Chapitre XI

La pornographie avait beau être en vente libre au Danemark depuis quelques mois, l’orchestre laissa échapper quelques fausses notes lorsque Stéphanie apparut dans la clarté du feu.

Elle dansait toute seule, avec la sûreté d’une strip-teaseuse professionnelle, sur une vague samba, lançant son ventre en avant, tournant furieusement ses hanches, bien plantée sur ses longues jambes. Sa mini-jupe de cuir marron mesurait exactement vingt sept centimètres de haut. Chaque mouvement brusque découvrait le slip blanc de la jeune femme.

Ses seins en poire, un peu lourds, n’avaient pas besoin de soutien-gorge. Son pull de fin cachemire blanc semblait phosphorescent tant il attirait les regards.

Ceux des mâles du moins. Car une bonne poignée d’âmes pures et féminines priaient avec intensité pour que la belle Stéphanie se transformât sur-le-champ en statue de sel ou en petit tas de cendres. Au choix.

Maladroit comme un saint-bernard, le jeune Danois amant de Stéphanie tentait de suivre sa danse endiablée.

Sans trop d’illusions.

Dans tout le Danemark, la sarabande commençait. Il n’y avait plus de classes sociales, plus de soucis, plus d’entraves. Jusqu’à la prochaine aube, tout était permis.

À Skagen, le feu de la Saint-Jean crépitait depuis une heure. Dans l’hôtel Scandia, déserté, Boris Sevchenko sirotait tranquillement un thé vert dans le petit fumoir.

Il avait choisi les vêtements de Stéphanie : il lui avait ânonné sa leçon, prévoyant les conséquences des conséquences. Ce soir, tout reposait sur Stéphanie. Mais, dans ce domaine, Boris avait confiance en elle. Le but était simple : achever de briser Otto Wiegand. Que Stéphanie puisse en faire ce qu’elle voulait, qu’il ne voie plus que par elle, même si son cerveau n’était pas d’accord. Et Boris se moquait bien que les deux Lodens assistent au massacre moral de l’Allemand. Ils n’y verraient que du feu. Ensuite seulement, il pourrait mettre en route la seconde partie de son plan.

Sur le plan philosophique, c’était une excellente occasion de vérifier s’il est vrai que plus les êtres vous font souffrir, plus on s’y attache.


* * *

Malko était assis sur la plage, non loin de l’orchestre, avec Lise. La jeune Danoise avait accentué à plaisir son type asiatique en étirant par un maquillage magistral ses yeux déjà bridés. Quant à sa robe argentée et souple, elle avait dû la voler au rayon fillettes, étant donné sa longueur. À chaque mouvement brusque, elle ne remontait guère plus haut que le ventre. Heureusement qu’elle portait des collants assortis… Tout en se faisant belle, elle avait avalé une demi-bouteille d’aquavit. Ce qui nuisait à son anglais, mais lui donnait par contre une grande liberté de pensée.

Les yeux dorés et la douceur de Malko continuaient de la fasciner.

— Que va-t-il se passer ce soir ? demanda-t-elle.

Malko ne répondit pas. Il aurait bien voulu le savoir. Lui aussi avait fait des frais de toilette. Une chemise de soie abricot à col russe avec un pantalon d’alpaga ton sur ton. Mais c’était vraiment par politesse pour Lise. Si cela avait été en son pouvoir, il aurait bouclé Otto Wiegand dans sa chambre jusqu’au lendemain. Quitte à lui lire les contes d’Andersen toute la nuit.

Mais l’Allemand était là, à quelques mètres de lui, appuyé à un arbre, les yeux fous, fumant cigarette sur cigarette, gai comme un furoncle.

Stéphanie s’offrait si visiblement qu’il faudrait un miracle pour qu’Otto ne se liquéfiât pas avant la fin des réjouissances. Malko la suivit du regard, angoissé. Délaissant son minet, elle dansait avec un géant blond qui avait déjà glissé les deux mains sous son chandail, aussi tranquillement que s’il lui baisait le bout des doigts. Ça promettait.

Abandonnant Lise une seconde, Malko se leva et fonça vers Otto pour tenter de désamorcer la bombe.

— Partez d’ici, dit-il doucement, vous vous torturez inutilement. C’est exactement ce qu’ils cherchent. Ils vont vous rendre fou…

Si seulement l’Allemand avait accepté de dire tout ce qu’il savait tout de suite. La CIA l’aurait bien laissé croupir dans la fosse aux serpents pour le restant de ses jours.

Mais il n’était pas fou, Otto Wiegand. Et les Russes le savaient. Son assurance sur la vie c’était son silence. Eux aussi, aimeraient bien lui poser des tas de questions.

Seulement, si Stéphanie continuait, Freud lui-même n’en tirerait plus rien.

Otto jeta sa cigarette par terre et ses pupilles démesurément dilatées affrontèrent les yeux dorés de Malko. L’orchestre jouait maintenant une valse, étrangement désuète.

— Qu’est-ce que cela peut vous foutre ? cracha-t-il. Ce n’est pas vous qui souffrez. Vous devriez me féliciter. Je me guéris en ce moment, je veux voir jusqu’où elle ira, cette…

Il chercha son mot et se tut. Malko secoua la tête.

— Ce ne sont pas les filles qui manquent ici, suggéra-t-il. Prenez-en une, cela vous changera les idées…

L’Allemand secoua la tête.

— Cela ne me dit rien, plus tard peut-être.

Délibérément, il tourna le dos à Malko et s’éloigna de quelques pas. Il ne voulait pas qu’on s’immisçât dans son petit enfer personnel. Malko retourna s’asseoir près de Lise. Tout le monde dansait maintenant. Une centaine de couples, peut-être. Stéphanie était perdue dans la masse et Malko en fut soulagé pour l’Allemand. L’orchestre jouait n’importe quoi, simple prétexte pour les mâles et les femelles présents de se frotter les uns contre les autres. Il en vit qui dansaient la valse en slow langoureux. À faire se retourner dans sa tombe son compatriote Johann Strauss. Cédant à la muette invitation de Lise, il se leva pour la faire danser.

Seule consolation : il avait vu Chris Jones s’éloigner dans l’ombre avec Yona Liron. De ce côté-là, il n’y aurait pas de surprise. Milton Brabeck s’était héroïquement sacrifié pour rester à l’hôtel afin de surveiller Boris.

Quant au Père Melnik, il gisait au fond de son lit, traumatisé par le traitement brutal que Boris lui avait fait subir.

Quand même un peu amer, Malko enlaça Lise, très éloignée des problèmes de la CIA. Avec ses deux gorilles et Krisantem, dans un pays en principe allié et favorable, il était tenu en échec par la seule astuce d’un agent ennemi… Plutôt vexant.

Le charme de la jeune Danoise commençait à effacer ses soucis lorsqu’un cri perçant le ramena à la réalité. Cela venait de la gauche de la piste improvisée, côté feu. Il lâcha aussitôt Lise et se précipita.

Le géant blond était presque dans les flammes, tenant Stéphanie par la main. Il la souleva d’une seule poussée, à bout de bras, la décollant de terre de vingt centimètres, ce qui, étant donné sa stature, représentait une performance digne des Jeux Olympiques… Puis, la reposant, il prit son élan et sauta par-dessus le feu en poussant un cri sauvage, repris en choeur par tous les danseurs.

Les mains aux hanches, Stéphanie attendait. Le géant reprit son élan, et, d’un bond fabuleux, retraversa le feu, sans même roussir ses chaussettes, atterrissant aux pieds de la jeune femme.

— Qu’est-ce que cela signifie ? souffla Malko à Lise qui l’avait rejoint.

La jeune fille sourit.

— Ils vont ouvrir le bal selon la tradition. Maintenant, il va l’emmener faire l’amour. Mais lorsqu’elle reviendra si un autre homme saute aussi le feu pour elle, tout recommencera.

— Vous avez une conception sportive de l’amour, remarqua Malko.

Lise pouffa :

— Oh ! mais le saut n’est pas obligatoire pour faire la cour à sa cavalière, affirma-t-elle. Ici ce sont les paysans, n’est-ce pas…

S’il comprenait bien, elle se contenterait d’un tout petit saut, de l’ordre de quelques centimètres.

Tout en dansant, Malko chercha des yeux Otto Wiegand. Ce dernier n’avait presque pas bougé, fixant toujours les danseurs d’un oeil atone. Il avait vu sa femme partir avec le Danois. Ce ne serait pas la seule fois de la soirée. Jusqu’à quel point tiendrait-il le coup ?


* * *

Yona et Chris dansaient ensemble. Le gorille commençait à perdre sérieusement sa mission de vue. Quand elle ne cherchait pas vengeance, Yona était très séduisante… Lorsque l’Américain l’avait serrée un peu plus qu’on le fait dans le « square dance », elle ne s’était pas défendue.

Le gorille avait goûté à l’aquavit ; l’ambiance érotique aidant, la vue des couples enlacés, les mains qui s’égaraient, le plongeaient dans un état second… Comme tout le monde, il s’arrêtait de danser quand un cavalier sautait par-dessus le feu, riait nerveusement, et se disait qu’il aimerait bien en faire autant… Il était déjà plus de minuit et le va-et-vient des couples battait son plein. Une petite Danoise blonde et boulotte qui dansait à côté d’eux en était déjà à son troisième cavalier.

Tout émoustillé, Chris Jones laissa glisser sa main un peu plus bas que les hanches de Yona. Après tout, il était à l’étranger.

Chris décida de faire la bête :

— Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à sauter par-dessus le feu et à disparaître ensuite ? demanda-t-il.

— Vous n’avez jamais flirté dans votre jeunesse ? C’est ce qu’ils vont faire dans les buissons, fit Yona avec un rire sec.

Un peu plus tard, elle cessa de danser et proposa :

— Si nous allions faire un tour sur la plage. J’en ai assez de ce feu.

À ne pas en croire ses oreilles. Pour ne pas rompre le charme, Chris Jones ne dit pas un mot jusqu’au moment où ils s’assirent à deux cents mètres du feu, derrière un gros buisson. Galant, le gorille ôta sa veste et l’étala sur le sable. Il ne portait pas de holster de poitrine, conservant seulement un petit colt 38 Cobra dans un étui accroché à sa ceinture, au milieu des reins.

Il y eut un moment de gêne puis, se lançant à l’eau, il embrassa Yona. Elle lui rendit son baiser et le fit s’allonger contre elle. Chris sentit fondre quinze ans de discipline. Se livrer à l’acte de chair pendant les heures de travail. Et avec celle qu’il était chargé de surveiller. Voilà où l’avait mené la fréquentation de Malko.

Pour ne pas penser à cette abomination, il décida de s’enfoncer encore plus dans le stupre… Aidé par Yona, d’ailleurs. Quand il revint à lui, sa chemise était entièrement déboutonnée et Yona était dans une tenue si indécente qu’il détourna les yeux. Elle murmura :

— Pourquoi ne me faites-vous pas l’amour ?

— Ici ? fit le gorille, horrifié.

Il ne résista pourtant que mollement lorsqu’il sentit les mains de la jeune femme s’attaquer à ses vêtements. Intérieurement, il frémissait d’une telle impudeur.

Le reste fut coloré et vague comme un rêve d’opium. Il reprit conscience du monde extérieur, alors que Yona lui caressait gentiment la joue du revers de sa main. Dans l’obscurité il ne pouvait voir l’expression de ses yeux, mais il ne s’était jamais senti aussi bien, avec le bruit de l’orchestre en fond sonore. Comme dans les publicités en couleur pour les Caraïbes. Lui, Chris, il venait de faire l’amour sur une plage. Il n’avait plus que sa chemise, et encore… L’Israélienne rabaissa tranquillement sa robe sur ses cuisses nues et demanda :

— Tournez-vous une minute que je me refasse une beauté.

Éperdu de confusion et de reconnaissance, Chris fixa consciencieusement la ligne grise et invisible de la Baltique. Son coeur battait encore à grands coups dans sa poitrine, et il n’en revenait pas de sa chance. Il en aurait des choses à raconter à Milton.

— Ça y est, fit joyeusement Yona.

Elle était habillée et debout, pimpante et très à l’aise. Chris, gêné, se drapa dans les pans de sa chemise.

— Il vaudrait mieux que je parte la première, suggéra la jeune femme. C’est plus convenable. Je vous attends près du feu.

Théoriquement il ne devait pas la quitter d’une semelle. Mais comment refuser une chose aussi normale à une dame qui vient de vous accorder ses faveurs ?

Encore dégoulinant de volupté, il se rhabilla rapidement. Ce n’est qu’en rajustant sa cravate qu’il découvrit que l’étui de son 38 était vide. Il jura à voix basse, maudissant son imprévoyance. Il avait sûrement oublié de boutonner la bride de sécurité. À quatre pattes, il commença à explorer minutieusement le terrain de ses ébats amoureux, grâce à la lueur de son Zippo.

Au bout de dix minutes, il dut se rendre à l’évidence : le 38 n’était pas là.

Un affreux soupçon effleura le gorille. À grandes enjambées, il reprit la direction du feu. Peut-être Yona lui avait-elle joué un tour.

Le feu de la Saint-Jean brûlait de plus belle. Mais les couples étaient plus clairsemés. Terrassés par l’aquavit, des mâles isolés dormaient à même le sol, pas très loin du feu. Affolé, il se mit à la recherche de Malko.

Heureusement, il distingua rapidement la tache claire de la chemise orange. Malko était assis à quelque distance du feu, à côté d’une Lise très boudeuse. Elle n’était pas parvenue à le faire sacrifier aux traditions, en dépit de son application indécente dans les slows. Il n’avait vraiment pas la tête à la bagatelle. Otto semblait s’être volatilisé, mais il y avait peu de chance qu’il ait été se coucher. En voyant l’expression de Chris, il se douta d’une catastrophe. Le gorille ne s’embarrassa pas de préambules. Les explications viendraient plus tard.

— La fille m’a volé mon pistolet. Elle a disparu, annonça-t-il.

— Crétin, s’exclama Malko. Il faut la retrouver dare-dare. Elle est capable d’abattre Otto Wiegand. Allez par là, je vais de ce côté.

Galvanisé et mort de honte, Chris Jones se mit en chasse comme un fou, éliminant les couples. Mais Yona semblait s’être volatilisée. Il passa non loin de Stéphanie qui se conduisait à peu près comme une guenon en rut avec un nouveau cavalier, puis revint sur ses pas.

Malko le rejoignit, cinq minutes plus tard, bredouille également. Pas de Yona et pas de Otto.

— Filez à l’hôtel, ordonna-t-il. Ils y sont peut-être.

Chris courait déjà ventre à terre. Il revint soufflant comme un soufflet de forge. Les deux chambres étaient vides. Soudain, le gorille eut un éclair de génie.

— La fille, s’écria-t-il, l’autre, la salope. Je l’ai vue. Elle dansait avec un type là-bas. Son mari est peut-être en train de la surveiller…

— Bonne idée, admit Malko.

Ils trouvèrent facilement Stéphanie. Elle était complètement décoiffée, le maquillage de ses grands yeux bleus avait un peu coulé, mais elle était toujours aussi merveilleusement belle. Son pull était remonté jusqu’aux seins découvrant une bande de peau nue que son cavalier pétrissait à pleines mains.

Ce dernier avait un aspect assez inattendu. Comme Lise, il devait avoir du sang esquimau. Un peu plus petit que Stéphanie, il était large comme un bûcheron avec une crinière noire et d’énormes sourcils se rejoignant au-dessus de son nez. Son corps dégageait une expression de force brutale incroyable. À voir l’expression de Stéphanie, Malko se dit qu’avec ce partenaire-là, elle prenait son travail à coeur. Soudain, il enfouit son visage contre la poitrine de la jeune femme, tout en dansant, et Malko put voir qu’il lui mordait le sein à travers le chandail. Elle rit, d’un rire de gorge aigu, et se rejeta en arrière.

Le bûcheron gronda, la prit par la main et l’entraîna vers les buissons de la plage.

Malko et Chris se regardèrent. Otto était peut-être là, à guetter Stéphanie, mais où ? Il était impossible de fouiller tous les buissons. Yona devait le chercher, elle aussi, à moins qu’elle ne l’ait déjà trouvé. Bien que l’explosion d’un 38 ne puisse se confondre avec le bruit d’un baiser…

— Suivons-les, dit Malko, c’est notre seule piste.

Stéphanie et son cavalier avaient déjà disparu. Les deux hommes partirent sur leurs talons.

Ils les retrouvèrent facilement. Stéphanie, le chandail blanc roulé en boule près d’elle, était étendue sur le sable, vêtue de sa seule bande de cuir. Debout, l’homme se déshabillait. Malko n’avait jamais vu d’homme aussi velu. Un véritable pelage couvrait tout son corps. Les muscles noueux saillaient sous la peau, comme des cordes. L’homme se baissa, cloua Stéphanie au sol d’une main, et, de l’autre, commença à tirer sur la bande de cuir qui lui servait de jupe…

Stéphanie éclata d’un rire heureux.


* * *

Otto Wiegand comptait les minutes depuis le moment où il avait vu disparaître Stéphanie avec le géant danois. Toute la journée, il s’était préparé à ce moment, à grandes rasades d’aquavit. Il savait que, s’il se dominait ce soir, il serait sauvé, que Stéphanie aurait perdu son pouvoir sur lui.

Mais plus la nuit s’avançait, plus il se sentait devenir fou. À cause de Malko, il avait tenu bon quand Stéphanie flirtait sous ses yeux. Il avait vu pire deux jours plus tôt. Mais, dans sa tête, il vivait chaque seconde de l’infidélité de sa femme. Il s’imaginait être l’homme qui la pénétrait, il l’entendait gémir, crier.

Lorsqu’elle était revenue, riant trop haut, dansant seule devant le feu, il avait dû serrer la bouteille à la briser pour ne pas se jeter sur elle.

Il avait bu encore de l’aquavit à même la bouteille et attendu. Il se sentait remarquablement lucide en dépit de l’alcool ingurgité. Tant que le jour ne serait pas levé, son supplice durerait. Il n’avait rien à attendre de Stéphanie.

Toute la soirée, il l’avait guettée, se dissimulant tant bien que mal, comme un maniaque épie sa victime. La nuit était claire et la lune s’était levée. D’ailleurs sa flamboyante chevelure blonde se voyait de loin.

Par moments, il ne ressentait rien, la regardant comme si elle était une étrangère, cuirassé par sa volonté. Puis, subitement, il y avait une fissure et la souffrance s’infiltrait en lui comme du plomb brûlant, lui causant un mal physique. Il avait envie de se jeter à ses pieds, d’aller mendier un baiser, une heure de repos, de détente. Mais là-bas, Stéphanie dansait, son corps, qu’il connaissait par coeur, collé au corps d’un inconnu.

Lorsqu’elle se laissa emmener une seconde fois, Otto Wiegand se prit les tempes à deux mains, ferma les yeux. Quand il les rouvrit, Stéphanie et son cavalier avaient disparu. Cela valait mieux. C’est le moment que choisit une fille blonde et grassouillette pour se pendre à son cou. Elle était passablement ivre et, avec ses yeux très bleus et son visage dur, Otto n’était pas dépourvu de charme.

Brutalement, l’Allemand la repoussa avec une injure.

Schweinerei ![18]

La fille n’insista pas et partit chercher un autre partenaire. Otto voulait être seul avec sa torture. Qui pouvait le comprendre ?

Il revint près de son arbre, s’assit et termina la bouteille d’aquavit. Puis il s’assoupit et se réveilla en sursaut. Il regarda sa montre. Deux heures s’étaient écoulées. Il chercha Stéphanie des yeux. Au bout de cinq minutes, il la trouva au milieu d’un groupe de Danois, échevelée, provocante, la croupe tendue sous la jupe de cuir, semblant le narguer.

Pour ne pas être vu, il plongea dans les broussailles, dérangeant un couple en plein coït. Il rampa un peu plus loin et s’affala par terre.

Stéphanie eut encore deux amants avant qu’Otto sentît qu’il n’en pouvait plus. Il avait l’impression qu’on lui taraudait le cerveau. Chaque fois que Stéphanie revenait au bras de son nouvel amant, il s’enfonçait un peu plus dans la folie. Cette fois, sa femme dansait avec un homme qui aurait pu être son père, horriblement velu. Il sentit son estomac se recroqueviller. Ça n’était pas possible, elle ne pouvait pas aller avec celui-ci.

Quand il les vit s’éloigner vers la plage, il se leva et les suivit. Ce qu’il s’était interdit depuis le début de la soirée. Il avait tenu quatre heures…

Il arriva près d’eux pour entendre le rire de Stéphanie. Il vit son expression ravie, soumise. Une expression qu’il ne lui avait jamais connue.

Quelque chose craqua dans la tête d’Otto. Comme si on le plongeait brusquement dans un bain d’eau glacée. Une douleur lancinante dans la nuque, il fonça vers les deux silhouettes. Il dut crier, car il vit l’homme se tourner vers lui, surpris, avant que ses mains ne se nouent autour de sa gorge.


* * *

Le Danois velu plaça à la poitrine d’Otto un coup de pied à défoncer un mur. L’Allemand vola à travers la plage comme un cerf-volant.

Un rictus dément l’enlaidissant, Stéphanie hurla :

— Vas-y ! Vas-y !

Déjà le Danois revenait sur Otto. Il le releva par les cheveux lui rabattit deux fois la figure sur son genou, à toute volée, le rejeta, le reprit, le laissant à genoux.

Le droit, le gauche ; il cognait avec des « han » de bûcheron, avec toute la haine de son plaisir raté. La tête de l’Allemand dodelinait à droite et à gauche, un peu plus massacré à chaque passage. Il ne rendait même plus les coups. On avait l’impression qu’il allait sortir de là plat comme une hostie.

Maintenant, l’autre lui frottait sur le sable ce qu’il lui restait de figure. Le cartilage d’une oreille craqua et un jet de sang inonda le poignet de son bourreau…

D’un sursaut de chenille, Otto se retourna soudain ; surpris, l’autre reprit son souffle, se préparant pour l’hallali. Il voulait l’écrabouiller.

Il n’entendit pas Chris Jones s’approcher. Le gorille avait vingt bons centimètres de plus que lui. Il lui tapa légèrement sur l’épaule et le Danois se retourna. L’énorme poing de l’Américain s’engloutit dans les poils noirs de l’estomac de son adversaire. Celui-ci sembla se casser en deux.

Fulgurant, Chris le souleva du sol avec un crochet à la pointe du menton où il mit toute sa force. Pour faire bon poids, il termina par une manchette sur la nuque à se briser les phalanges. L’autre tomba en deux fois. D’abord sur les genoux, puis à plat ventre de tout de son long. Chris s’agenouilla près de l’Allemand. Il avait la figure comme un océan gris et rouge, avec les bulles de la respiration qui venaient crever à la surface. Cinq minutes de plus et il était mort…

Stéphanie s’était enfuie en courant, son chemisier à la main. Malko se penchait pour aider le gorille à relever Otto Wiegand lorsqu’il entendit un cliquetis métallique. Il sursauta. C’était le chien d’un pistolet qu’on ramenait en arrière. Yona !

— Chris, cria-t-il. Elle est là ! Attention !

En dehors de ses rares accès de lubricité, le gorille connaissait son métier. Il plongea sur l’Allemand et s’étendit sur lui, lui faisant un rempart de son corps. S’il y avait une balle, elle serait d’abord pour lui…

— Yona, appela Malko, Yona, ne faites pas l’idiote !

Pas de réponse. Il plongea dans les broussailles, se griffant le visage, dans la direction où il avait perçu le bruit.

Personne.

Soudain, une forme en train de s’éloigner se détacha sur le fond plus clair de la plage. Malko se mit à courir et la silhouette l’imita.

L’un poursuivant l’autre, ils parcoururent près de cent mètres sur la plage. Maintenant, Malko était certain qu’il s’agissait de l’Israélienne. Soudain, celle-ci trébucha et tomba ; le temps de se relever, Malko l’avait rejointe.

Elle brandit l’arme volée à Chris.

— Laissez-moi ou je vous tue.

Essoufflée, elle pouvait à peine parler. Dans la pénombre Malko vit le chien levé et le canon braqué sur lui. Déjà Yona se relevait. Il ne pouvait pas la laisser s’enfuir avec le colt Cobra.

Avec une prière muette, il plongea dans ses jambes. Il y eut une explosion assourdissante, et il tomba, entraînant Yona dans sa chute. Complètement sourd, il lutta quelques secondes pour la possession de l’arme, lui demanda moralement pardon de lui tordre le doigt et jeta le 38 au loin.

Yona ne se débattait plus. Comme si le coup de feu l’avait dégrisée, elle pleurait, à petits sanglots.

— Pardon, murmura-t-elle, je ne voulais pas vous tuer…

L’enfer est pavé de bonnes intentions. À un centimètre près, la balle écrabouillait le cerveau de Malko… Mais il n’avait ni le temps ni le courage de discuter.

— Yona, fit-il. Je vous comprends, mais je ne peux pas vous laisser faire, vous savez pourquoi. Maintenant, allez vous coucher et promettez-moi de ne plus essayer de tuer Otto Wiegand.

Elle se releva, ouvrit la bouche et la referma sans rien dire. Puis, lentement, elle s’éloigna de Malko, marchant comme une automate.

À tâtons, il retrouva le pistolet et le glissa dans sa poche. Puis, il retourna chercher Otto. Heureusement, personne ne semblait avoir prêté attention au coup de feu. Les deux Lodens devaient cuver leur aquavit depuis longtemps.

Chris l’avait remis debout. Malko essuya le sang de son visage avec son mouchoir et l’autre grogna de douleur. Soutenu par les deux hommes, il parvint à marcher jusqu’à l’hôtel. Heureusement, le veilleur de nuit dormait.

Malko ne respira qu’après avoir étendu l’Allemand sur son lit. Celui-ci respirait irrégulièrement. Après avoir refermé la porte il regagna sa chambre et, après avoir allumé, retint une exclamation de surprise : Lise dormait à poings fermés, étendue sur son lit, sa belle robe argentée relevée avec une indécence qui frisait la totale impudeur.

C’en était trop. Il referma la porte, redescendit prendre la clé de la jeune fille au tableau et alla se coucher dans son lit à elle.

Elle ne le lui pardonnerait jamais, mais tant pis.


* * *

Le soleil se leva sur l’aube du 24 juin. Les dernières braises du feu de Skagen rougeoyaient faiblement. Dans sa chambre, Stéphanie rêvait les yeux ouverts à l’homme qui ne l’avait pas possédée.

Yona n’arrivait pas à trouver le sommeil. Le bourdonnement de la détonation grondait encore dans ses oreilles.

Otto Wiegand pleurait en appelant Stéphanie, les nerfs définitivement brisés.

Seul, Boris Sevchenko dormait du sommeil du juste. Otto Wiegand était suffisamment traumatisé maintenant pour suivre Stéphanie comme un petit chien, partout où elle le voudrait.

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