Chapitre XIV

Misérable et penaud, Otto Wiegand se rongeait les ongles dans un des fauteuils tournants du hall. À cinq mètres de lui, Krisantem s’absorbait dans la lecture de Stern. Malko n’était pas loin, en train d’acheter des porcelaines chez Jensen.

La veille au soir, ils avaient eu une scène effroyable avec l’Allemand. Celui-ci avait menacé de se jeter par la fenêtre si Malko le forçait à quitter le Royal. Il aimait Stéphanie et elle l’aimait. Devant cette version à la Faust de Roméo et Juliette, les bras en tombaient à Malko.

Le Politiken, quotidien sérieux de Copenhague, faisait sa manchette sur le mystérieux incident de la veille. On avait retrouvé le corps de l’homme tué par Krisantem et les débris de la Mercedes. Officiellement, la police danoise n’avait aucune piste. Mais le consulat des USA avait été noyé de coups de téléphone furieux demandant le règlement de l’affaire. Tout cela, bien entendu, répercuté sur Malko.

On en était là. Stéphanie était passée près de Malko, provocante et superbe, au bras de Boris. Le grand amour continuait avec Otto, totalement déboussolé.

Du salon de thé en face du hall, le Père Melnik contemplait son ancien compagnon avec une infinie commisération. Dieu, aidé d’une rougeole maligne, avait permis que le prêtre soit à l’abri des tentations de la chair.

Son sacerdoce et ses différents avatars avaient donné au Père Melnik une grande habitude des âmes. Bien que n’étant pas au courant de sa fugue, il sentait celle d’Otto prête à basculer dans le soufre communiste et lubrique de la belle Stéphanie. Le malheureux Allemand était bien ferré. Boris Sevchenko avait été diaboliquement psychologue. Otto n’aurait jamais suivi Stéphanie si le Russe ne l’avait pas d’abord rendu fou de jalousie et d’amour. On s’accroche toujours à ce qui vous échappe.

Le Père Melnik poussa un gros soupir. Une fois de plus, il allait être obligé à son corps défendant de s’identifier au glaive de Dieu.

Certes, il était en paix absolue avec sa conscience ; mais il tenait également à demeurer en paix avec la justice humaine, pour profiter de la manne en dollars. Son plan était d’une simplicité biblique, et reposait entièrement sur quelqu’un en qui il avait toute confiance : lui-même.

Après avoir terminé son thé, le Père Melnik se dirigea vers l’ascenseur.

Le plus tôt serait le mieux. Chaque heure renforçait l’emprise de Stéphanie sur sa victime.


* * *

— Entrez, cria Boris Sevchenko.

Assis près de la fenêtre, il regardait l’animation du parc d’attraction de Tivoli, de l’autre côté de la rue. Il était furieux contre lui-même. La veille au soir, il avait deux fois manqué de chance, en dépit du travail magnifique de Stéphanie. Maintenant il serait obligé de tenter un coup de force, même avec l’aide de l’Allemand.

La porte de la chambre de Stéphanie s’ouvrit et se referma. Rien que de très normal. C’était l’heure où la femme de chambre venait faire le lit. Comme celles de Malko et d’Otto Wiegand, sa chambre communiquait avec celle de Stéphanie.

Il ne sut jamais pourquoi, il jeta un coup d’oeil dans le mini-couloir réunissant les deux chambres. Juste à temps pour voir disparaître la soutane du Père Melnik.

Il fallut une seconde au prêtre pour se rendre compte que la chambre était vide. Il revint sur ses pas et se trouva nez à nez avec Boris. Les deux hommes étaient à quatre mètres l’un de l’autre, séparés par la porte de la chambre encore entrouverte. Le Russe ne vit pas tout de suite le parabellum P-08 dans la grosse main du prêtre.


* * *

Le Père Melnik avait son bon sourire habituel ; ses oreilles translucides rougirent légèrement, signe de contrariété.

— Dieu vous bénisse, dit-il d’une voix douce.

Et il ouvrit le feu.

La première balle rata le visage de Boris d’un demi-centimètre et arracha à la porte une esquille de bois. La seconde déchira le rembourrage de l’épaule de son costume et il tomba en arrière, ce qui le sauva car la troisième balle tirée par le prêtre passa exactement là où aurait dû se trouver l’estomac de Boris.

À quatre pattes, ce dernier agrippa la porte et l’ouvrit violemment. Le battant heurta le canon du pistolet, empêchant le prêtre de continuer son tir.

Boris en profita pour se glisser dehors, claquant la porte sur lui, puis détala ventre à terre dans le couloir. Aucun ascenseur n’étant là, il s’engouffra dans le première chambre ouverte pour se trouver nez à nez avec un couple de Suédois à qui il cria, en anglais :

— Vite, un fou veut me tuer !

Il se rua sur le téléphone et demanda la police. Tout en sachant qu’elle arriverait trop tard.


* * *

Le Père Melnik resta une seconde abasourdi, le P-08 à la main. Tout son plan s’effondrait. Si l’on avait trouvé les cadavres de Boris et de Stéphanie dans leur chambre, personne n’aurait pensé à soupçonner un prêtre. Et ceux qui auraient pu le faire auraient été trop contents pour présenter la moindre objection…

Mais rien ne s’était passé comme il l’avait prévu. Il pensait tuer d’abord Stéphanie et revenir ensuite abattre Boris dans sa chambre… Seulement la chambre et la salle de bains de la jeune femme étaient vides. Maintenant, il lui restait quelques minutes au plus : Boris était sûrement en train de donner l’alarme.

Le Père Melnik leva les yeux au ciel pour y chercher l’inspiration. Finalement, il décida de se tenir à son vieux principe : finir toujours ce qu’on avait commencé.

Il avança d’un pas et tourna la poignée de la salle de bains de Boris.

Elle résista.

— Stéphanie, appela Melnik d’une voix douce, ouvrez c’est Boris.

C’était un peu naïf, mais il n’avait pas tellement le choix. Bien entendu, il n’y eut pas de réponse. Il colla son oreille à la porte et entendit le déclic d’un récepteur téléphonique : Au Royal, les chambres avaient un téléphone dans la salle de bains.

Il essaya d’enfoncer la porte, mais réussit tout juste à se meurtrir l’épaule. Et les secondes passaient. Avant tout, il verrouilla la porte extérieure, puis revenant à la salle de bains, appuya le canon du P-08 sur le trou de la serrure et tira.

La détonation fit trembler les murs, mais la porte ne s’ouvrit pas. La balle avait en partie démantelé la serrure, mais le pêne était encore engagé. De nouveau Melnik appuya sur la détente. Cette fois, la serrure, aux trois quarts détachée de la porte, s’arracha au premier coup d’épaule de l’ecclésiastique.

Stéphanie poussa un cri perçant ; debout dans la baignoire pleine d’eau et de mousse, entièrement nue, elle fixait le Père Melnik, défigurée par la peur.

— Boris, glapit-elle, Boris !

Le Russe, dix étages plus bas, expliquait frénétiquement ce qui se passait à un employé incrédule. Normalement, le Royal est un hôtel extrêmement bien fréquenté…

Le Père Melnik ne s’attarda pas à la contemplation des charmes de le jeune femme. Levant son arme, il visa entre les deux seins en poire et appuya sur la détente.

À la même seconde, paniquée, Stéphanie jeta en avant la serviette qu’elle tenait crispée dans sa main droite.

Instinctivement, le Père Melnik leva son arme et la balle alla s’enfoncer dans le plafond. Dans cet espace restreint, l’explosion fut assourdissante. Les oreilles tintantes, le Père Melnik remit le ventre de Stéphanie dans sa ligne de mire et appuya de nouveau sur la détente.

Cette fois il y eut un « clic » étouffé par le cri de Stéphanie, folle de terreur.

Le doigt du prêtre se crispa sur la détente, n’obtenant qu’un second « clic ». Incrédule, il regarda son arme, tout paraissait en ordre. Aucune cartouche n’était coincée. Une troisième fois, il appuya sur la détente, sans plus de résultat. La cartouche avait fait long feu.

Furieux, il l’éjecta.

Stéphanie le regardait avec des yeux de folle.

— Non, non, hurla-t-elle, hystérique, lorsqu’elle vit le trou noir du canon se braquer à nouveau sur elle.

La balle la rejeta en arrière sur le carrelage blanc. Mais elle avait traversé la main tendue en avant de la jeune femme, au lieu de s’enfoncer dans la poitrine, avait seulement déchiré l’épaule et fracassé l’omoplate droite de Stéphanie. Sur le moment, elle n’eut même pas mal, anesthésiée par le choc. Tout tournait. Elle se sentit glisser le long du mur et l’eau tiède la recouvrit entièrement. Elle s’agrippa au rebord de la baignoire pour sortir la tête de l’eau. Un calme étrange l’avait envahie. Presque indifférente, elle vit le gros pistolet approcher de son visage. Comme au bon vieux temps, le Père Melnik se préparait à donner le coup de grâce d’une balle dans l’oreille, méthode sans faille.

L’eau de la baignoire rosissait. Le sol était inondé et Stéphanie, en tombant, avait éclaboussé la soutane du prêtre.

Il appuya sur la détente du P-08. Le percuteur claqua à vide. Prodigieusement agacé, il manoeuvra la culasse. Elle revint en avant et claqua de nouveau à vide.

Le chargeur du P-08 était vide.

Bêtement, le Père Melnik regarda à ses pieds le petit cylindre de cuivre jaune de la cartouche éjectée. C’est cette balle qui devrait être en train de se frayer un chemin dans le cerveau de Stéphanie.

Hélas ! un P-08 n’a que huit cartouches. C’est à de semblables détails que tiennent les victoires ou les défaites. Au même moment, il y eut un piétinement dans le couloir et une voix énergique ordonna en danois :

— Ouvrez immédiatement cette porte. Police.

Maintenant, c’était une question de secondes. Stéphanie entendit le brait et se redressa dans la baignoire, criant de toute la force de ses poumons, en allemand :

— Au secours ! Vite, vite !

Maladroitement, car ce n’était pas un homme violent, le Père Melnik tenta de la frapper avec la crosse du P-08 en le tenant par le long canon. Mais sa tête était trop basse. Le coup effleura l’épaule, déséquilibrant l’ecclésiastique. Il plongea dans l’eau savonneuse jusqu’au coude et pour éviter de tomber tout entier dans la baignoire, dut lâcher le pistolet qui tomba au fond.

L’eau était complètement rouge maintenant. Le visage de Stéphanie se trouvait à quelques centimètres de celui du prêtre. Il l’empoigna par ses cheveux blonds et tenta de lui tenir la tête sous l’eau.

De l’autre côté de la porte, les coups s’accéléraient. Plusieurs voix crièrent :

— Enfoncez la porte ! Enfoncez la porte !

Stéphanie, en dépit de son bras blessé, luttait comme une tigresse. Elle ne voulait plus mourir. Elle s’agrippa de son bras valide au cou du prêtre et chercha à l’attirer dans la baignoire.

Une de ses énormes oreilles transparentes était à proximité. Surmontant son dégoût, elle ouvrit la bouche et mordit de toutes ses forces, secouant la mâchoire pour arracher le morceau, comme elle l’avait vu faire aux chiens. Effectivement, un flot de sang lui inonda le visage et le père bondit en arrière avec un cri inhumain.

Stéphanie cracha quelque chose d’innommable dans l’eau souillée avant de s’évanouir…

Hagard, le Père Melnik, appuyé au lavabo, avait l’impression qu’elle lui avait arraché la moitié de la tête. Une rage folle l’avait envahi. Stéphanie était encore vivante, Otto la suivrait, surtout maintenant qu’il ne serait pas là pour l’en empêcher. C’était trop bête.

Son horreur de l’échec lui fit chercher autour de lui un objet pour en finir. Des coups de plus en plus forts ébranlaient la porte. Il lui restait quelques secondes : même pas le temps de la noyer à coup sûr. Et il n’y avait pas le moindre rasoir ! Le mot rasoir par association d’idée lui fit regarder la prise électrique au-dessus du lavabo.

Son coeur sauta de joie. Un long fil électrique en pendait, celui du rasoir électrique de Boris. Ce jour-là, Stéphanie était venue prendre un bain dans sa salle de bains, parce que le mélangeur automatique de la sienne était en panne. Boris avait l’habitude de toujours laisser son fil branché. Par paresse. Le Père Melnik en prit l’extrémité et se pencha sur la baignoire. Le bout arrivait juste dans l’eau.

Délicatement, il le plongea dans le liquide, en prenant bien soin de tenir le bout en caoutchouc.

Stéphanie, évanouie, eut un sursaut terrible, ses yeux s’ouvrirent et se fermèrent plusieurs fois, son corps se tendit et ses dents claquèrent avec une telle violence que toutes celles de devant se cassèrent net.

Tétanisée par le courant, elle eut plusieurs mouvements convulsifs, tandis que son coeur se mettait en fibrillation. Inconsciemment, sa main se tendit et saisit le poignet du Père Melnik…

Celui-ci eut l’impression qu’une main géante lui serrait le coeur à le briser et l’étouffait. Il ne pensa pas à lâcher le fil et le plongea encore plus dans la baignoire. Il voulut parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche : il était déjà paralysé. Avec une surprise horrifiée, il vit sa main gauche trembler comme celle d’un vieillard.

Il ne sentait même plus la douleur de son oreille. Évanoui, il bascula sur le carrelage, entraînant le fil électrique qui s’arracha de la prise. Au même moment, les plombs sautaient dans tout l’étage, et la porte, enfoncée, s’ouvrait avec fracas.

Le policier en casque blanc sans visière qui pénétra le premier dans la salle de bains, un luger au poing, s’arrêta stupéfait devant le spectacle.

Le Père Melnik était couché sur le dos, la soutane relevée sur ses caleçons longs, l’oeil gauche fermé, l’autre fixant le plafond, agité encore d’une légère fibrillation. Stéphanie avait la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte et la poitrine hors de l’eau. Les bouts de ses seins, raidis par l’agonie pointaient dans la même direction que l’oeil ouvert du prêtre. Il y avait du sang partout.

Le policier abaissa son arme. Il n’avait jamais vu une telle horreur. Et un prêtre ! Il fut bousculé par un Boris hagard qui s’arrêta sur le seuil de la salle de bains. Il jura à voix basse, en russe.

— Un médecin, vite ! jeta-t-il. Elle est peut-être encore vivante.

Écartant sans ménagement le corps inerte du prêtre il se pencha sur Stéphanie et la souleva dans ses bras. Le policier la saisit par les jambes et ils la portèrent sur un des lits. Boris, au passage, jeta un regard de haine indicible au Père Melnik. Seul, il l’aurait volontiers balancé dans la cuvette des W.-C.

Le médecin de l’hôtel, un Danois flegmatique et chauve, auscultait Stéphanie à travers une serviette qui s’imbibait rapidement du sang de sa blessure.

— Le coeur est en fibrillation, dit-il, il y a peu de chances de la sauver.

Il commença à lui faire un violent massage cardiaque pendant que le policier appelait frénétiquement les pompiers. On avait sorti le Père Melnik de la salle de bains et il était étendu à même la moquette grise. Un des policiers défit respectueusement la soutane et appliqua son oreille sur sa poitrine.

— Vite, appela-t-il, celui-ci vit encore.

Le médecin abandonna Stéphanie, vint s’agenouiller près du prêtre et commença le massage. Blême, Boris l’attrapa par l’épaule.

— Pourquoi la laissez-vous ? Cet homme est un criminel !

Le médecin s’interrompit une seconde pour répliquer :

— Il y a une chance de le sauver, pas elle. Je suis médecin avant tout.

Ivre de rage, les poings serrés, Boris contempla la scène, impuissant. Quelques minutes plus tard, les pompiers firent irruption dans la pièce avec du matériel de réanimation et un second médecin… Ils placèrent un masque à oxygène sur le visage de Stéphanie.

Une heure plus tard, le premier médecin déclara Stéphanie officiellement morte d’électrocution. Le Père Melnik vivrait, mais on ignorait quels étaient les dégâts causés à son cerveau. Il pouvait être aveugle, idiot ou paralysé.

Au choix.

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