Otto Wiegand dormait lorsque la clé tourna dans la serrure. Il se dressa en sursaut et chercha machinalement son pistolet sous son oreiller en un geste familier. Le capitaine Olsen eut un rictus de désapprobation.
— J’ai reçu la réponse de M. Haraldsen, annonça-t-il brutalement. Il ne désire pas que je me déroute en votre faveur. Je vous remettrai donc aux autorités de Riga, à notre arrivée.
L’Allemand se leva d’un coup, les poings serrés. Il n’avait plus rien à perdre.
— Fumier, vous travaillez pour eux !
Le Norvégien le dominait d’une bonne tête et ne broncha pas.
— Je ne travaille pour personne, répliqua-t-il avec dignité, sauf pour M. Haraldsen. Et j’exécute ses ordres. Nous arriverons à Riga dans quatre jours.
Il porta la main à sa casquette et sortit sans un regard pour le prisonnier, refermant la porte à clé derrière lui.
Ivre de rage, Otto Wiegand se précipita sur la porte métallique et la frappa à coups de pieds.
— Salauds ! Salauds ! hurla-t-il. Vous voulez ma peau.
À douze noeuds à l’heure, le Ragona continuait sa route vers l’est. Otto Wiegand se reprit. Il s’était sorti de situations pires. Il y avait encore un tout petit atout dans son jeu. Malheureusement, cela ne dépendait pas de lui. Il n’y avait plus qu’à prier le diable.
Il est probable que le diable voyait Otto Wiegand d’un bon oeil, car, une heure après la visite du capitaine, la porte de la cabine s’ouvrit doucement sur la silhouette de Helga. Un doigt sur les lèvres, elle fit signe à Otto de ne rien dire et referma la porte à clé. Elle avait troqué son blue-jean contre une courte jupe de velours. Elle s’assit sur la couchette vacante et fixa l’Allemand, les yeux brillants.
— C’est vrai que vous avez tué un homme ?
À quoi rêvent les jeunes filles…
— C’est vrai, fit sombrement Otto en anglais, comme elle.
Il omettait de dire qu’à côté de ses exploits passés ce meurtre propre au P-38 était un péché très véniel.
— On va vous arrêter à Riga, remarqua-t-elle.
Il secoua la tête.
— Je n’arriverai pas à Riga. Je me suiciderai avant. Je ne veux pas retomber entre les mains des communistes.
Elle poussa un léger cri. Cet homme la fascinait par la dureté et la cruauté émanant de lui.
— Je voudrais vous aider, murmura-t-elle.
— Comment êtes-vous entrée ici ? demanda Otto.
Elle rougit.
— Je sais où sont les doubles des clés. Je voulais vous parler, vous voir.
— Aidez-moi à sortir de là, jeta-t-il. De cette cabine d’abord.
Elle baissa la tête et avoua :
— J’ai peur de mon oncle. Je suis la seule à pouvoir prendre cette clé. S’il savait que je suis ici, il me battrait et m’enfermerait dans ma cabine.
Otto comprit qu’il ne la convaincrait pas avec des mots. Il n’y avait qu’une méthode. Ses yeux pâles se posèrent sur les cuisses nues et bronzées de la jeune fille avec une telle intensité qu’elle croisa les jambes…
Il y eut un long et insupportable silence, puis Otto se leva et fit lever Helga en la tirant par la main. Elle se laissa faire, le souffle court.
Brutalement, il l’attira contre lui, crispa une main sur sa poitrine, tordant la pointe d’un sein à travers le chandail de laine. Elle ouvrit la bouche pour crier et il la poussa sur la couchette, sa bouche gluée à la sienne. Sa barbe racla la peau fragile, mais elle s’accrocha à lui et lui rendit son baiser. Il avait passé les deux mains sous le chandail et pétrissait les seins comme pour les broyer. Le corps de la Norvégienne se tordit sous lui et elle laissa échapper un gémissement rauque.
La fougue d’Otto Wiegand n’était qu’à moitié feinte : il pensait de toutes ses forces à Stéphanie.
Sans même ôter la jupe de velours, il la prit tout de suite, lui mordant la nuque, pesant de toutes ses forces sur son dos. Otto s’écarta brusquement d’elle, la retourna puis la saisit aux épaules et resta là, son ventre contre le sien. Elle enfouit sa tête sur son épaule, mais il la força à le regarder.
— C’est bien ce que tu étais venue chercher ? souffla-t-il. Maintenant tu peux me laisser crever.
Elle se raidit, voulut descendre de l’étroite couchette.
— Ce n’est pas vrai. Je veux vous aider.
— Alors, voilà ce que tu vas faire. Quand nous serons en vue des côtes, tu me feras sortir. D’ici là, tu auras préparé un canot pneumatique. Après je me débrouillerai. C’est d’accord ?
— J’essaierai, bredouilla-t-elle. Je te le jure.
Il la tint encore un peu contre lui, puis la laissa se remettre debout. Sans le regarder, elle rajusta ses vêtements et sortit la clé de sa poche.
— Il faut que je m’en aille, dit-elle. Je reviendrai dès que je pourrai.
— Tu feras ce que je t’ai dit ?
— Oui.
Sa voix n’était qu’un murmure. Elle sortit rapidement.
Encore essoufflé, Otto se recoucha. Il espérait que Helga aurait encore envie de lui le lendemain. Sa vie dépendait de cette délicate équation glandulaire.
Le planton apporta sur le bureau du vice-consul des USA à Oslo une liasse de feuillets imprimés, synthèse des écoutes radio de la nuit. Un message avait été encadré au crayon rouge. Le consul en prit connaissance aussitôt, et, avant même d’avoir fini, décrocha son téléphone.
— Donnez-moi le 351-11-00 à Washington, en priorité demanda-t-il.
Le numéro de la CIA. Le vice-consul en était l’émanation à Oslo. Quelques minutes plus tard, il obtenait la communication.
La conversation qui s’ensuivit ne fut pas longue, mais déclencha une véritable orgie de câbles et de télex tous plus secrets les uns que les autres.
Une Buick immatriculée CD stoppa dans Karl-Johans-Gata devant l’immeuble ancien abritant les bureaux de la Compagnie de navigation Haraldsen. Deux hommes élégants en descendirent et entrèrent presque en courant. L’un d’eux tendit sa carte à l’hôtesse assise dans le hall qui partit comme si on lui avait annoncé le naufrage du Kon-Tiki.
On ne recevait pas tous les jours la visite du consul des États-Unis, accompagné du vice-consul.
Knut Haraldsen était un grand vieillard à l’expression rusée et aux joues couperosées, maigre comme un clou. Il fit entrer immédiatement ses deux visiteurs et leur offrit des sièges. Le plus âgé ne lui laissa pas le temps de poser des questions.
— Nos services radio ont accidentellement pris connaissance d’un échange de communications entre votre minéralier, le Ragona et vos bureaux d’Oslo, monsieur Haraldsen, exposa-t-il.
Le vieil armateur sursauta.
— Mais pouvez-vous me dire en quoi…
Le consul croisa les deux mains sur ses genoux.
— Monsieur Haraldsen, reprit-il onctueusement, je comprends parfaitement les motifs qui vous ont poussé à donner l’ordre à votre capitaine de remettre l’inconnu trouvé au milieu de l’Atlantique aux autorités de Riga, mais je vous demande respectueusement de réviser votre position.
Knut Haraldsen s’attendait à tout sauf à cela.
— Que voulez-vous dire ?
— Que je vous demande de contacter d’urgence le Ragona et d’ordonner à votre capitaine de déposer votre passager involontaire dans le pays non communiste de son choix. Il va sans dire que nous vous indemniserons pour la dépense supplémentaire. Mais vous devez procéder ainsi.
Knut Haraldsen rougit violemment. Il était susceptible et xénophobe.
— Monsieur, répliqua-t-il, je n’ai d’ordres à recevoir de personne. Le Ragona continuera sur Riga, où ce criminel sera remis aux autorités… Je ne comprends pas pourquoi vous vous intéressez au sort d’un tel individu.
Il se leva, signifiant que l’entretien était terminé. Le consul soupira et resta assis.
— Monsieur Haraldsen, dit-il lentement, cet individu, comme vous dites, a une grande importance à nos yeux. Pour tout dire, nous tenons absolument à ce qu’il ne retombe pas dans les mains des communistes. Vous comprenez ?
Le Norvégien était plus têtu qu’un cent de marins bretons.
— Je comprends, monsieur, dit-il sèchement, mais personne n’a à me donner d’ordres en ce qui concerne mes navires. Le mien ira droit à Riga.
Un instant les deux hommes se toisèrent du regard. Le consul avait quelque chose sur le bout de la langue. Haraldsen ferait une drôle de tête s’il savait qu’un sous-marin américain suivait en ce moment la route du Ragona, prêt à intervenir si les négociations n’aboutissaient pas.
Le genre d’intervention que l’on nie à l’ONU, la tête sur le billot. Mais heureusement, il avait d’autres armes contre Haraldsen. Il prit l’air accablé d’un militaire que l’on empêche de déclencher une belle guerre.
— Monsieur Haraldsen, je crois que les marins de votre compagnie relâchent fréquemment aux États-Unis. Il vous serait donc désagréable de vous voir déclarer persona non grata auprès de certaines agences fédérales…
L’armateur sursauta.
— Mais c’est du chantage ?
La mimique indignée du consul repoussa une accusation aussi monstrueuse. Mais Knut Haraldsen était un bon homme d’affaires et savait ce que parler veut dire. Après tout, il se moquait de ce naufragé. Pour sauver la face, il demanda :
— Pouvez-vous me dire pourquoi vous tenez tant à cet individu ?
— Non, fit paisiblement le consul.
Knut Haraldsen tripota quelques papiers sur son bureau.
— C’est bon, bougonna-t-il. Je vais donner l’ordre au capitaine Olsen de débarquer votre homme à Skagen, au Danemark.
Le consul se leva et lui tendit la main.
— Je n’en attendais pas moins de votre compréhension. Bien entendu, je vous demande de garder le secret le plus absolu sur cette affaire.
Ils se quittèrent sur une froide poignée de main. Resté seul, Knut Haraldsen frappa du poing sur son bureau. Jamais il n’avait été aussi humilié de sa vie. Il réfléchit quelques instants puis décrocha son téléphone. Il lui restait au moins un moyen de se venger et de se dédouaner vis-à-vis des Lettons.
— Demandez-moi le Dagbladet.
Il allait tout raconter au plus grand journal d’Oslo dont il connaissait le directeur.
Les yeux ouverts dans l’obscurité, Otto Wiegand écoutait les bruits du Ragona. Helga n’était pas revenue depuis vingt-quatre heures. Un marin ouvrait trois fois par jour la porte de sa cabine pour lui donner à manger et le mener jusqu’aux toilettes, à quelques mètres. On ne le laissait pas s’enfermer.
Il n’avait pas revu le capitaine.
Bientôt il serait dans une cellule à Riga et ensuite ce serait le retour à Pankow avec le cortège de choses désagréables et la fin prévue. Dans son métier, le premier accroc ne pardonnait pas. Mais c’était surtout ce qui se passait avant la balle dans la nuque qui était désagréable. À cinquante-cinq ans on n’a plus envie de souffrir. Les autres le savaient et ils en profiteraient.
Et pendant ce temps, le minéralier fendait allègrement la mer grise. Le beau temps n’était pas revenu bien qu’on fût en juin.
D’après les calculs d’Otto, il n’était plus qu’à une journée du Danemark.
Soudain, la clé tourna dans la serrure sans qu’il ait entendu le pas lourd du marin qui lui apportait à manger. D’ailleurs celui-ci était déjà venu. Otto se força à ne pas bouger de sa couchette, la tête tournée contre le mur d’acier. La voix de Helga le fit se retourner :
— Vous dormez ?
Elle portait le même chandail de laine jaune avec, cette fois, un pantalon noir moulant comme une gaine. D’un geste preste, elle referma à clé, empocha cette dernière et vint se pencher sur la couchette. Elle s’était parfumée et jeta ses bras autour du cou de l’Allemand, cherchant sa bouche.
Mais Otto ne réagit pas, surgelé comme un repas de célibataire américain. Il l’écarta brutalement.
— Où sommes-nous ?
Les yeux d’Helga battirent et elle détourna la tête.
— Je ne sais pas.
Il la saisit brutalement par les cheveux et l’attira.
— Tu mens.
Elle balbutia en cherchant à se dégager.
— Je crois que nous allons passer au large du Danemark demain matin.
— Tu m’as préparé le dinghy ?
Elle secoua la tête.
— Je n’ai rien trouvé. Il n’y a que des gros radeaux pneumatiques, pour quinze personnes.
Il jura et lâcha ses cheveux.
— Tant pis, je me contenterai d’un gilet de sauvetage. Donne-moi la clé.
Elle se raidit imperceptiblement, puis avoua dans un murmure :
— Je ne peux pas. Si mon oncle s’en aperçoit, il me tuera. Il est très violent.
Enfouissant sa tête contre sa poitrine, elle dit d’un ton suppliant :
— Pardonne-moi. Mais je ne peux pas, vraiment. Si mon oncle savait que je viens te voir…
Elle laissa sa phrase en suspens. Otto réfléchissait avec la lucidité d’un ordinateur. Il ne la convaincrait pas. Elle était terrorisée par son géant d’oncle. Il fallait tenter autre chose.
Il l’attira et aussitôt elle se pressa furieusement contre lui, ventre à ventre, comme pour se faire pardonner.
Il murmura à son oreille :
— Tu es sûre que tu ne peux pas me laisser m’enfuir ?
— C’est impossible, gémit-elle, impossible.
Ses mains remontèrent le long de son buste, épousant la forme de ses seins au passage.
— Et si je te prenais la clé de force ?
Elle roucoula, ravie de la plaisanterie.
— Je suis forte, tu sais, et je crierais…
Aussitôt, il sut qu’il devait agir sans une seconde d’hésitation.
Ses mains glissèrent de la base du cou d’Helga vers les carotides ; il l’allongea sur la couchette, basculant sur elle. Leurs regards se croisèrent et elle comprit qu’il allait la tuer.
Le reste se passa très vite. Otto n’était pas sadique. Il serra de toutes ses forces, le visage enfoncé dans la couverture pour éviter les coups d’ongle désespérés. En effet, elle était forte. Ses mains s’étaient agrippées à ses poignets et il crut qu’il ne pourrait pas maintenir son étreinte. Se soulevant légèrement, il prit du recul et lui donna un coup de genou très sec dans le ventre.
Il sentit l’onde de douleur traverser son corps et instantanément, la résistance diminua. Il en profita pour écraser le larynx de son avant-bras.
Elle eut encore quelques soubresauts violents et soudain, ne lutta plus. Pour plus de sûreté, il serra encore pendant une bonne minute. Puis il sauta de la couchette.
Ce n’était pas beau à voir. Rapidement, il s’examina devant la petite glace : heureusement, il ne portait aucune trace de la lutte. Il posa une serviette sur le visage horrible de la morte et entreprit de fouiller ses poches. Il trouva la clé tout de suite et l’empocha.
Personne ne découvrirait la disparition de la jeune Norvégienne avant le lendemain matin, puisqu’elle était censée se trouver dans sa cabine. Et, à l’aube, il jetterait à l’eau un des gros radeaux. Le détroit de Kattegat était fréquenté, il serait recueilli rapidement. Mais la vue d’Helga l’indisposait.
Le dessous de la couchette était aménagé en fourre-tout d’une seule pièce avec un panneau ouvrant. Il fit basculer le corps par terre et l’enfourna dans l’espace vide, puis referma. On ne voyait plus rien.
Il avait terminé sa macabre besogne depuis dix minutes à peine lorsque la clé tourna à nouveau dans la serrure. Et la porte s’ouvrit sur le capitaine Olsen. Otto Wiegand se dressa d’un coup sur la couchette, l’estomac noué, la nuque raide de peur. C’était le pépin imprévisible. Il chercha des yeux quelque chose qui puisse lui servir d’arme. Mais le capitaine le salua calmement, promena un regard indifférent sur la cabine et annonça :
— J’ai du nouveau en ce qui vous concerne ; il semble en effet que vous ayez de puissantes relations.
— Que voulez-vous dire ? demanda Otto, pris d’un abominable pressentiment.
Olsen se frotta le menton.
— Vous êtes libre, monsieur Wiegand, fit-il à regret. J’ai reçu l’ordre de M. Haraldsen de vous débarquer dans le port le plus proche, c’est-à-dire Skagen au Danemark. Donc j’obéis.
Otto eut du mal à faire passer les mots. Mais le Norvégien semblait mettre son trouble sur le compte de la surprise.
— Dans combien de temps arrivons-nous à Skagen ? interrogea-t-il d’une voix blanche.
— Demain, dans la matinée. Je vous autorise à venir sur le pont arrière et dans le carré des officiers.
— Non, non, pas tout de suite, se hâta de dire Otto. Je vais encore me reposer. Je ne me sens pas très bien…
Olsen hocha la tête.
— Comme vous voudrez.
Il tourna les talons et sortit de la cabine. La main moite de Otto Wiegand était serrée sur la clé au fond de sa poche. Au bout de quelques minutes, il alla jusqu’à la porte et tourna le bouton : elle s’ouvrit sans peine. Il la referma et retourna s’asseoir sur la couchette. C’était trop bête.
Il venait d’échapper à la catastrophe.
La manche à air lui soufflait un air frais dans le cou. L’Allemand prit une profonde respiration. Il y avait deux solutions possibles : laisser le corps où il était au risque qu’il soit découvert avant son départ.
Où s’en débarrasser. C’était à la fois plus dangereux et plus sûr. Car, dès qu’il serait sorti de la cabine, on viendrait certainement la nettoyer. Il connaissait la propreté des Scandinaves… On croirait Helga endormie dans sa cabine. Olsen ne commencerait à la chercher que vers le déjeuner.
Lui, Otto, serait à terre depuis deux bonnes heures…
Il fallait donc trouver un endroit où dissimuler le cadavre.
Otto ouvrit la porte de la cabine et sortit dans le couloir. Avant tout, il avait besoin de respirer un peu d’air pur. Le souvenir du meurtre ne le troublait pas le moins du monde. Helga était morte bêtement, comme les soldats qui se font tuer le dernier jour de la guerre, mais il n’allait pas la pleurer. C’était une imbécile.
Il préférait quand même ne pas trop s’éloigner. Si un marin avait la mauvaise idée de venir jeter un coup d’oeil dans son nid d’amour…
Après avoir monté l’escalier métallique menant au pont, Otto aspira l’air frais avec volupté. Tout s’arrangeait. De Skagen, il filerait à Stockholm récupérer Stéphanie et de là, aux États-Unis. Ils pourraient vivre tranquillement au soleil. Otto avait toujours été attiré par la Floride.
Mais le moment n’était plus aux rêveries. Abandonnant le bastingage, il fit une inspection rapide du pont.
Décourageante.
Les panneaux de cale étaient solidement fixés et il ne vit aucun orifice assez grand pour y glisser un corps. Il reprit le chemin de la cabine, avec une seule solution en tête : se faire ouvrir le hublot et jeter le corps à la mer, solidement lesté, en priant le diable que personne ne remarque le « plouf ».
Au moment de rentrer dans sa cabine, il décida quand même d’explorer le couloir qui la desservait.
Toutes les portes étaient fermées, sauf celles des douches, quand même trop dangereuses à utiliser. Il allait rebrousser chemin lorsqu’il aperçut, dans un renfoncement à droite, une porte basse entrouverte.
Le couloir était désert. Il l’ouvrit. C’était une des soutes du cuistot, encombrée de cageots de fruits, de sacs de pommes de terre, de cartons…
L’idéal.
En silence, il entreprit de déplacer les sacs de façon à en faire une sorte de muraille derrière laquelle il pourrait dissimuler le corps. Si on le surprenait, il pourrait toujours dire qu’il avait faim.
Au bout de dix minutes il sortit du réduit, en sueur, couvert de poussière, mais joyeux. Helga avait trouvé, sinon sa dernière demeure, du moins son avant-dernière.
Il retourna à la cabine. Après avoir mis le verrou de la porte, il tira le corps de sa cachette, le souleva à grand peine et le posa sur la couchette, se cognant la tête, à la cloison. Il jura à voix basse en allemand.
Cette imbécile lui compliquerait la vie jusqu’au dernier moment.
Ouvrant la porte, il inspecta le couloir dans les deux sens. À cette heure tardive, il avait peu de chance de faire une rencontre fâcheuse. Les membres de l’équipage qui n’étaient pas de service, se reposaient.
le cadavre chargé sur l’épaule droite, il fonça. Les trente secondes les plus désagréables de sa vie. De nouveau, il se cogna le front en entrant dans l’étroit cagibi, lança en avant son funèbre fardeau et ressortit vivement. Avec un peu de chance, on ne découvrirait pas la douce Helga avant deux ou trois jours. Du moins, ce que les rats en laisseraient.
Le coeur léger, il remonta sur le pont.
Dans la nuit noire, on ne distinguait rien. Mais Otto savait que le Danemark était là-bas, sur la droite, en avant du Ragona. Même quand on découvrirait Helga, rien ne l’accuserait directement. Ce pourrait être n’importe lequel des membres de l’équipage.
Otto Wiegand conclut pour lui même que, lorsqu’il est bien fait, comme toutes les autres activités humaines, le crime paie.
Il eut une bouffée de chaleur en pensant aux interminables cuisses de Stéphanie. La vibration des moteurs le rendait nostalgique. Un peu grisé par l’air marin, il redescendit dans sa cabine.