Son Altesse Sérénissime le prince Malko, chevalier de l’Ordre des Séraphins, Margrave de Basse-Lusace, chevalier de droit de l’Aigle-Noir, comte du Saint-Empire romain, landgrave de Kletsaus, chevalier d’honneur et de dévotion de l’Ordre souverain de Malte – pour ne citer que ses titres les plus importants – était en train de se dire, qu’après tout, il valait mieux être de sang noble, encore bien conservé et pas trop pauvre plutôt que mort, au fond du cimetière d’Arlington, en Virginie, sous un carré de gazon vert.
C’est là que la CIA fait enterrer les barbouzes particulièrement méritantes, mortes au champ du déshonneur.
Bien que l’on soit au mois de juin, il avait demandé que l’on fasse du feu dans la bibliothèque, juste pour le regard. Les flammes faisaient danser de drôles de lueurs dans les yeux d’Alexandra.
Ils étaient étendus tous les deux sur un profond canapé de velours rouge. Malko drapé dans une robe de chambre d’épaisse soie thaï, Alexandra, dans ses interminables cheveux blond-vénitien. À leurs pieds, une bouteille de Dom Pérignon 1959 – une année particulièrement bonne – était aux trois quarts vide.
Alexandra termina sa coupe et la jeta dans l’âtre où elle se brisa. Petite manie de la jeune Autrichienne qui pensait que cela portait bonheur.
Elle effleura de ses lèvres le cou de Malko.
— Je t’aime, mein Hoheit[5], dit-elle pensivement.
Jamais les yeux d’or de Malko n’avaient été aussi dorés. Il caressa la longue cuisse nue d’Alexandra et, à son tour, vida sa coupe puis la jeta dans le feu.
— Tu es merveilleuse, dit-il.
Il connaissait Alexandra depuis toujours. Orpheline, elle dirigeait d’une main de fer un domaine agricole voisin de son château. Ils avaient flirté ensemble longtemps avant que la jeune Autrichienne ne consentît à devenir sa maîtresse, deux ans plus tôt, dans des circonstances dramatiques.[6]
Partageant son temps entre les USA, ses voyages pour la CIA, et son château, Malko quittait fréquemment Alexandra. Ce qui causait des drames sans fin.
D’un orgueil himalayen et d’une jalousie défiant l’imagination, elle se refusait à partager Malko. À chacun de ses retours, il devait la reconquérir, lui téléphoner, la noyer de roses, bref apaiser son amour-propre blessé. Mais le résultat en valait la peine. Alexandra, quand elle le voulait, était une créature de rêve.
La veille, Malko avait donné une soirée dans son château, où étaient venus des gens de Vienne et des environs. C’était la première fois qu’il étrennait la rampe extérieure construite en son absence permettant aux voitures de débarquer leurs passagers directement dans les salons du premier étage.
Ce raffinement avait eu beaucoup de succès. Ainsi que le Dom Pérignon 1959 et le caviar « Bélouga » d’Iran.
Alexandra avait joué la maîtresse de maison, follement excitante dans une robe de mousseline rose qui dévoilait les neuf dixièmes de son corps. Malko en avait oublié de baiser quelques mains, assez ridées, il faut dire à sa décharge. Un peu plus tard, en dansant avec Malko dans le grand salon tout juste restauré, Alexandra s’était conduite avec la charmante indécence d’une jeune guenon. Son chignon compliqué et son air hautain inspiraient pourtant le respect à ses autres soupirants.
Les invités partis, il l’avait trouvée l’attendant dans le salon dont elle avait éteint tous les lustres, ne laissant brûler que deux gros chandeliers.
Il avait compris le pourquoi de son sourire un peu moqueur lorsqu’il l’avait enlacée. La jolie robe de mousseline était le dernier et fragile rempart de sa pudeur.
Elle connaissait ses goûts.
La robe délicate n’avait pas survécu à leur caprice mais ils s’étaient endormis, merveilleusement heureux, ivres d’érotisme et de champagne, à même le somptueux boukhara qui avait amorti leur étreinte.
— À quoi penses-tu ? demanda Alexandra, soudain soupçonneuse.
— Il n’y a plus de champagne, remarqua Malko.
Il sonna.
Quelques instants plus tard on frappa. Alexandra s’enveloppa en hâte dans la couverture de vigogne et Malko cria :
— Entrez.
Elko Krisantem passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Une autre bouteille, demanda Malko.
Le Turc referma. Depuis que Malko l’avait ramené d’Istanbul[7], ce tueur à gages s’était mué en un merveilleux majordome. Sa haute silhouette et sa fine moustache séduisaient tous les invités de Malko. Et, le cas échéant, Krisantem – spécialiste du lacet à étrangler – savait discrètement aider Malko dans certaines de ses missions.[8]
Et s’il se tenait parfois voûté, c’était sa vieille habitude de porter son parabellum Astra sous sa boucle de ceinture.
Après un coup discret, il réapparut avec une bouteille de Dom Pérignon, l’ouvrit et s’éclipsa.
Malko regardait le liquide ambré. Il aimait les bulles irréelles et luxueuses.
Alexandra se rapprocha et glissa ses longs doigts contre la peau de sa poitrine.
— Tu as encore mal, murmura-t-elle… Pourquoi n’abandonnes-tu pas ce métier de fou pour venir vivre ici ? Ils finiront par te tuer…
Malko grogna, avec un geste vague :
— Il faut que je finisse le château. Cela coûte une fortune. Je ne connais pas d’autre métier. Et puis, si je dois t’épouser…
Elle le regarda, ses grands yeux verts soudain assombris.
— Tu sais bien que je ne suis pas une de tes putains de luxe…
Il n’osait pas s’avouer qu’au fond il s’était pris à aimer sa vie d’aventures et de danger.
Lorsqu’il avait commencé à travailler pour la Central Intelligence Agency, c’était uniquement pour payer la restauration de son château, ses revenus lui permettant de vivre sans travailler. Maintenant, il s’était pris au jeu. Certes, il abhorrait toujours la violence et se servait le plus rarement possible du pistolet super-plat offert par son chef David Wise.
Mais l’espionnage, c’était aussi un jeu de l’esprit, une lutte d’intelligence entre deux adversaires. Un des derniers domaines où le cerveau comptait encore. Les Américains arrivaient à produire des cosmonautes en série, avec des militaires sans imagination convenablement gavés de technologie et d’idéal, mais les grands espions, on les comptaient encore sur les doigts d’une main. Avec de bons ordinateurs, on peut aller sur la lune. Mais le plus gros ordinateur du monde ne sert à rien lorsqu’il faut convaincre un homme de trahir.
Et, en plus, pour des raisons fallacieuses.
Mais cela, il n’osait pas l’expliquer à Alexandra. Ni qu’il risquait de s’ennuyer à Liezen. Bien qu’il s’y trouvât quand même mieux que dans sa petite maison de Poughkeepsie, près de New York. Son domicile américain. Pourtant, cette fois, il avait bien failli ne jamais revoir son château… Lorsque le Boeing de l’Air Force en provenance de Hong-Kong avait atterri à San Diego, l’équipage de l’avion donnait sa peau à dix contre un…[9]
Puis les médecins de la Navy avaient fait des miracles en parvenant à lui retirer les quatre balles qu’il avait dans le corps.
On l’avait transporté à l’hôpital de Bethesda, à Washington, et David Wise en personne était venu le voir pour le féliciter. Cela faisait six mois de cela. Les blessures s’étaient refermées tant bien que mal, mais il restait fragile des poumons pour le restant de ses jours. Heureusement qu’il ne fumait pas.
Il y avait eu un épisode courtelinesque lorsqu’il avait quitté Bethesda : on lui avait réclamé une note de 6 483 dollars et 75 cents.
Sa rage avait été si forte qu’il avait failli rouvrir ses blessures. Accouru, un obscur fonctionnaire de la CIA s’était arraché les cheveux. Les agents « noirs »[10] comme Malko n’étaient pas affiliés à la Blue Cross, l’assurance maladie et accidents des fonctionnaires américains. Et pour cause. Puisque, officiellement, ils n’existaient pas.
Finalement, le fonctionnaire atterré avait dû confectionner tout un faux dossier, imputant les 6483 dollars à un fonctionnaire de la CIA qui, lui, se portait comme un charme.
Depuis, Malko n’avait plus bougé de son château. Les deux premiers mois, il se levait quatre heures par jour puis, peu à peu, avait repris une vie normale. Par l’intermédiaire de l’antenne CIA de Vienne, David Wise prenait régulièrement de ses nouvelles, mais on le laissait au vert. Ses blessures s’étaient cicatrisées, laissant des marques assez impressionnantes qui s’étaient ajoutées à celle du coup de poignard reçu à Bangkok[11]. Décidément l’Extrême-Orient ne lui était pas favorable…
Il profitait de ce repos forcé pour superviser personnellement les travaux de son château, tâche remplie en son absence par Krisantem.
Depuis qu’il avait commencé, très proprement, à couper la gorge d’un menuisier qui tentait de faire passer du sapin plaqué acajou pour de l’acajou massif, le niveau de conscience professionnelle avait considérablement augmenté parmi les artisans de Liezen.
— Veux-tu te coucher ? Tu as l’air fatigué, mein Hoheit.
Moqueuse et tendre. Mais elle aimait bien son titre, parfaitement authentique.
Malko rêvait, sa coupe de champagne à la main. Il allait répondre lorsque la sonnerie du téléphone grelotta dans l’entrée. Il entendit Krisantem aller répondre puis le Turc frappa timidement à la porte. Le spectacle d’Alexandra était très mauvais pour ses artères.
— C’est Vienne, annonça-t-il. Un monsieur de l’ambassade.
Elko Krisantem avait un respect religieux pour les fonctionnaires américains depuis qu’ils l’avaient fait sortir de Turquie en dépit d’un casier judiciaire long comme le Coran.
Malko se leva. David Wise s’inquiétait encore de sa santé.