Chapitre XIII

— Cela ne peut plus durer, fit sèchement Malko. La prochaine fois, ils vont réussir. Soit à me tuer, soit à vous enlever… Demain vous allez partir aux USA avec moi.

Otto Wiegand lui jeta un regard noir. Visiblement la première éventualité le laissait de glace.

— Je ne suis pas encore décidé à partir, répliqua-t-il.

Malko en avait par-dessus la tête de l’Allemand. Leur discussion durait depuis une heure dans la chambre du Royal. Les Russes tentaient le tout pour le tout. Ils avaient essayé deux fois de le tuer en quelques heures.

En plus, Louis Jones et Milton repartaient le lendemain matin. David Wise considérait déjà l’histoire comme réglée. Comme s’il n’avait pas su que les Popovs n’abandonnaient jamais… Malko ouvrait la bouche pour dire une phrase bien sentie à Otto Wiegand lorsque le téléphone sonna.

L’Allemand décrocha. Aussitôt l’expression de son visage se modifia. Posant la main sur le récepteur, il intima à Malko :

— Laissez-moi seul, je vous prie. Je ne suis pas encore dans une prison américaine.

Inutile de demander si c’était Stéphanie. Malko passa dans sa chambre par le couloir commun. Dès qu’il fut seul, Otto fondit littéralement :

— Stéphanie ! Tu m’entends ?

— Mon chéri, oh ! mon chéri, comme je suis contente de te parler, dit l’Allemande d’une voix énamourée. Tout ce qui nous arrive est si terrible. J’avais peur que tu me laisses repartir sans me voir.

Jamais, depuis leurs abominables retrouvailles à Skagen, elle ne lui avait parlé sur ce ton. Une petite voix, au fond de sa tête, avait beau crier « casse-cou », il voulait la croire. Pourtant, pour sauver la face, il coupa ses protestations d’amour.

— Pourquoi m’as-tu trompé comme tu l’as fait, Stéphanie ? Tu sais comme je t’aime.

Là, Sarah Bernhardt aurait ânonné son texte, mais Stéphanie fut sublime. Otto pouvait entendre les larmes dans sa voix.

— Oh ! mon chéri, j’étais folle, je ne savais plus ce que je faisais. J’ai voulu te rendre jaloux et je ne pouvais plus m’arrêter. Je ne veux pas te perdre.

Elle s’arrêta pour laisser aux mots le temps de pénétrer le cerveau ébranlé d’Otto.

— Mais Boris ? commença-t-il.

— Boris est ton ami, coupa-t-elle. Il ne veut que ton bien. Ces Américains veulent te faire trahir ; lui tient seulement à ce que tu reviennes dans ton, dans notre pays…

— Il m’a encore fait attaquer aujourd’hui, bougonna Otto.

— Non. Il voulait seulement te débarrasser de ton prince. Cet homme est un démon. Il avait déjà préparé ton enlèvement…

Elle avait réponse à tout, la douce Stéphanie…

— C’est trop dangereux de revenir en Allemagne, dit quand même Otto.

Stéphanie sentit qu’elle était en terrain glissant et s’en tira par un brillant coq-à-l’âne.

— J’ai tellement envie de te voir, roucoula-t-elle. Que tu me serres dans tes bras…

L’instinct de conservation de l’Allemand fondit comme neige au soleil. Chaque mot de Stéphanie effaçait une vision horrible. Brutalement, il éprouva un désir forcené pour elle.

— Viens, demanda-t-il d’une voix étranglée.

— Pas à l’hôtel, souffla Stéphanie. Retrouvons-nous au restaurant. J’y suis déjà. Au Krog, dans Gammel-Strand, en face du Palais de Christianborg. Mais je t’en supplie, viens seul. Je veux te parler.

Otto hésita le quart d’une seconde. Si Stéphanie lui avait donné rendez-vous dans un lieu discret, il se serait méfié, mais un restaurant élégant, au coeur de Copenhague…

— J’arrive, mon amour, dit-il avant de raccrocher.

Tout doucement, il s’approcha de la porte de communication et la ferma à clé. Il passa sa veste et ouvrit celle de la chambre. Le couloir était désert. Et en plus, Malko avait oublié ses clés sur la porte de sa chambre.

Cela fit un bruit léger lorsque l’Allemand donna un tour de clé, avant de s’enfuir en courant. Par chance, un ascenseur arrivait. Il s’y engouffra.


* * *

Malko devina plutôt qu’il n’entendit le bruit du tour de clé. En vingt secondes, il eut vérifié qu’il était enfermé. Il appuya sur les trois boutons près de son lit, appelant la femme de chambre, le valet et le sommelier.

D’habitude, le service était ultra-rapide au Royal. À tel point que l’on se demandait si le personnel n’attendait pas derrière les portes, au garde-à-vous.

Cette fois, cela prit quand même trois minutes. Il eut le temps d’appeler Krisantem et les gorilles qui ne répondaient ni les uns ni les autres, avant que la clé ne tournât dans la serrure.

Devant la femme de chambre éberluée, il fonça à son tour vers l’ascenseur.

Bien entendu, Otto avait disparu. En bas, Malko s’adressa au portier. Ce dernier se souvenait parfaitement du gentleman allemand parti en taxi. Mais où ? Malko lui glissa un billet de vingt couronnes et l’autre se découvrit sur-le-champ l’intelligence d’Einstein.

— Le taxi va revenir, monsieur, expliqua-t-il. Il est toujours en station ici.

Malko se mit à faire les cent pas devant l’hôtel. Mais il attendit près de vingt minutes avant que le portier ne lui fît signe. Entre-temps, le taxi avait effectué une autre course.

Il y eut un bref dialogue en danois entre les deux hommes et le portier annonça :

— Il a conduit ce monsieur chez Krog. C’est un très bon restaurant.

— Nous allons chez Krog, annonça Malko en s’installant dans l’Opel.

Cinq minutes plus tard, il était arrivé. Le restaurant se trouvait sous un petit canal tranquille, le Gammel-Strand, entre un antiquaire et une galerie de tableaux, avec en face la masse sombre de Christianborg. Toutes les maisons avaient au moins un siècle.

Malko monta les quelques marches conduisant au Krog. En quelques secondes, il eut inspecté la salle vieillotte et pleine de charme. Des chandeliers brûlaient sur chaque table.

Mais ni Stéphanie, ni Otto, n’étaient là. Le maître d’hôtel s’approcha de lui. Malko expliqua qu’il cherchait des amis.

— Il y a encore quelques personnes en haut, annonça le Danois.

L’escalier était dissimulé derrière une tenture. Malko le grimpa quatre à quatre et s’arrêta sur le seuil de la seconde salle. À la première table, Otto, la main posée sur celle de Stéphanie, la regardait mort d’amour.

Deux tables plus loin, Boris dînait seul. Il y avait encore deux autres tables occupées.

Boris et Otto aperçurent Malko en même temps. Ce dernier crut que l’Allemand allait lui sauter à la gorge. Il dit quelque chose à Stéphanie qui se retourna et jeta un regard glacial à Malko.

Le Russe ne broncha pas, mais ses traits se durcirent imperceptiblement. Malko n’était pas le bienvenu. Il alla s’asseoir derrière Boris, comme si de rien n’était.

Ce soir, suprême habileté, Stéphanie était belle, mais pas agressive. Ses cheveux blonds relevés en chignon lui donnaient l’air hautain et distingué et son corps admirable était chastement escamoté par une robe de jersey de soie imprimée.

Lorsque le garçon lui apporta la carte, Malko lui donna le numéro de téléphone de Lise, en lui demandant de l’appeler pour qu’elle vienne le rejoindre de toute urgence.

Puis il commanda une truite fumée et un sorbet à l’orange. Momentanément il avait repris l’avantage.

La jeune Danoise arriva au moment où Malko finissait sans joie sa truite pourtant délicieuse. Sa robe bleue ultra courte ne sembla pas impressionner le maître d’hôtel. Malko lui résuma les événements.

Maintenant, ils étaient seuls avec leurs adversaires. Les deux couples de Danois ayant terminé.

Malko aurait donné la moitié de son aile nord – celle qui n’était pas restaurée – pour savoir ce que Stéphanie et Otto se disaient.

Dire que la CIA fabriquait de si jolis micros directionnels…

Lise, plongée dans la contemplation de la décoration murale – sabres et boucliers du siècle dernier – ne lui était pas d’un grand secours.

Près de vingt minutes se passèrent sans rien apporter de nouveau. Sauf un très court conciliabule Boris-Otto, du plus mauvais augure.

Il y eut soudain un bruit de chaises remuée et Malko leva les yeux des restes de son sorbet. Otto et Stéphanie se levaient. Stéphanie sortit la première. Malko avait repoussé sa chaise.

— Otto !

L’Allemand ne répondit pas. Il sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui.

Le reste se passa en un clin d’oeil. Boris s’était dressé à son tour. Vif comme l’éclair, il décrocha un des sabres de la décoration murale et s’adossa à la porte. Malko se heurta à la pointe de l’arme et au sourire mauvais du Russe.

— Mon cher SAS, dit Boris, je détesterais vous embrocher de cette façon, aussi je vous conseille de rester tranquille, tandis que nos tourtereaux vont filer le parfait amour. Je vous préviens que j’ai suivi des cours d’escrime à l’Académie militaire de Leningrad.

Malko, sans répondre, fit un bond en arrière et saisit à son tour un sabre. Il fallait qu’il sorte de cette pièce. En ce moment, Stéphanie était en train d’entraîner Otto vers l’Est.

— Écartez-vous, ordonna-t-il à Boris, sinon, c’est moi qui vais vous embrocher…

Son seul atout : le Russe ignorait que lui aussi était un bon escrimeur. Sport qu’il avait pratiqué dès sa plus tendre enfance, comme tout Viennois de bonne famille.

— Tirez le premier, altesse, fit Boris avec une ironie glaciale.

Leurs armes étaient d’anciens sabres d’abordage, légers et courts, très maniables, un peu recourbés, avec une coquille très enveloppante.

Malko avança d’un pas et ils croisèrent leurs lames, la garde haute. Les lèvres minces de Boris se serrèrent un peu plus. En une fraction de seconde, il venait de sentir que Malko serait un redoutable adversaire.

Malko recula pour prendre une solide assise sur ses jambes, puis tâta son adversaire, cherchant à retrouver les finesses du jeu et les défauts de son vis-à-vis. Le crissement des lames s’entendait à peine. Boris avait bien mis à profit la situation. Discrets, les garçons ne les dérangeraient pas.

Qui pouvait imaginer deux barbouzes se battant à l’épée dans le salon particulier d’un des meilleurs restaurants de Copenhague ?

Boris battit en prime la lame de Malko qui la maintenait ferme, lança des feintes au torse, puis entra mollement dans la garde adverse, poussant sans conviction. Tout ce qu’il voulait, c’était gagner du temps.

Il se rendit compte que ce serait difficile : Malko avait le poignet trop dur pour lui. Aussi se ménageait-il, calculant des feintes compliquées et des moulinets.

Pourtant, il avança à petits pas de côté, puis rompit de deux pas francs pour reprendre sa position adossée à la porte qu’il défendait.

Ce ne fut pas une inspiration heureuse.

Malko poussa devant lui et de toutes ses forces une pointe qui arriva à deux centimètres de l’oeil droit du Russe. Celui-ci jura, cogna du dos à la porte et essuya une goutte de sueur sur son front.

Plus le temps passait, plus le duel s’animait. Malko comptait mentalement les minutes. Boris retrouvait tout son entraînement. Les lames avaient pris entre leurs mains une vivacité qui leur semblait propre.

Derrière Malko, Lise, blanche comme une morte, assistait au combat, se mordant les lèvres pour ne pas crier.

Maintenant, les lames semblaient chercher elles-mêmes un chemin dans la routine des feintes et des esquives. Le premier coup de taille à la tête de Malko fut grandiose. La lame de Boris décrivit deux zigzags foudroyants, tournoya un instant et s’abattit.

Malko sauta de côté et l’acier entama le dessus de l’une des tables. Les deux hommes soufflèrent en même temps. Ce fut le seul bruit.

Malko se surprit à penser qu’en ce moment il éprouvait presque de la camaraderie pour le Russe. Leur duel était un combat simple et net, franc. Mais il fallait quand même gagner… Ils reprirent le combat avec animation. Une précision merveilleuse dirigeait maintenant leurs armes. Le lourd assaut des sabres se rapprochait de la finesse des épées, s’améliorait à chaque échange, évoquait un ballet.

On n’entendait que le cliquetis des lames, le tintement des coquilles et le fracas sourd des pas.

Lise suivait maintenant le jeu des passes avec un mélange de langueur et de crainte.

Les échanges se poursuivaient à une cadence de plus en plus rapide. Les ripostes s’enchevêtraient avec les parades et les feintes étaient chaque fois plus subtiles et méchantes. Boris et Malko combattaient pour tuer.

Une expression tendue, astucieuse et concentrée avait remplacé la détente du début. Souvent, Boris cognait la porte de son dos et Malko avait plusieurs fois trébuché dans des tables.

Les fers se croisèrent, les deux hommes se heurtèrent garde contre garde et restèrent plusieurs secondes face à face. Ils poussaient leurs sabres de toutes leurs forces, soufflants et rouges, les veines gonflées. Des élancements déchiraient la poitrine de Malko, souvenir de Hong-Kong, et ce dernier se demandait combien de temps il pourrait tenir.

Boris lança un coup de pointe qui rasa la poitrine de Malko. Sentant que la parade arriverait trop tard, ce dernier esquiva d’un bond, puis reprit la lame de Boris dans une voltige de tierce à prime qui leur fatigua la main à tous les deux. Boris rompit d’un pas et relança une pointe vers l’épaule de Malko. La veste se déchira et la peau céda sous la pression de l’acier qui pénétra de près d’un centimètre. Des gouttes de sang jaillirent et un filet commença à couler le long du bras jusqu’à la garde.

Les yeux dorés de Malko étaient striés de rouge. Il fallait qu’il écarte Boris coûte que coûte. Il ne sentit même pas la douleur de sa blessure.

Boris avait l’impression de respirer du feu. Il fallait qu’il en finisse, qu’il cloue son adversaire une bonne fois pour toutes. Et tant pis pour les conséquences. Il doubla son coup qui, cette fois, effleura la clavicule de Malko et fit jaillir une nouvelle fois le sang.

Malko se sentit pâlir.

Mais il battit si rudement en prime, par deux fois, que le sabre de Boris dévia et passa à un centimètre de la jambe de Lise. La jeune fille poussa un cri et recula précipitamment. Elle suivait le combat maintenant avec une expression proche du désir, la bouche entrouverte et le souffle court.

Boris faisait du forcing. Il rompit encore d’un pas, se ramassa puis se détendit comme une flèche au ras du plancher. Posant la main gauche à terre, il passa sous la lame de son adversaire et lui décocha au flanc une botte qui une troisième fois fit couler le sang de Malko…

Encore celui-ci n’avait-il échappé à une affreuse éventration – ce que recherchait Boris – que par une de ces esquives peu académiques qui laissent un souvenir empoisonné dans la mémoire d’un escrimeur.

Il s’était déplacé trop brusquement pour placer une riposte. Il rompit de trois pas, se couvrit de plusieurs moulinets.

Boris, déçu, recula avec une prudente garde haute et attendit, avec l’impression d’avoir laissé passer sa chance. Ce sont des coups que l’on tente une fois dans un assaut, pas deux. Malko était ivre de rage de s’être laissé surprendre. La lame haute, il attaqua.

Un moulinet tournoya autour de la tête de Boris, si rapide qu’il siffla comme une balle. Boris chercha à suivre, mais la défensive ne lui réussissait pas. Il ne se sentait plus maître de ses moyens. L’effort de la botte l’avait épuisé.

Sans qu’il comprît très bien, de la roue d’acier se détacha un éclair, un formidable coup de manchette qu’il para avec la coquille de son sabre.

Suivirent trois coups de pointe furieux qui frôlèrent à chaque fois le centre de son torse : Malko était déchaîné. Ses yeux dorés avaient complètement viré au vert. Brutalement le Russe eut peur, la dernière chose au monde pour un escrimeur. Chaque fois, il avait paré, mais de justesse.

De rudes battements à prime et une série à tierce donnèrent à Boris le sentiment que quelque chose se préparait. Une ouverture d’un quart de seconde dans la garde de Malko lui offrit une chance dont il ne sut pas profiter. De nouveau, il sentit en face de lui la volonté de tuer.

Lise haletait.

— Malko, oh ! Malko, répétait-elle à mi-voix avec extase.

Il l’aurait touchée, elle se serait mise à hurler, jamais de sa vie elle n’avait été aussi excitée.

Un coup de tête frôla l’oreille droite de Boris qui esquiva et lança à tout hasard sa lame en pointe vers Malko. Celui-ci la négligea à l’aller, mais au retour, d’un battement sec et pourtant très appuyé, releva le sabre de Boris. Puis il rompit d’un demi-pas et se fendit.

La lame de Boris lui fut littéralement arrachée et vola à travers la pièce, pulvérisant la vaisselle restée sur la table. Lise poussa un cri de belette en amour et se laissa aller sur une chaise.

Les mains nues, Boris apparut tout pâle avec deux traînées de sueur grise qui descendaient des tempes le long de ses joues, prolongeant bizarrement sa chevelure blanche.

— Laissez-moi passer, fit Malko, encore essoufflé.

Le Russe ne bougea pas, haletant encore. Une grosse veine battait sur sa tempe. Maintenant la pièce était étrangement silencieuse. Malko avança un peu la lame haute et toucha légèrement la gorge du Russe d’un bout de son sabre.

— Écartez-vous, répéta-t-il. Sinon, je vais être obligé de vous tuer.

Une seconde, les yeux bleus du Russe croisèrent le regard des yeux dorés de Malko. Ce qu’il y lut ne l’encouragea pas à résister. Avec un très léger haussement d’épaules, il avança d’un pas et s’effaça, laissa la porte libre. Ses joues s’étaient creusées d’un coup, comme celles d’un vieillard.

Malko fit signe à Lise de sortir la première. La jeune femme frôla le Russe et ouvrit la porte. Tenant toujours son sabre, Malko vint ensuite, sans quitter son adversaire des yeux. Ce fut seulement lorsqu’il sentit sous ses pieds les premières marches de l’escalier qu’il jeta l’arme et referma la porte sur lui à la volée.

Boris n’avait pas bougé.

Malko et Lise traversèrent la salle du restaurant en courant. Le dernier garçon qui les attendait pour fermer, les regarda, l’oeil rond. Il n’était pas au bout de ses surprises… Quand il verrait la vaisselle… Malko jeta un coup d’oeil sur l’addition et laissa un billet de cent couronnes. Puis ils sortirent sur le quai désert.

— Où se trouve Langelinie ? demanda Malko.

C’est là qu’était mouillé le chalutier-barbouze Est-allemand. Si Otto et Stéphanie n’y étaient pas déjà, ce serait le but de leur voyage. Dans la première hypothèse, il n’y avait plus qu’à prendre le bateau d’assaut…

— J’ai ma voiture, dit Lise, je vais vous y conduire.

Ils montèrent dans la petite Saab rouge. Lise continua à suivre le canal, puis tourna dans Holmens, d’où elle rejoignit Bredgade, parallèle aux quais. Malko en profita pour tamponner avec son mouchoir ses blessures superficielles.

Ensuite ils s’engagèrent dans le dédale des allées de Churchill Parken, home de la célèbre petite sirène.

Les phares éclairaient çà et là des couples vautrés sur les pelouses, tranquillement appliqués à se prouver leur amour mutuel. Des écriteaux interdisaient de marcher sur les pelouses, mais pas de s’y coucher…

Enfin, après être passés sous un pont, ils débouchèrent sur un quai désert bordé d’un côté par un haut mur de pierre auquel étaient accrochées des bouées et de longs crochets et de l’autre par la mer.

Ils passèrent devant un petit bateau dont le pont n’arrivait même pas au niveau du quai et Lise continua jusqu’au fond. Le quai se terminait cinq cents mètres plus loin, en cul-de-sac, avec les énormes réservoirs de la Shell et un marchand de saucisses, fermé à cette heure.

— Voilà Langelinie, annonça Lise, en arrêtant la Saab.

À l’exception de quelques voitures en stationnement, il n’y avait pas un chat.

Le chalutier est-allemand était certainement le petit bâtiment mouillé au début du quai.

La Saab s’était arrêtée en face d’une cabine téléphonique. Malko y entra et appela à l’hôtel Royal, la chambre de Krisantem.

Cette fois le Turc était rentré.

— Viens immédiatement, ordonna Malko, avec la voiture.

Il lui expliqua où ils se trouvaient. Il tenta ensuite en vain de joindre les gorilles. Il y avait trop de tentations à Copenhague, au mois de juin, et ils se considéraient déjà en vacances.

Lise l’attendait dans la Saab, ne quittant pas le chalutier des yeux.

— Nous allons nous approcher à pied de ce bateau, suggéra Malko, en jouant les amoureux. Mais dès que Krisantem sera là, vous retournerez dans la voiture. La suite peut être dangereuse.

Avec enthousiasme, Lise descendit de la Saab et prit Malko par la main.

Vingt mètres plus loin, sous un réverbère, elle s’arrêta et lui enfonça dans la bouche une langue de fourmilier, chaude, douce et interminable. Il crut que les hanches de la Danoise ne pourraient jamais se décoller des siennes.

L’effet érotique du duel se prolongeait. Les marchands qui exposaient le kama-soutra en couleur et en relief dans toutes les boutiques du quartier de la gare faisaient fausse route : le romantisme n’était pas mort au Danemark.

Les deux cents mètres qui les séparaient du chalutier furent couvert en une douzaine d’étreintes plus torrides les unes que les autres. Si on les observait du bateau, le guetteur n’avait aucun doute sur leur sincérité. Lise était de plus en plus déchaînée. Malko avait beau s’efforcer de penser à Alexandra, il commençait à participer à son corps défendant. Si l’on peut dire.

Il fut sauvé par le gong : une voiture débouchait sur le quai et Lise consentit à relâcher son étreinte-ventouse.

Le véhicule ralentit en passant devant Malko et Lise et celui-ci eut le temps de voir l’intérieur à la lueur du réverbère. Krisantem était seul au volant. Il alla jusqu’au bout du quai et s’arrêta. Malko et Lise le rejoignirent et se glissèrent dans la voiture.

— Fais demi-tour, commanda Malko.

Le Turc s’exécuta et la Mercedes se trouva face au chalutier.

— Éteins les phares.

Ils ressemblaient maintenant à toutes les voitures arrêtées sur le quai.

Discrètement, le Turc dégagea son parabellum Astra de sa ceinture.

— S’il était déjà à bord, remarqua Malko, ils auraient levé l’ancre.

Une demi-heure passa. Malko commençait à se demander si toute l’opération n’était pas une feinte montée de main de maître par Boris. Pendant qu’il séchait près du chalutier, Otto Wiegand était peut-être en train d’embarquer sur un autre bateau ou dans un avion privé.

Jamais le temps n’avait passé aussi lentement. Tout à coup, la lueur blanche de deux phares apparut entre les arbres du jardin.

Le véhicule déboucha lentement sur le quai et ralentit encore. C’était une grosse voiture noire et il faisait trop sombre pour en distinguer la marque.

Au moment où elle stoppait devant le chalutier, Malko tournait déjà la clé de contact de la Mercedes. La culasse du Star claqua.

Là-bas, tout se passait très vite. Deux portières s’étaient ouvertes en même temps. Deux hommes bondirent sur le quai et l’un sauta sur le pont du chalutier.

Dans un rugissement de moteur, la Mercedes fonçait. Lise s’était aplatie sur le siège arrière.

Presque aussitôt un son aigu déchira le silence. Le chalutier avait mis en route sa sirène de brume. En même temps le pare-brise vola en éclats sous une rafale de projectiles. Instinctivement Malko freina et se coucha sur le siège, imité par Krisantem.

De courtes flammes jaunes jaillissaient d’un point légèrement à gauche de la voiture noire arrêtée. On tirait sur eux avec un fusil d’assaut Kalachnikov, l’arme des fantassins russes. Une seconde arme automatique ouvrit le feu à son tour, du pont du chalutier. La sirène continuait son hululement, couvrant le bruit des coups de feu.

Aplati derrière le volant, Malko sentait les balles transpercer la carrosserie. L’une d’entre elles brisa le haut du volant en deux. Le pare-brise et les glaces latérales n’existaient plus. Ceux qui se trouvaient en face d’eux étaient des professionnels, tirant par courtes rafales précises.

S’ils avaient la mauvaise idée de jeter une grenade incendiaire, ils étaient morts. Soudain la portière claqua : Krisantem venait de se glisser hors de la voiture. Il y eut quelques secondes d’accalmie, puis la fusillade reprit. La Mercedes n’était plus qu’une passoire, et les cheveux de Malko étaient pleins d’éclats de verre. Derrière lui, Lise poussait de petits cris de terreur. Heureusement, le moteur les protégeait des coups directs.

Une détonation éclata tout près de lui et il reconnut le son mat de l’Astra. Aussitôt, l’un des deux fusils d’assaut se tut. Malko leva prudemment le nez.

Le réverbère éclairait l’homme étendu près de la voiture noire, une arme près de lui. Un second était penché sur lui. Il se redressa et sauta sur le chalutier.

Krisantem courait, plié en deux, le long de la digue. Il tenait dans la main gauche un objet cylindrique et long, et dans la droite son parabellum.

Le fusil d’assaut du chalutier tira une nouvelle rafale et le Turc plongea à plat ventre, protégé par un petit rebord de pierre du quai. Le tireur sauta à terre, l’arme à la hanche et expédia une nouvelle rafale vers la voiture où se trouvait Malko.

Des appels jaillirent du pont, en allemand et en russe. La portière arrière de la voiture s’ouvrit. Sous la protection de l’arme automatique, les occupants allaient gagner le chalutier.

— Fichu ! pensa Malko.

Au même instant une longue flamme éblouissante jaillit de l’endroit où se tenait Krisantem. La lueur éclaira l’homme accroupi avec le fusil d’assaut. C’était un civil portant un chapeau à larges bords. Puis les flammes l’entourèrent et il lâcha son arme dans une futile atteinte pour éteindre le feu qui brûlait ses vêtements.

Son hurlement glaça le sang de Malko.

L’homme se roulait par terre pour tenter d’éteindre les flammes. La main de Krisantem cracha encore un jet de feu et il ne bougea plus.

La sirène s’arrêta et Malko entendit un bruit de moteur : la chalutier levait l’ancre. Il se glissa hors de la voiture. Krisantem avait déjà rampé jusqu’à l’autre véhicule et le tenait sous le feu de son parabellum et de son lance-flammes.

Il y eut un grincement d’ancre et le chalutier manoeuvra très rapidement. Deux minutes plus tard, il virait de bord et s’éloignait, obéissant certainement à des ordres préalables. Malko rejoignit le Turc plié en deux.

Stéphanie et Otto étaient serrés l’un contre l’autre sur la banquette arrière de la grosse voiture noire qui se révéla être une Opel Kapitan.

Ils ne dirent pas un mot, choqués par le combat. Ce n’était pas le moment des explications. Malko referma la portière à la volée.

Krisantem poussa dans l’eau le cadavre de l’homme au fusil, avec son arme.

— L’autre voiture, dit Malko.

Lise en sortit avec peine, étourdie. Les deux hommes, en dépit des pneus crevés, parvinrent à pousser la Mercedes dans la mer à un endroit où le muret de pierre s’interrompait. Elle disparut immédiatement. Cela retarderait les recherches de quelques heures. Ils revinrent en courant à l’Opel. Krisantem stoppa quelques secondes pour balayer le plus possible de douilles.

Malko prit le volant et fit demi-tour.

Dans le Churchill Parken, ils croisèrent une Volvo noire et blanche de la police. Les policiers ne trouveraient pas grand-chose : une grande tache noire sur le sol et quelques douilles oubliées…

— Qu’est-ce que c’était que cet engin ? demanda Malko.

Krisantem baissa modestement les yeux.

— L’extincteur de la voiture. J’avais remplacé le liquide sous pression par de l’essence, à tout hasard.

Il avait racheté son accès de lubricité. Encore une recette « barbouze ». Avec l’air sous pression de la roue de secours, et un demi-jerrican d’essence, on fabriquait un excellent lance-flammes.

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