Les yeux au plafond, Otto essayait de ne pas penser. Il n’avait pas fermé l’oeil depuis la veille au soir et il ignorait l’heure qu’il était. Chaque fois que l’image de Stéphanie l’effleurait, il avait mal, physiquement, dans le creux de l’estomac, dans le dos, dans la poitrine. Comme si on l’avait battu partout.
Stéphanie, il avait vu son cadavre la veille. Il avait touché son front glacé dans un silence de mort. Les policiers eux-mêmes, s’étaient tus. Même Boris n’avait pas profité de l’occasion. Il se souviendrait toute sa vie de cette petite chambre encombrée de monde, des deux lits tête-bêche, de la réclame de l’hôtel Merkur qui scintillait par la fenêtre.
Stéphanie était morte.
La dernière semaine s’était effacée, comme si elle n’avait jamais existé. Dans son souvenir, Stéphanie était belle et pure. Si quelqu’un lui avait soutenu le contraire, il l’aurait étranglé.
Il n’avait plus envie de lutter, même plus envie de vivre. Il ricana silencieusement en pensant à ce qu’il représentait pour les deux hommes qui se battaient autour de lui. Maintenant, plus rien ne pouvait faire courir Otto Wiegand.
Plus rien.
Otto attrapa la bouteille de White Label qu’il avait fait monter dans sa chambre et en but une longue gorgée. Il avait décidé de se soûler à mort, jusqu’à ce qu’il ait moins mal.
On frappa à la porte, il ne répondit pas.
La porte s’entrouvrit sur Malko. Il entra et referma derrière lui. Le regard de l’Allemand le traversa sans le voir et il reprit sa méditation. Il n’avait pas envie de parler. Malko vit la bouteille par terre, les poches sous les yeux de l’Allemand. Maintenant, il connaissait enfin le secret du Père Melnik. Otto le lui avait confié la veille.
— Il est une heure et demie, dit Malko, venez manger quelque chose. Vous allez devenir fou…
Otto eut envie de lui expliquer que c’était déjà fait, mais c’était trop fatigant. Tout à coup, il réalisa qu’il avait faim. Il se mentit, se persuada que ce creux horrible à l’estomac provenait peut-être de la faim, qu’après avoir mangé, il disparaîtrait.
Sans se donner la peine de répondre, il se leva, et suivit Malko.
Dehors, ils croisèrent un jeune couple qui se tenait par la main et cela lui parut choquant ; aussi choquant que le soleil qui brillait, que la tiédeur de l’été. Stéphanie était froide, elle, pour toujours.
Docilement, il suivit Malko de l’autre côté de Vesterbrogade jusqu’au Restaurant Frascati, le meilleur. Le décor était vieillot et touchant avec des plantes vertes et de faux perroquets, une lampe à abat-jour sur chaque table. Il se sentit aussi déplacé qu’un évêque en enfer. Mais déjà un garçon en smoking lui mettait une carte devant les yeux…
Sans réfléchir, il commanda des tas de choses, des moules, du canard salé, des crêpes.
Discrètement, Malko avait demandé une bouteille de Dom Pérignon. Cela ne pouvait pas faire de mal à l’Allemand.
Celui-ci, le nez dans son assiette, n’ouvrait pas la bouche. On lui apporta les moules, il en mangea deux ou trois puis repoussa son assiette.
De même, il laissa le canard intact dans son assiette sans même répondre au garçon horriblement vexé qui lui demandait si la cuisine de la maison ne lui convenait pas.
Il trempa ses lèvres dans une coupe de champagne et cela lui donna envie de rendre.
Il n’avait plus faim, il n’avait jamais eu faim.
Malko le regardait. Ses yeux dorés avaient tourné au vert. Il sentait ce qui se passait dans la tête de son vis-à-vis, mais il devinait aussi que plus rien n’avait de prise sur Otto Wiegand. Brusquement, inopinément, celui-ci se leva, bredouilla à l’adresse de Malko :
— Excusez-moi.
Il traversa tout le restaurant et sortit avant que Malko ait eu le temps de bouger. Lorsque ce dernier atteignit la porte après avoir laissé deux cents couronnes sur la table, l’Allemand avait disparu dans le grouillement de la Radhus Platz.
Malko courut d’une seule traite au Royal. C’était la catastrophe. Dans l’état où il se trouvait, Otto Wiegand pouvait faire n’importe quoi, se noyer, prendre l’avion pour la Russie, se soûler à mort dans les bras d’une putain.
Otto n’était pas à l’hôtel. Malko téléphona à Lise en lui demandant de venir immédiatement. Il ne connaissait pas assez Copenhague pour partir tout seul à la recherche de l’Allemand. Elle arriva un quart d’heure plus tard. Celui-ci lui expliqua la situation. Laissant Krisantem pour surveiller l’hôtel au cas où l’Allemand reviendrait, ils montèrent dans la Saab et se mirent en route.
C’était chercher une aiguille dans une botte de foin, remarqua Malko avec découragement.
Ils commencèrent par l’avenue Andersen, la large artère qui partait de Radhus Platz, en roulant très lentement. À chaque bistrot, Malko descendait et allait inspecter la salle.
Lorsqu’ils arrivèrent au pont Langebro, ils firent demi-tour et repartirent en longeant le port par le Christian Brygge, quartier d’entrepôts et de docks.
Toujours sans résultat.
Ensuite Malko parcourut à pied la rue Ströjet tandis que Lise patrouillait en voiture dans les rues adjacentes. Ils se retrouvèrent sur la place Torv, bredouilles.
Pendant deux heures encore, ils tournèrent dans la ville, allant même jusqu’au Churchill Park et à Langelinie. Otto Wiegand demeurait introuvable.
Malko téléphonait à l’hôtel régulièrement. À tout hasard il explora ensuite les deux bords du canal de Nyhavn, Mecque des mauvais lieux de Copenhague. À cette heure-ci, tout était désert.
— Si on lançait un appel à la télévision ? suggéra Lise.
Malko faillit en avaler ses lunettes noires.
— Pour que Boris apprenne que nous l’avons perdu et lâche ses hommes à ses trousses ! S’il le retrouve le premier il s’empressera de le faire disparaître.
— Alors que faisons-nous ?
La jeune fille était au bord des larmes.
— Continuons, fit sombrement Malko. S’il ne s’est pas jeté dans le port, il doit bien être quelque part. Copenhague n’est pas une si grande ville…
Ils repartirent vers le centre.
La grosse Opel freina si brutalement que la passagère fut projetée contre le pare-brise. Furieux, le conducteur stoppa et descendit pour injurier le piéton qui s’était lancé dans les clous au vert.
À l’immense surprise du Danois, l’homme qui avait failli causer l’accident le regarda à peine et continua à traverser au milieu des voitures… Totalement indifférent à ses vociférations.
Bon citoyen, le Danois se promit de signaler le fait au prochain policier. C’était inadmissible.
Il ignorait être environ le vingtième conducteur à avoir failli écraser Otto Wiegand.
L’Allemand ne cherchait pas à se suicider. Mais l’effort de réflexion était trop grand. Depuis un quart d’heure, il suivait une grande fille blonde qui ressemblait à Stéphanie. Elle en avait l’allure hautaine et les longues jambes un peu fortes, la chevelure blonde savamment décoiffée, les hanches souples.
Il l’avait croisée dans Ströjet et était revenu sur ses pas, ratant sans le savoir Malko de quelques secondes. La fille s’était aperçue de son manège et, à plusieurs reprises, s’était retournée pour lui sourire moqueusement.
C’était presque le sourire de Stéphanie. Des dents petites et blanches sur de belles lèvres épaisses. Pour la première fois depuis la mort de sa femme, Otto avait ressenti une certaine chaleur. L’inconnue s’était lancée sur la chaussée au moment où le feu passait à l’orange. Le temps pour Otto d’hésiter, il était au vert, et les voitures fonçaient.
Il avait traversé quand même, parvenant de l’autre côté par miracle.
Il lui avait semblé que la fille l’attendait, consciente du risque qu’il avait pris pour ne pas la perdre. Cet inconnu qui la suivait avec tant de constance avait quelque chose de touchant, d’inquiétant aussi. Mais depuis la libération de la pornographie, il n’y avait presque plus de sadiques au Danemark.
Ils avaient continué à traverser Copenhague, l’un suivant l’autre. Inge, la fille, ne comprenait pas pourquoi cet étrange suiveur ne l’abordait pas. Le Danemark n’est pas un pays tellement pudibond…
Otto s’accrochait à son rêve avec une fureur enfantine. Sa raison lui disait que ce n’était pas Stéphanie. Sa déraison lui soufflait le contraire. Et il était presque heureux. S’il ne lui parlait pas, c’était seulement par crainte de briser le charme… Elle était si belle, il ne sentait plus sa fatigue.
Soudain elle s’assit à la terrasse d’un café, en face du jardin botanique, en plein soleil, étendit ses longues jambes, remonta sa robe à mi-cuisses et commanda une bière.
Otto hésita, passa et repassa devant le café, puis vint s’asseoir à la table voisine. La fille tourna la tête et lui sourit franchement. Intimidé, il détourna les yeux. Il était heureux en la regardant, sans plus. Pendant un quart d’heure, il ne se passa rien. Puis, presque par accident, le regard de la jeune fille croisa celui de l’Allemand. Il la regardait avec une intensité douloureuse et une fixité qui lui causa un choc.
Spontanément, elle se pencha vers lui et demanda en danois :
— Qu’est-ce qui ne va pas, vous êtes malheureux ?
Inge était une brave fille, saine, qui aimait l’amour et la vie. Elle se sentait presque gênée d’avoir surpris une telle détresse dans le regard de cet homme. Il ne l’effrayait plus du tout. De nouveau, elle l’interrogea, presque tendrement comme si elle l’avait toujours connu.
Alors seulement, il se décida à parler, dans sa langue. Instinctivement, Otto utilisait l’ukrainien. Il parlait de Stéphanie. Quand il lui prit la main, elle ne la retira pas.
Inge ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il disait, mais elle hochait la tête gentiment, comme pour l’approuver. Elle sentait qu’il se soulageait ainsi.
Otto vivait un répit merveilleux. Jamais il n’aurait pensé tenir la main de cette inconnue, revenir dans le monde des gens normaux. Et il parlait, il parlait. Une petite goutte de sueur coulait entre les seins de la fille et il eut envie de la lécher.
Encore un peu et il serait assez fort pour regarder la vie en face sans Stéphanie.
Si Inge n’avait pas été amoureuse, de nombreuses choses auraient été différentes pour beaucoup de gens. Mais c’était une fille simple qui aimait faire l’amour dès que le soleil chauffait un peu.
Soudain une voix forte fit sursauter Otto Wiegand. Un Danois jeune et barbu se tenait devant eux, interpellant la fille, mi-fâché, mi-rieur.
Elle lâcha la main de l’Allemand, se lança dans un flot d’explications. L’homme secoua la tête, eut à peine un regard pour Otto. Il jeta une pièce d’une couronne sur la table, prit la fille par la main, et l’entraîna. Elle partit sans se retourner, furieuse contre elle-même d’avoir failli se disputer avec son amant pour un inconnu.
Otto resta ahuri quelques secondes, comme lorsqu’un film s’arrête brutalement.
De nouveau, la douleur s’était réinstallée en lui. Il se leva et reprit sa marche au hasard.
La nuit tombait. Tout à coup, il se trouva devant un écriteau indiquant « Stockholm » surmonté d’un petit bateau stylisé.
Le mot lui fit mal. C’était le passé : Stéphanie. Mais il suivit la flèche presque malgré lui.
Boris Sevchenko, son visage maigre tendu par l’anxiété parlait au téléphone à toute vitesse. Avec deux heures de retard, il venait de s’apercevoir de la disparition simultanée d’Otto Wiegand et de Malko.
Or, ce dernier n’avait pas rendu sa chambre. Donc un fait nouveau s’était produit qu’il ignorait encore. L’air ennuyé de Krisantem, en faction dans le hall, lui faisait deviner ce qui avait pu se passer : Otto avait filé entre les doigts de ses adversaires.
Plusieurs hommes se lancèrent immédiatement dans Copenhague, porteurs d’une photo récente d’Otto, prise au téléobjectif, à la sortie du Royal.
Mais la nuit ne facilitait pas leurs recherches.
— Il n’y a plus que les dames de petite vertu, suggéra Malko au terme de cinq heures de chasse infructueuse. C’est là que finissent beaucoup de douleurs humaines.
Lise sursauta un peu. C’est un mot que l’on n’aime pas au Danemark. Étant donné la liberté des moeurs, les professionnelles ont pratiquement été réduites à la famine. Les dernières se sont repliées dans le quartier du port, pour satisfaire les désirs éphémères des marins des ferrys innombrables reliant le Danemark à la Suède. Ils prirent cette direction.