus en même temps. À tout hasard, sa main fila vers sa ceinture, où était niché bien au chaud son vieil Astra.
Chris Jones et Milton Brabeck s’étaient instinctivement écartés l’un de l’autre. Depuis Istanbul, les deux barbouzes et Krisantem ne se portaient pas un très grand amour. Malko n’eut que le temps d’intervenir.
— Messieurs, fit-il, je vous signale qu’Elko Krisantem est à mon service depuis quatre ans déjà et qu’il me donne toute satisfaction.
Il avait frôlé la catastrophe avec les deux Lodens en train de regarder curieusement les nouveaux arrivants.
— Ah ! fit Chris Jones, déçu.
Un de ses rêves avait toujours été de tenir la tête de Krisantem sous l’eau, le temps d’extraire la racine carrée de 185 976.
Quant à Milton Brabeck, il était sincèrement indigné :
— Vous faites confiance à ce type-là, remarqua-t-il. Vous ne vous souvenez pas qu’il a failli vous zigouiller à Istanbul avec son lacet, l’affreux ?
Parodiant le Père Melnik, Malko laissa tomber :
— Dieu recommande le pardon des offenses. Et nous ne sommes pas là pour régler les vieilles querelles. Venez, j’ai un certain nombre de choses à vous expliquer.
Laissant Krisantem veiller sur Otto Wiegand, ils prirent le chemin de l’annexe.
— Messieurs, dit Malko, une fois de plus, je vous demanderai de laisser vos gros pistolets au vestiaire. Il y a peut-être quelque chose de pourri au royaume du Danemark, mais ils n’aiment pas les coups de feu intempestifs.
Ce serait trop bête de se faire expulser du Danemark, en laissant Otto en tête à tête avec Boris et Stéphanie.
Les Danois ont horreur des complications et des cadavres. Depuis Hamlet, c’est connu.
Malko exposa sobrement la situation à Chris Jones et à Milton Brabeck. Les yeux gris-bleu des deux Américains devinrent tout tristes.
— Alors, on ne peut pas faire son affaire au pédé à cheveux blancs ? interrogea Chris.
Calomnie gratuite, Boris réunissant une assez belle gerbe de vices absolument étrangers à l’homosexualité.
— Qu’est-ce qu’on fait ? renchérit Milton.
— Pour le moment, rien, répliqua Malko. Vous vous promenez au bord de la mer et vous regardez les Danoises. On va bientôt pouvoir se baigner, les dernières glaces ont fondu.
Lorsqu’on leur avait annoncé leur départ pour le Danemark, ils étaient tout égrillards à la pensée des belles Scandinaves, ignorant que dès qu’une jolie Suédoise a un peu d’argent elle file droit sur Paris, Londres ou New York.
Mais il ne faut pas décourager les vocations. Ayant expédié les deux gorilles à leurs occupations bucoliques, Malko s’accouda à la fenêtre donnant sur la plage. Le mauvais temps avait complètement disparu et le soleil était presque chaud.
Il allait refermer la fenêtre lorsqu’il aperçut deux personnes marchant sur la plage. Yona et le Père Melnik.
Malko sourit. Décidément, le prêtre prenait des libertés de plus en plus grandes avec la hiérarchie…
Il repoussa la fenêtre et son sourire s’effaça d’un coup. Il venait de se remémorer l’expression du prêtre tandis qu’il déjeunait avec Otto Wiegand. Cruelle et implacable.
Déjà les deux silhouettes s’éloignaient. De ce côté-là, c’était absolument désert… à part de rares couples d’amoureux. Malko jaillit de sa chambre, dévala l’escalier de bois, et prit le sentier menant à la plage. Arrivé sur le sable, il s’arrêta. Le Père Melnik et la jeune femme avaient disparu. Marchant le long des arbustes qui bordaient la plage, se dissimulant de son mieux, Malko partit dans la direction où il les avait vu s’éloigner.
Il s’arrêta au bout de deux cents mètres et écouta. Le grondement des vagues et les cris aigus des mouettes formaient un fond sonore assez intense.
Saisi d’une brusque angoisse, Malko se mit à courir. La plage s’étalait à perte de vue devant lui, sans personne. Où étaient donc Yona et le prêtre ?
Malko courut près d’un kilomètre, puis s’arrêta épuisé. Son poumon droit le brûlait, souvenir de la balle reçue à Hong-Kong. Un voile noir passa devant ses yeux et il pensa s’évanouir. Il se persuada que ses craintes étaient ridicules. Le prêtre devait tenter de la dissuader de ses mauvaises intentions…
Il reprit le chemin de l’annexe en marchant normalement cette fois, cherchant à discipliner les battements de son coeur.
Le bas de la soutane entre les dents afin d’avoir le libre usage de ses jambes, le Père Melnik était en train d’achever son oeuvre de dissuasion.
Assis à cheval sur Yona Liron, il lui maintenait la tête dans le sable. Certes, cela n’avait pas été facile ; elle s’était débattue furieusement, mais il était beaucoup plus fort qu’elle. Il avait hésité à la violer avant, pour faire plus vrai, mais avait conclu que cette formalité pourrait avantageusement être accomplie après la mort, ce qui le déchargerait d’un péché supplémentaire.
Ça l’aurait gêné de se présenter devant son Créateur chargé d’un péché contre la chair…
L’élimination de Yona était apparue à son esprit cartésien comme la solution logique après le récit de l’Allemand. Elle était pour l’instant la seule personne à mettre réellement en danger son magot, puisque aucun des autres n’en voulaient immédiatement à la vie d’Ossip Werhun. L’exécution avait été facile. Il avait abordé la jeune femme à la sortie de la salle à manger, plein d’onction, et lui avait proposé une courte méditation.
On retrouverait son corps étranglé et violenté sur la plage et aucun Danois digne de ce nom n’irait soupçonner un homme de Dieu.
Malko était passé à quelques mètres de lui. Heureusement, c’était à un moment où sa victime ne se débattait pas. Dissimulé entre les branchages, le Père Melnik vit revenir la silhouette en alpaga bleu et décida de faire un dernier effort. Serrant sa soutane entre ses dents à la déchirer, il appuya de toutes ses forces sur la nuque devant lui. Yona griffait profondément le sol devant elle, cherchant une prise. La poussée du père eut l’effet exactement opposé à ce qu’il attendait.
Le sursaut d’agonie de la jeune femme fut si violent qu’elle désarçonna le prêtre qui tomba lourdement sur le côté. La bouche ouverte, elle aspirait désespérément de l’air sans pouvoir crier. Elle tenta d’aveugler son adversaire en lui jetant une poignée de sable dans les yeux, mais rata son but et le sable partit sur la plage. Évitant les griffes de Yona, le Père Melnik replongea sur elle et lui remit la tête dans le sable. Tout était à recommencer, mais, cette fois, il la tiendrait jusqu’au bout. Heureusement, la végétation les dissimulait et si on les apercevait de loin, on croirait à un couple en pleine fornication.
Malko marchait les yeux baissés en contrôlant sa respiration pour effacer la brûlure qui lui déchirait la poitrine. Le soleil était haut ce qui lui chauffait agréablement le dos. De l’autre côté de la plage, des jeunes gens se baignaient déjà.
Il passa une tache de sable plus sombre que celui de la plage sans y prêter attention, puis, s’arrêta, pris d’une inspiration subite.
Cette tache n’y était pas cinq minutes plus tôt, il en était sûr. Malko avait une mémoire visuelle fabuleuse. Il pouvait apercevoir quelqu’un le temps d’un éclair et s’en souvenir trente ans plus tard. Tout en courant sur la plage, ses yeux analysaient le paysage autour de lui. Et cette tache n’y était pas.
Revenant sur ses pas, il s’accroupit et l’examina, prenant quelques grains dans sa main. C’était du sable beaucoup plus foncé, humide.
Cela ne pouvait venir que d’un seul endroit : les bouquets d’arbres touffus à quelques mètres de lui. Intrigué, il se baissa et s’engagea sous la verdure.
Trois mètres plus loin, il se heurta presque au crâne du Père Melnik dont les oreilles gélatineuses tremblaient sous l’effort. Malko vit ses grosses mains disparaissant dans les cheveux acajou et comprit immédiatement.
Dans son existence aventureuse, il avait rarement eu envie de tuer. Mais cette fois, il saisit le prêtre à la gorge avec une joie profonde. Melnik avait compris lui aussi. Instantanément, il lâcha le cou de Yona et chercha à se défaire de l’étreinte de Malko. Mais celui-ci serrait à faire craquer toutes ses cicatrices, animé d’un seul désir : tuer. Empêtré dans sa soutane, le prêtre perdit quelques précieuses secondes. À son tour, il étouffait, les deux pouces de Malko enfoncés dans ses carotides.
À quatre pattes, Yona récupérait, essuyant le sable de sa bouche et de ses yeux.
Fiévreusement, Melnik fouilla sa ceinture et en tira un poignard recourbé, vieux souvenir de l’Ukraine. Malko ne pouvait le voir. Le prêtre chercha l’endroit où enfoncer la lame. Il se moquait des conséquences. Il aurait toujours le temps de filer du Danemark.
Il avait oublié Yona. Elle vit toute la scène, voulut prévenir Malko mais ne parvient à arracher qu’un faible gargouillis à sa gorge.
Alors, elle rampa jusqu’au prêtre, envoya la main entre ses jambes et fit ce qu’on lui avait appris à l’école de close-combat de Tel-Aviv.
Le hurlement du Père Melnik fit s’enfuir certaines mouettes jusqu’en Islande. Tout à coup, la pression des pouces de Malko sur sa carotide lui parut douce à côté des insupportables ondes de douleur qui partaient de son ventre. Il eut une convulsion de possédé et roula sur le côté, évanoui.
Malko et Yona se relevèrent en silence. Le Père Melnik était agité de soubresauts comme une chenille coupée en deux. La jeune Israélienne s’approcha et soigneusement visa une des énormes oreilles transparentes avec le bout de sa chaussure. Le prêtre sursauta sous la douleur. Yona fit le tour de sa tête et fit subir le même traitement à l’autre oreille. Puis visant l’oeil gauche, elle continua. Mais il bougea et la pointe frappa l’arcade sourcilière.
Malko retint Yona qui avait déjà le pied levé.
— Attendez, vous allez le tuer.
Elle était encore si enrouée qu’elle mit plusieurs secondes avant de répondre d’une voix éraillée :
— Bien sûr que je vais le tuer ! Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— À moi, rien, répliqua Malko. Mais je ne voudrais pas que les autorités danoises se posent trop de questions à notre sujet et nous expulsent purement et simplement… Je vous demande de ne plus le frapper.
Le visage bouffi de larmes de la jeune femme était plein d’égratignures. À contrecoeur, elle fit :
— Bon. Vous m’avez sauvé la vie. Mais j’aurais dû serrer plus fort, je le tuais. Merci.
Elle s’éloigna. Malko la regarda partir, songeur. Quelle bonne femme en acier ! Après avoir échappé à une mort affreuse quelques minutes plus tôt, elle était déjà remise.
Il se pencha sur le prêtre. Il avait piteuse allure. Son visage était tout gris, éclaboussé de vomissures et quand Malko voulu le faire lever, il hurla de douleur. Malko rabattit la soutane sur ses jambes poilues et s’agenouilla près de lui. L’autre ouvrit des yeux glauques et les referma aussitôt. Malko le secoua :
— Ne faites pas semblant d’être évanoui, sinon, je vais droit à la police raconter ce que j’ai vu.
— On ne vous croira pas, murmura le prêtre. Je suis un homme de Dieu. Cette fille est une traînée.
— Pourquoi avez-vous tenté de la tuer ?
— C’est un être malfaisant, elle a tenté d’assassiner mon ami sans défense la nuit dernière. J’ai voulu le venger…
Tant de générosité sonnait faux. Malheureusement, Malko n’avait guère le choix. Avant tout, maintenir les autorités danoises hors de ce micmac…
Si Otto Wiegand restait en tête à tête avec sa douce épouse et Boris, huit jours plus tard on le retrouverait de l’autre côté du rideau de fer, même s’il avait droit à une ultime partie de jambes en l’air avant de disparaître dans les oubliettes… Malko aurait donné cher pour savoir la raison pour laquelle le prêtre tenait comme la prunelle de ses yeux à Otto Wiegand.
Dès qu’il vit que le prêtre allait mieux, il se brossa.
— Mais ne recommencez pas, avertit-il, sinon, sécurité ou pas, vous y passez.
Le Père Melnik ne répondit pas. Lorsque Malko s’éloigna, il brossait sa soutane avec un regard de haine.
Malko alla droit à la chambre de Chris Jones. Il trouva le gorille plongé dans la lecture du dernier Playboy.
— Chris, j’ai une mission pour vous, dit Malko.
Soigneusement, le gorille replia la playmate, plein de nostalgie. Où étaient les pulpeuses Danoises ?
— Vous avez vu la jeune femme aux cheveux acajou dans la salle à manger ? Eh bien, à partir de maintenant, vous ne la quittez plus d’une semelle. Au besoin, dormez devant sa porte.
Chris se rembrunit sérieusement.
— Ça ne serait pas plus sûr, dans son lit ?
Il avait sérieusement évolué depuis leur première mission, le bon Chris.
— Si elle ne s’y oppose pas, fit Malko imperturbable, votre mission en sera facilitée. Sinon c’est le paillasson. Et si vous voyez le gros prêtre s’approcher d’elle, je vous autorise à lui donner autant de coups de pied dans le ventre qu’il y a de mois en r dans l’année.
— Au révérend ?
Chris était suffoqué. Membre dévot de l’Église épiscopale, il avait un respect aveugle pour tout ce qui portait une soutane ou une cornette.
— Enlevez-lui sa soutane avant, si cela vous gêne, suggéra Malko.
Lorsqu’il referma la porte, Chris Jones était plongé dans une méditation intense.
Lise Kistrup attendait Malko dans sa chambre. Vêtue d’un pantalon de cuir et d’une blouse en soie, avec de courtes bottes marron, elle ressemblait plus à une starlette qu’à une attachée d’ambassade. Le visage de la jeune Danoise était grave.
— J’ai un message pour vous, depuis ce matin, annonça-t-elle. Il a été transmis directement par David Wise, au téléphone. Il préférait qu’il n’en reste pas de trace écrite.
— De quoi s’agit-il ? demanda Malko, qui connaissait déjà la réponse.
— C’est au sujet de la jeune femme, euh, Stéphanie.
Brusquement, elle rougit. Elle n’avait pas l’habitude de ce genre de choses. Malko lui tendit la perche avec un sourire triste.
— Notre ami pense qu’une élimination discrète nous éviterait bien des soucis, n’est-ce pas ? Débarrassé de la femme qu’il aime, Otto Wiegand n’aurait plus aucune raison de retourner à l’Est.
Lise ouvrit de grands yeux.
— Comment savez-vous ? C’est exactement cela.
— C’est logique : ce que les communistes appelleraient la solution correcte. Et d’autant plus facile à ordonner quand on se trouve à quelques milliers de kilomètres de l’éventuelle victime. C’est pour des petites décisions de ce genre que les Services secrets ont du mal à recruter dans les Universités…
— Qu’allez-vous faire ?
— Que feriez-vous à ma place ?
La jeune fille rougit de plus belle.
— Je ne sais pas. Je ne croyais pas que ces choses-là existaient.
— Elles existent. Mais j’espère que vous ne les verrez pas en application ici.
Elle n’avait plus envie de flirter, Lise. Assise sur le lit, elle chercha dans les yeux dorés de Malko un réconfort, mais n’y vit que le reflet de ses pensées.
Des larmes perlèrent à ses yeux. Elle ne s’était pas imaginé leur tête-à-tête ainsi. Voyant son trouble, Malko vint vers elle et lui caressa les cheveux.
— Allez vous reposer, lui dit-il. Ça ira mieux ce soir. Moi aussi j’ai besoin de me détendre.
Elle sortit après avoir serré très fort la main de Malko.
Resté seul, celui-ci regarda avec envie la photo de son château.
Ce n’était pas au Danemark qu’il y avait quelque chose de pourri, mais un peu partout dans le monde.
L’ultimatum de David Wise le mettait dans une situation impossible.
Éliminer Stéphanie ne posait pas de problèmes insurmontables. Les gorilles, en plus de leur artillerie classique, possédaient une panoplie plus discrète valant largement les pistolets à cyanure des Russes. Mais il se sentait incapable de donner l’ordre, même si cela constituait une faute professionnelle caractérisée…
S’il passait outre et échouait, il risquait d’en supporter les conséquences. C’est-à-dire son élimination définitive du service, sous une forme peut-être désagréable. Car si la CIA transformait en ronds-de-cuir ses agents officiels brûlés, elle n’avait pas les mêmes bontés pour les agents noirs.
C’est toujours tentant d’expédier un agent dans un pays ennemi pour sonder un réseau déjà pourri. D’une pierre deux coups. On teste le réseau et on se débarrasse d’un poids mort sans avoir à payer de pension.
Au mieux, il ne finirait jamais son château de Liezen. Dans son métier, on pardonnait tout, absolument tout. Il pourrait mettre le feu au Vatican, griller le pape et une brochette d’évêques, si le succès s’ensuivait, David Wise ne lui infligerait qu’un blâme léger.
Mais l’échec, ça jamais. Ou alors, il fallait être au moins le directeur de l’Agence. Voir la baie des Cochons.[16]
L’ambiance ne s’améliorait pas, dans la salle à manger du Scandia. Chris Jones grignotait son poisson, tout seul à une table, un oeil sur Yona et l’autre sur le Père Melnik. À chaque occasion possible, il coulait à l’Israélienne un regard aussi langoureux que possible.
Au moins, il prenait son travail à coeur. Malheureusement la jeune Israélienne se montrait assez peu concernée. Elle n’avait d’yeux que pour Otto Wiegand. Et pas précisément les yeux de l’amour…
Milton Brabeck regardait Elko Krisantem avec un dégoût prononcé. Il admettait beaucoup de choses de Malko, y compris ses incursions sexuelles durant les heures de travail. Mais avoir pris à son service un ex-tueur à gages communiste, même pas syndiqué, c’était à douter de l’existence de Dieu.
Il faut dire que le Turc rendait bien son antipathie au gorille. Il mangeait le nez dans son assiette, sans dire un mot.
Ignorante de ces luttes intestines, Lise surveillait Malko du coin de l’oeil. Deux verres d’aquavit avaient chassé ses idées noires. Remaquillée et recoiffée, elle ne semblait plus souffrir de son séjour à Skagen.
Bien au contraire.
— Demain, c’est la Saint-Jean, annonça-t-elle après avoir avalé ses harengs.
— Ah oui ? remarqua poliment Malko.
Lise pouffa espièglement.
— Comment, vous ne savez pas ce que c’est que la Saint-Jean dans notre pays ?
Malko dut avouer son ignorance. La jeune Danoise soupira avec nostalgie.
— C’est le jour le plus extraordinaire de l’année, dit-elle.
— Pourquoi donc ?
Il n’était pas fou de fêtes folkloriques.
— Dans chaque village danois, expliqua-t-elle avec simplicité, on fait un grand feu. Des équipes de volontaires l’entretiennent toute la nuit. Si vous survolez le Danemark ce jour-là, vous avez l’impression qu’il y a des milliers d’incendies dans tout le pays. Les communes les plus pauvres ont leur feu. Et la nuit de la Saint-Jean est la plus longue de l’année. L’obscurité n’est jamais totale, même à trois heures du matin. Ce soir-là, tous les jeunes sont dehors. Beaucoup ne se couchent pas ou du moins pas avant cinq ou six heures du matin…
— Mais qu’est-ce qu’ils font toute la nuit ? demanda Milton, intrigué.
Lise le fixa droit dans les yeux.
— Ils chantent, ils dansent autour des feux et, surtout, ils font l’amour.
Le hareng du gorille resta à mi-chemin de sa bouche. Il en bavait.
— L’amour ?
— Oui, l’amour, répliqua calmement Lise. Cette nuit-là tout est permis. D’ailleurs beaucoup de jeunes filles la choisissent pour commencer leur vie sexuelle. Il paraît que cela porte bonheur. On danse autour du feu avec le garçon choisi et, s’il vous veut, il doit sauter par-dessus les flammes et vous emmener ensuite dans ses bras. Heureusement, il pleut rarement le jour de la Saint-Jean. Car tout le monde fait l’amour dans les champs. C’est plus poétique que dans les voitures.
— Et vous avez fait ça, vous ?
Milton Brabeck était abasourdi.
Lise éclata de rire.
— Oh ! non, moi j’étais à Copenhague. J’ai fait l’amour dans un appartement, les gens entraient et sortaient, sans arrêt, c’était très désagréable.
Milton Brabeck avait de grosses gouttes de sueur au front. Il espérait que ces coutumes barbares ne viendraient pas aux oreilles de son épouse de Kansas City…
— Mais tout le monde fait l’amour ? demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Ce n’est pas obligatoire, précisa Lise, mutine, mais c’est très triste de ne pas le faire. Cette nuit-là, vous pouvez avoir autant d’amants que vous le voulez avant que le jour se lève sans que cela ait beaucoup d’importance. Des amies à moi ont même fait des concours…
— Des concours !
Un ange passa, la face voilée.
— Vous savez, ici, tout le monde prend la pilule, expliqua paisiblement Lise.
— Il y aura un feu de la Saint-Jean à Skagen ? interrogea Malko.
Sous la table, la cuisse de Lise frôla la sienne sans qu’il sache si c’était volontaire. Un peu trop langoureusement, elle répondit :
— Bien sûr ! Je vous y emmènerai, si vous voulez, ajouta-t-elle devant le sourire amusé de Malko.
Ses yeux d’or ne souriaient pas pourtant. Étant donné les dispositions dans lesquelles se trouvait la belle Stéphanie et son physique, la nuit de la Sankt-Hans[17] à Skagen risquait de marquer dans les annales du pays…
Ça serait bien étonnant que Boris ne pensât pas à utiliser ce folklore un peu particulier.
La Saint-Jean au Danemark, c’est assez fabuleux. Pendant douze heures, une orgie sexuelle à l’échelon d’une nation. Pris d’une sorte de frénésie, tout ce qui a entre quinze et trente ans se livre joyeusement aux joies de la fornication bucolique avec comme seul critère le consentement réciproque des partenaires. Il paraît même que nombre de vieilles filles profitent du couvert de l’obscurité pour combler des rêves impossibles à réaliser autrement…
En pensant à cela, Malko en avait des sueurs froides. Stéphanie était de taille à tenir tête à tous les mâles de Skagen. La raison d’Otto Wiegand n’y résisterait pas. Et malheureusement, rien ne pouvait le protéger. Si sa femme avait envie de faire des folies de son corps, ce n’était pas l’affaire des Lodens. Ils trouveraient même cela plutôt bien.
Malko posa les yeux sur Allemand. En trois jours, il avait vieilli de dix ans. Des poches sous les yeux, le teint gris, les gestes mal assurés. Dès qu’il ne se savait pas observé, il regardait Stéphanie avec tantôt des yeux de chien battu, tantôt une expression si féroce qu’on s’attendait à ce qu’il lui sautât à la gorge. Pourtant, ce soir, elle portait une robe relativement modeste, dont le jersey collant dessinait quand même les formes de son corps admirable avec la précision d’un bleu d’architecte. Juste pour maintenir la pression…
Sans qu’il sache pourquoi, Malko était persuadé qu’il ne se passerait rien ce soir-là. D’abord Stéphanie avait des valises sous les yeux, suite de son intermède avec le Danois et devait prendre des forces pour le lendemain, l’hallali. Quant à Otto, il était trop touché pour prendre une initiative.
Il restait le Père Melnik et Yona. Malko faisait confiance à Chris Jones. Quant au Père, il risquait de se tenir tranquille un moment.
Si seulement, il n’y avait pas eu cette odeur de poisson ! Malko fut le premier à se lever de table. Très vite les autres se retirèrent dans leur chambre, laissant les deux Lodens jouer aux échecs dans un coin du bar.
C’était la trêve, le calme qui présage la tempête. Étendu sur son lit, Otto Wiegand rêva jusqu’à une heure avancée de la nuit à ce qu’il ferait à Stéphanie s’il se trouvait avec elle sur une île déserte.
Hélas ! l’étranglement ne venait qu’en toute dernière position, les joies de la chair définitivement épuisées.