Le capitaine Fred Olsen était d’une humeur massacrante. Tout allait mal depuis qu’il avait débarqué à Copenhague pour une escale de quarante-huit heures.
D’abord la poinçonneuse électrique de Tatoo Jack était tombée en panne au moment où le tatoueur – spécialité de Copenhague – s’attaquait à la queue d’une très jolie sirène tatouée sur son avant-bras gauche. Or, le capitaine Olsen partait le lendemain matin, et le concurrent de Tatoo Jack, Tatoo John, était déjà fermé. Le Danois avait eu beau essayer de convaincre Olsen qu’une sirène sans queue c’était quand même très joli, le Norvégien était parti ivre de rage.
Au Hong-Kong, restaurant-cabaret de Nyhavn, cela n’avait pas été mieux. Dans cet estimable beuglant, les garçons avaient la mauvaise habitude de se servir généreusement dans les verres des clients quand ceux-ci dansaient. Aussi bien dans un noble souci de la santé de la clientèle que pour faire marcher le commerce. Mais Fred Olsen était tombé sur un garçon en train de boire son schnaps et lui avait fait sauter la mâchoire inférieure. D’où, discussion et expulsion.
Suivi d’une poignée de membres de son équipage, le capitaine Olsen avait continué l’exploration de la rive gauche de Nyhavn, par le Manhattan-Bar, boîte tenue par un gérant barbu et bon enfant où le schnaps ne coûtait que trois couronnes. Mis en appétit par l’exhibition d’une grande fille brune un peu maigre en mini-kilt, se démenant au son d’un orchestre yé-yé, le Norvégien s’était rué sur le distributeur automatique de préservatifs situé dans les toilettes de la boîte.
Hélas ! l’appareil était vide.
Pour se soulager. Fred Olsen l’avait démoli à coups de poing et le fracas avait attiré le patron qui lui avait demandé d’aller passer ses nerfs ailleurs.
Ensuite, entouré de quatre de ses marins, il avait échoué au Teddy-Bar Ritt, où la sono de l’orchestre faisait trembler le vieux plancher. Si les tables n’avaient pas été scellées, le Norvégien en aurait volontiers jeté une sur l’orchestre pour le faire taire.
Et maintenant, il se retrouvait sur le trottoir de Nyhavn avec une furieuse envie de se vider la vessie. Il hésita à réveiller de cette façon un ivrogne endormi dans un porche, puis mit le cap sur l’extrémité de Nyhavn se terminant sur la mer. À côté de l’autre partie du canal, c’était étrangement calme. Le Teddy-Bar Ritt était la dernière boîte. Après il n’y avait plus que de tranquilles immeubles éteints. Sur l’autre rive du canal, des passagers attendaient dans une cage vitrée le ferry pour Malmö.
Fred Olsen et ses marins tenaient tout le trottoir. Ils ne prêtèrent aucune attention à un homme qui venait à leur rencontre, la tête baissée et les mains dans les poches. Celui-ci était si absorbé par ses pensées qu’il vint littéralement s’encastrer dans la gigantesque poitrine du capitaine Olsen. Celui-ci l’écarta d’une bourrade. Il avait trop envie de pisser pour se battre. L’autre marmonna une vague excuse et s’écarta. Olsen était déjà passé. Trois mètres plus loin, l’inconnu passa sous un réverbère en même temps que le second d’Olsen. Celui-ci jeta un coup d’oeil curieux à l’homme qui avait pu bousculer son capitaine sans suite fâcheuse et poussa aussitôt une exclamation.
Il cria quelque chose en norvégien à Fred Olsen qui se retourna d’un bloc.
L’homme s’était arrêté aussi, surpris par le cri.
Le géant qu’il avait bousculé le regardait avec un mélange de stupéfaction et d’horreur. D’abord Otto Wiegand crut au caprice d’un ivrogne. Puis sa mémoire se remit en branle et un froid glacial descendit le long de sa colonne vertébrale.
Le hasard venait de lui jouer un mauvais tour. Le capitaine du Ragona était le dernier homme sur terre qu’il souhaitait rencontrer. Il aurait eu encore une minuscule chance de s’en sortir. S’il n’avait pas obéi à son instinct de conservation. Il se précipita vers le porche le plus proche…
Or, jusqu’à cette seconde précise, le capitaine Olsen n’était pas totalement sûr que l’Allemand fût le meurtrier de sa nièce. Otto Wiegand secouait furieusement la porte devant lui.
Un coup de pied dans le poignet lui fit lâcher prise. Déséquilibré, il battit l’air de ses bras, en avant. Un poing monstrueusement gros s’écrasa sur sa bouche. Il eut l’impression que ses dents reculaient. Il tomba sur le dos et sa tête heurta violemment le macadam.
Lorsqu’il reprit connaissance, il vit d’abord deux bottes près de son visage. Son regard remonta et trouva le visage du capitaine Olsen. Il attendait, les poings serrés, les yeux fous. Il avait perdu sa casquette et ses cheveux blonds lui tombaient dans les yeux. À son expression, Otto Wiegand comprit que le Norvégien allait le tuer.
Autour de lui il compta quatre autres marins, tous du même gabarit, en un cercle presque parfait dont il était le centre.
Les Norvégiens ne disaient plus un mot. Cette partie de Nyhavn était silencieuse et déserte. Les deux policiers à pied en casquette plate qui surveillaient la sortie des boîtes ne dépassaient jamais le coin de Toldbodgade, cent mètres plus haut. Précautionneusement, Otto Wiegand se releva sur un coude. Il fonça dans les jambes les plus proches et reçut un coup de pied en pleine poitrine qui lui coupa le souffle. Puis, Olsen se pencha sur lui, le releva d’une seule main et lui jeta en mauvais anglais, face contre face :
— Salaud, je vais te crever comme tu as crevé la petite !
Otto Wiegand eut un vertige de désespoir en pensant à ce meurtre inutile.
Il ouvrit la bouche pour se défendre, mais de nouveau, le poing s’abattit, cette fois sur son nez. Il hurla.
C’est Boris qui retrouva le premier Otto. Il avait pensé à Nyhavn lui aussi. Après avoir exploré en vain les boîtes de la rive droite, il allait chercher ailleurs lorsqu’il aperçut le groupe entourant un homme étendu à terre.
Dès qu’il eut reconnu l’Allemand, il se précipita, fou de joie.
Il avait déjà la main sur l’épaule d’Otto Wiegand quand il sentit une piqûre au côté. Un des Norvégiens tenait un couteau à large lame contre son foie, prêt à l’enfoncer, le visage impassible. Il lui dit le seul mot d’anglais qu’il connaissait :
— Go !
Lentement, Boris recula. Il se retrouva adossé au mur, toujours menacé par le marin. On aurait dit de loin deux pédérastes en train de se livrer à un acte contre nature.
Par terre, Otto Wiegand se débattait comme une chenille coupée en deux. Le capitaine Olsen visa soigneusement et son pied s’enfonça entre les côtes de l’Allemand qui se recroquevilla encore. Ce coup-là avait du lui casser au moins trois côtes. Boris, malgré lui, se pencha en avant, faisant entrer la lame du poignard de près d’un centimètre. L’homme qu’il était chargé de récupérer à tout prix était en train de se faire massacrer sous ses yeux.
— Arrêtez, cria-t-il en anglais, je vous donnerai beaucoup d’argent.
Olsen envoya un nouveau coup de pied. Dans les reins cette fois. Wiegand se détendit sous la douleur fulgurante et retomba avec un sanglot. Aucun des Norvégiens ne tourna la tête vers le Russe. Soit qu’ils n’aient pas compris, soit qu’ils s’en moquent.
— La police ! hurla Boris, appelez la police.
Police, en danois, se dit Policie. Cette fois, les Norvégiens comprirent. Celui qui menaçait Boris retira brusquement son arme de son ventre et appliqua la pointe sur sa trachée artère, avec une mimique significative.
Boris se tut. Il n’y avait plus d’espoir de sauver Otto Wiegand. Les autres allaient le massacrer.
Ce n’est pas pur hasard que la voiture de Malko s’engagea dans Nyhavn. Avec Lise, il avait passé au peigne fin le parc d’attractions de Tivoli, puis les bars mal famés du quartier de la gare. À cette heure tardive, il ne restait que Nyhavn où sont concentrés toutes les boîtes à matelots de Copenhague.
Si Otto Wiegand ne pleurait pas dans les bras d’une putain à sept couronnes de Studies Straede, il devait se trouver à Nyhavn.
Une fois de plus, ils s’étaient partagé la besogne. Tandis que Lise explorait toutes les petites rues entourant Nyhavn, Malko avait commencé la tournée de Nyhavn par le Krokodilen, discothèque pour marins aisés.
Lui aussi allait abandonner sa quête lorsqu’il avait aperçu, à une centaine de mètres du Teddy-Bar Ritt, un groupe d’hommes qui semblaient se battre. Dans sa situation, rien de ce qui était insolite ne le laissait indifférent.
Il alla voir de quoi il s’agissait.
Tout se passa ensuite trop vite pour qu’il puisse faire la seule chose efficace : aller prévenir la police. Son regard embrassa en même temps Boris cloué au mur comme un papillon et la larve sanglante qui se roulait par terre, en qui on reconnaissait encore Otto Wiegand.
La seconde suivante, un couteau à découper un boeuf était appuyé entre ses reins. Et le massacre continuait.
Il ne vit pas le coup de pied mais entendit le hurlement d’Otto. Le lourd brodequin du capitaine Olsen lui avait arraché la narine gauche. Un jet de sang dégoulina sur ses lèvres. Les deux mains crispées sur le visage, il poussait des rugissements entrecoupés de sanglots.
Le seul espoir, c’était Lise. À condition qu’elle les retrouve à temps et qu’elle file avant tout prévenir la police. Même dans ce cas, les Norvégiens avaient mille fois le temps d’achever Otto Wiegand d’un coup de couteau.
Malko ne comprenait pas pourquoi ils s’archarnaient ainsi sur l’Allemand. Il sentait que ce n’était pas une simple bagarre après boire, mais quelque chose de plus féroce dont la raison lui échappait.
Boris lui cria d’une voix étranglée :
— Mais, faites quelque chose, bon sang, ils le tuent.
Risquant l’éventration, Malko fit un pas en avant vers le plus grand des Norvégiens, celui qui frappait Otto.
— Halt ! cria-t-il en allemand, sofort !
Il y avait tellement d’autorité dans sa voix que le géant se retourna.
— Vous êtes en train de commettre un meurtre, continua-t-il en anglais.
Ses yeux dorés s’étaient vrillés dans ceux du capitaine Olsen et il cherchait, de toute la force de sa volonté à stopper le Norvégien.
Ce dernier répondit lentement, en cherchant ses mots :
— Cet homme a tué ma nièce, sur mon bateau, il y a une semaine. Maintenant, je vais le tuer.
C’était sans colère et sans appel.
Ses énormes mains pendaient comme des crocs de boucher le long de son pantalon. À quelques dizaines de mètres de là, des marins et des filles dansaient, ignorants du drame.
— Ne tuez pas cet homme, plaida Malko. Nous avons besoin de lui, vivant. S’il a commis un meurtre, il sera déféré à la justice de ce pays.
Mais l’autre n’était qu’un bloc de haine. Il secoua la tête lentement et dit à voix basse :
— Foutez-moi la paix.
La loque gémissante qui avait été Otto Wiegand émit un gargouillis suppliant. Le capitaine Olsen tourna son dos massif et se pencha sur l’Allemand. D’une seule main, il le releva, l’appuya contre le mur, et à toute volée, lui écrasa son poing sur le visage.
Il y eut un bruit mou répugnant quand les cartilages cédèrent. Cette fois, l’Allemand émit tout juste une plainte indistincte. Le poing gauche du Norvégien le cueillit au foie et parut s’enfoncer dans son corps. Mêlé au sang, de la bave apparut sur sa bouche en lambeaux.
Otto Wiegand s’affala. Le Norvégien continua à frapper méthodiquement, à coups de pied et de poing, avec une force démente. Il était déjà dans un semi-coma, et ne sentait plus les coups. Désespérément son cerveau lui disait de s’expliquer, de plaider sa cause. Il avait la sensation de parler, d’articuler des mots distincts, mais seul un borborygme incompréhensible franchissait ses lèvres. Une nouvelle fois, Olsen le releva, le tint à bout de bras comme un pantin désarticulé, avec un mépris infini. Si seulement ceux à qui Otto Wiegand faisait briser les genoux dans les cellules de Pankow avaient pu le voir…
— Salope, cracha le marin dans sa langue, j’aurais voulu avoir tout le temps de te faire crever…
Un groupe bruyant sortit du Teddy-Bar Ritt et se dirigea vers eux, tenant toute la chaussée. Olsen comprit qu’il n’aurait pas le temps de tuer Otto Wiegand comme il l’aurait voulu. Sa main plongea dans la poche de son pantalon et il ramena l’arme qui ne le quittait jamais : trois maillons de chaîne d’ancre montés sur un manche de bois. Six bonnes livres.
Il leva le bras droit et la masse cingla à toute volée le front de l’Allemand.
L’os frontal parut se dissoudre. La marque des maillons s’incrusta dans la chair, en blanc pâle, puis tout éclata en une grosse fleur rouge.
Otto Wiegand ne cria même pas. Comme une masse, il s’abattit contre le trottoir, mort.
Le capitaine Olsen resta les bras ballants, sa chaîne se balançant au bout de son poing. Le groupe qui lui avait fait hâter la fin d’Otto Wiegand avait fait demi-tour. De nouveau, c’était le silence. Le Norvégien se sentait frustré, volé. Ce n’était plus un homme qu’il avait devant lui, mais un petit tas de chiffons. Ce ne pouvait pas être cela qui avait tué Helga.
D’une phrase brève, il rameuta ses hommes. Ceux qui tenaient en respect Malko et Boris escamotèrent leurs armes. Puis, presque d’un pas normal, ils s’éloignèrent vers Toldbodgade. Dans quelques heures le Ragona lèverait l’ancre. La vie reprendrait comme avant pour le capitaine Olsen, jusqu’à la retraite. Oslo, Montréal, Riga. Avec deux fantômes.
Boris et Malko se regardèrent. À quoi bon poursuivre les Norvégiens. Ils n’étaient pas policiers. Et rien ne pourrait rendre la vie à Otto Wiegand.
Malko se pencha sur l’Allemand. Ses yeux étaient grands ouverts. Son front enfoncé lui donnait l’air têtu.
Boris regarda à son tour. Le Russe laissa tomber dans sa langue, parfaitement comprise de Malko.
— Nous ne l’aurons ni l’un ni l’autre. Nitchevo.
Puis, il tourna les talons et s’éloigna à son tour. Il se souciait peu de se trouver là quand la police découvrirait le cadavre et il fallait qu’il rédige au plus vite un rapport circonstancié sur la mort d’Otto Wiegand. Ce n’était pas trop mauvais pour lui.
Après tout, Otto Wiegand, s’il n’avait pas regagné l’Allemagne de l’Est, n’avait pas parlé et ne pouvait plus servir à personne.
Resté seul, Malko contempla pensivement le cadavre.
Cette fois, c’était l’échec pur et simple. Et David Wise ne connaîtrait jamais la liste des agents ouest-allemands travaillant pour l’Est. C’était trop bête.
Un claquement de talons hauts l’arracha à ses réflexions. Il leva les yeux et aperçut la silhouette de Lise se dirigeant droit vers lui.
Mieux vaut tard que jamais.
— Mais où étiez-vous passé ? demanda-t-elle.
Malko bougea et elle aperçut le cadavre sanguinolent.
— Oh ! C’est vous…
— Non, fit Malko, ce n’est pas moi.
Fascinée, la jeune Danoise n’arrivait pas à détacher ses yeux du corps disloqué d’Otto Wiegand. Mais elle se mordait la main pour ne pas crier.