Otto Wiegand se réveilla en sursaut vers deux heures de l’après-midi. Il voulut bâiller et étouffa un cri. Sa bouche pouvait à peine s’ouvrir. Ses lèvres enflées, fendues, pleines de caillots de sang avaient doublé de volume. Son oeil gauche était fermé et l’oreille du même côté lui faisait un mal atroce. Il avait l’impression d’avoir une tonne de ciment à la place du crâne.
Lorsqu’il voulut se lever, ce fut pire. Chacun de ses muscles était douloureux et il avait un énorme hématome là où le pied du Danois l’avait frappé.
Il avait désespérément soif aussi. Mais il n’aurait pas eu le courage de se lever s’il n’avait pas aperçu un rectangle blanc par terre. Une lettre qu’on avait glissée sous la porte.
L’Allemand s’assit sur son lit. La pièce tournait autour de lui. Plié en deux comme un vieillard cacochyme, il alla ramasser l’enveloppe et s’effondra dans le fauteuil, épuisé par l’effort. Les objets avaient des contours flous et il se demanda si les coups du Danois ne lui avaient pas décollé la rétine. Pourtant, il reconnut immédiatement l’écriture de Stéphanie. Trop assommé pour penser, il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une carte avec quelques mots :
Je pars pour Copenhague, puisque tout est fini entre nous. Je serai à l’hôtel Royal encore deux jours. Adieu.
Stéphanie.
Il y avait un post-scriptum :
Je te demande pardon.
Sur le moment, Otto éprouva un immense soulagement. Il se sentait vide et léger en même temps, délivré. Il se jeta sous une douche brûlante, criant de douleur à cause de ses blessures.
Puis l’angoisse revint peu à peu, insidieusement, à mesure qu’il se sentait mieux physiquement. « Pardon. » C’est le seul mot qu’il retenait. Lui aussi était prêt à pardonner. Si Stéphanie l’aimait encore. Tout cela n’avait été qu’un horrible cauchemar. Il lui restait un désir forcené pour celle qu’il considérait encore dans le secret de son coeur comme sa femme.
Otto était dans un état d’excitation extraordinaire lorsqu’il descendit.
Malko avait fini de déjeuner et se trouvait dans le fumoir. Lise ne lui avait pas reparlé de l’échange des chambres. Il savait par la réception que Boris et Stéphanie étaient partis, alors qu’il dormait encore… Trop beau pour être vrai.
L’Allemand vint s’asseoir près de lui et lui montra le mot de Stéphanie.
— Qu’en pensez-vous ?
Malko haussa les épaules.
— Elle continue à jouer avec vous comme le chat avec la souris. Boris a certainement une raison pour vous faire aller à Copenhague. Moi, j’ai une meilleure nouvelle pour vous. L’autorisation du Ministère de l’intérieur est enfin arrivée. Vous pouvez quitter Skagen. Nous avons rendez-vous demain au consulat américain pour régulariser votre situation.
Otto avait honte d’avouer la vérité.
— Je suis content d’aller à Copenhague, fit-il évasivement. Je ne garderai pas un très bon souvenir de Skagen.
— Parfait, approuva Malko, nous avons raté l’avion du matin, mais la Scandinavian a un vol cet après-midi à 17 h 45. J’ai réservé des places. Nous avons juste le temps d’arriver à Aalborg.
L’Allemand remonta dans sa chambre faire ses maigres bagages. Malko aussi était ravi de quitter Skagen, mais le mot de Stéphanie ne lui disait rien qui vaille. Stéphanie était aussi capable d’amour qu’un requin de gentillesse.
Enfin, ils allaient fuir l’odeur de poisson.
Mais avant de partir, il avait encore quelque chose à faire : essayer de régler le problème Yona.
Il répugnait à Malko de la signaler à la police danoise. Cela l’eut obligé à dénoncer sa tentative de meurtre sur lui. Impensable. Tous ses ancêtres se seraient retournés dans leur tombe en même temps. Il n’y avait plus qu’une chose à faire : la convaincre.
Il monta jusqu’à sa chambre et frappa à la porte. L’Israélienne ouvrit tout de suite et resta debout dans le chambranle. Malko remarqua les grands cernes bistres sous ses yeux, les traits tirés. Elle n’avait pas dû beaucoup dormir…
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix atone.
Comme elle ne faisait pas mine de le laisser entrer il fit un pas en avant, pénétrant dans la chambre et dit à la jeune femme :
— Asseyez-vous. J’ai à vous parler.
Après avoir refermé la porte, elle obéit sans avoir changé d’expression.
— Je voudrais vous faire une proposition, expliqua-t-il. Je ne peux pas vous laisser continuer à tenter de tuer l’homme que je protège. D’autre part, je comprends vos motifs et, en d’autres circonstances, je vous jure que je n’aurais pas défendu Otto Wiegand ou Werhun, comme vous voudrez…
» Alors, j’ai pensé à un accord possible.
L’Israélienne consentit à montrer quelque intérêt.
— Que me proposez-vous ? fit-elle, la voix redevenue sèche.
Elle fixait durement les yeux dorés de Malko, semblant avoir complètement oublié qu’il avait été son amant d’une nuit.
— Une trêve, répliqua Malko. De quelques semaines ou quelques mois au plus. Après vous reprendrez votre liberté. Laissez-moi l’emmener aux USA. Je vous donne ma parole d’honneur que je vous ferai savoir où il se trouve, dès que nous n’aurons plus besoin de lui.
Visiblement, elle ne s’attendait pas à une telle proposition et réfléchissait, cherchant le piège.
— C’est un marché de dupes, dit-elle soudain. S’il vous échappe et repart vers l’Est, je ne le reverrai jamais.
Malko avait prévu l’objection.
— Il ne repartira pas vers l’Est, Yona. Je suis là pour l’en empêcher par tous les moyens. Après ce que vous m’avez raconté de lui, je n’aurai pas trop de scrupules à employer les moyens les plus définitifs pour le stopper. Disons que je me substituerai à vous…
» Dans ce cas, vous le sauriez également.
Elle passa la main dans ses cheveux acajou, hésitante, sonda les yeux d’or de Malko. Ce dernier était suspendu à ses lèvres. Si elle refusait, Dieu sait ce qui arriverait.
— C’est d’accord, dit-elle lentement. Je vous fais confiance, j’espère que je ne me trompe pas. Je partirai aujourd’hui même. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec un sourire en coin, je n’ai presque plus d’argent. En quittant Israël, je ne pensais pas que ce serait si difficile de tuer un homme comme Ossip Werhun…
Une fois de plus, Malko eut honte du métier qu’il faisait. Il se leva et s’inclina sur la main de Yona, l’effleurant de ses lèvres.
— Merci Yona, dit-il. Et considérez-vous comme invitée par la CIA. Nous vous devons bien cela.
Brusquement, les yeux de l’Israélienne flamboyèrent de rage.
— Ne croyez pas que je pars pour une question d’argent, jeta-t-elle. J’en aurais trouvé, de n’importe quelle façon, pour me venger d’Otto Wiegand. Quitte à me prostituer.
— Je n’en doute pas, fit Malko, conciliant. Mais je préfère que les choses se passent ainsi. Voici mon adresse. Écrivez-moi dans quelque temps, je vous dirai où se trouve Otto Wiegand. Adieu Yona.
Il posa le bristol sur la table et sortit. Yona lui donna la sienne, en Israël. Il venait de remporter sa première victoire dans cette affaire difficile. La première chose qu’il fit en descendant fut de payer la note de l’Israélienne. Il ne se sentait aucunement coupable de livrer l’Allemand à sa vindicte.
S’il avait été seul concerné, il eut volontiers prêté main forte à Yona.
Maintenant, il restait à arracher Otto des griffes de Stéphanie, mort ou vif. Et vif de préférence.
Une heure plus tard, entassés dans deux voitures, ils quittaient l’hôtel Scandia. Les deux Lodens suivaient dans une vieille Volvo. Malko conduisait, Otto Wiegand assis à côté de lui. Ils ne se dirent pas un mot jusqu’à Aalborg.
Il ne sut jamais comment le Père Melnik avait appris leur départ, mais le prêtre débarqua d’un taxi, cinq minutes après eux, sanglé dans une soutane flambant neuve, plus digne que jamais.
Quelques minutes plus tard, le DC-9 des Scandinavian Airlines décollait à destination de Copenhague…
Les chambres de l’hôtel Royal, situé en plein centre de Copenhague, juste en face du parc d’attractions de Tivoli, étaient d’un luxe discret et fonctionnel. Avec d’immenses fauteuils scandinaves confortables et modernes. Malko s’était installé au dix-septième étage, au fond d’un couloir, d’où on avait une vue fabuleuse sur toute la ville. Deux chambres séparées par une sorte d’antichambre que l’on pouvait ouvrir ou condamner à volonté. Otto était à gauche, lui à droite.
Krisantem et les gorilles occupaient les chambres adjacentes.
Ils n’avaient vu ni Stéphanie ni Boris en arrivant à l’hôtel, mais Malko avait eu le temps de vérifier que M. Sevchenko et Mme Wiegand occupaient bien les chambres 1013 et 1015, sept étages au-dessous d’eux.
Pour se changer un peu les idées, il se laissa emmener par Lise, accompagné d’Otto, chez Oscar Davidsen, pour goûter un vrai repas danois.
C’était un étrange restaurant avec deux tours qui lui donnaient l’air d’une église. On leur apporta une carte longue d’un mètre cinquante comportant cent soixante-quatorze espèces différentes de smorrebrod ! Étrange, mais pas mauvais du tout. Malko nota mentalement l’idée du canard rôti au raifort.
La salle était calme, éclairée aux chandelles. À minuit, ils étaient de retour à l’hôtel Royal. Malko baisa la main de Lise avant de la mettre dans un taxi. Elle serait volontiers restée…
Cela allait être une course de vitesse entre Boris et lui.
Malko avait intérêt à se méfier : toute opération adverse supposait son éloignement ou son élimination préalable.
Il y avait quatre hommes dans le bureau du consul des États-Unis à Copenhague, Dag Hammarskjoeld Allee. Le consul, Malko, Otto Wiegand et Gundar Felsen, haut fonctionnaire du Ministère des affaires étrangères danois.
Un brillant soleil éclairait la pièce, mais n’avait pas réussi à dérider Otto Wiegand. Celui-ci contemplait avec perplexité une feuille posée devant lui. Son visage avait désenflé mais était encore considérablement tuméfié.
— Il ne reste plus à M. Wiegand qu’à signer, conclut Gundar Felsen. Et cette affaire sera réglée…
L’Allemand le regarda, méfiant :
— En quoi cela m’engage-t-il ?
Le Danois lui jeta un coup d’oeil surpris.
— Mais enfin, vous le savez ! Vous vous engagez à quitter le Danemark dans un délai d’une semaine, puisque le consul ici présent vous délivre votre visa d’immigrant aux USA. À partir de cette minute, vous n’êtes plus pour nous qu’un simple touriste en visite au Danemark. Ce consulat devient votre consulat. Vous êtes assimilé à un ressortissant américain. C’est ce que vous désiriez, n’est-ce pas ?
Otto grogna une vague approbation.
— Et que se passerait-il si je ne signais pas ?
Gundar Felsen n’était pas diplomate pour rien. De plus, il avait reçu de son ministre des instructions très précises concernant Otto Wiegand, instructions prévoyant une telle réaction de l’Allemand.
— Cela serait extrêmement fâcheux pour vous, dit-il d’un ton le plus mesuré possible. Car nous avons une demande d’extradition en ce qui vous concerne, pour un crime de droit commun. Je crains que nous ne soyons obligés de vous livrer aux autorités de l’Allemagne de l’Est, qui vous réclament…
» Dans le cas présent, nous transmettrons cette demande d’extradition au gouvernement des États-Unis, qui y donnera la suite qui convient, selon les usages internationaux.
C’est-à-dire, la corbeille à papier, directement.
Otto Wiegand eut un ricanement désabusé et prit le stylo.
— Vous me revaudrez ça, jeta-t-il à Malko avant de signer.
Gundar Felsen empocha aussitôt la feuille et prit poliment congé.
Le rôle des Danois était terminé. Maintenant, ils se lavaient les mains de ce qui pouvait arriver à Otto Wiegand.
L’Allemand sortit du bureau, sans dire au revoir au consul, Malko sur ses talons. De mauvaise grâce il prit place dans la Ford de ce dernier.
— Ramenez-moi au Royal, dit-il d’un ton rogue.
Malko avait le triomphe modeste. Il sentait l’autre prêt aux pires bêtises. Cela le démangeait de téléphoner à Stéphanie. Il allait falloir jouer serrer et, jusqu’au dernier moment, laisser les Russes dans l’ignorance du nouveau statut d’Otto. Sinon, ils allaient réagir.
Le bureau de la CIA de Copenhague venait d’avertir Malko d’un fait nouveau : un chalutier est-allemand était mouillé depuis deux jours dans le port de Copenhague. Cela n’aurait rien d’étonnant si ce bâtiment n’était un chalutier-barbouze, vieil habitué des manoeuvres navales de l’OTAN. Apparemment, Boris avait pris ses précautions.
Maintenant qu’Otto Wiegand était citoyen américain les choses étaient beaucoup plus faciles pour Malko. Après tout, il y avait à Copenhague une base de l’Air Force.
Cela serait plus aisé d’embarquer l’Allemand par là, que de l’aéroport civil. Surtout s’il n’était pas tout à fait consentant. Les autorités danoises, qui souhaitaient clore le dossier Otto Wiegand, fermeraient les yeux sur une petite irrégularité.
Comme, par exemple, l’embarquement de l’Allemand dans une caisse capitonnée…
En attendant ce beau jour, Malko n’avait plus qu’à ne pas lâcher Otto Wiegand d’une semelle.
Boris Sevchenko sortit du consulat d’Allemagne de l’Est le visage soucieux. Leur contact au Ministère des affaires étrangères danois venait de leur apprendre la mauvaise nouvelle : Otto Wiegand était quasiment citoyen américain. Ses concitoyens présents à Copenhague n’allaient pas manquer de réagir à cette bonne nouvelle.
Les plans de Boris en étaient totalement bouleversés. Adieu l’opération en souplesse grâce à Stéphanie.
Il rejoignit dans la voiture deux hommes qui l’avaient attendu et commença à leur donner des instructions très précises. Il fallait agir vite.
Otto Wiegand boudait. Quand Malko arrêta la Mercedes devant le Royal, il descendit sans l’attendre et claqua la portière. Malko se gara en infraction et suivit.
À travers la vitre de la marchande de journaux, il vit Otto se diriger vers la réception pour y prendre sa clé.
Au moment de passer la porte tournante, Malko s’effaça poliment pour laisser passer un homme plus âgé que lui qui marchait difficilement. Il y eut presque une bousculade car plusieurs autres personnes attendaient pour entrer. Soudain le vieillard eut un brusque mouvement de tête et porta la main à sa nuque comme si un insecte l’avait piqué.
Il avança lentement dans le hall et fit soudain quelque chose qui ne se fait pas dans les grands hôtels : il tomba raide mort sur la moquette.
Malko ne s’en aperçut pas immédiatement. Il venait de rejoindre Otto Wiegand. Ce dernier hésitait : devant les ascenseurs se tenait le Père Melnik.
— Je ne veux pas voir ce vieux fou, marmonna l’Allemand.
Malko sauta sur l’occasion. Avant tout éloigner Otto de l’hôtel et de Stéphanie.
— Allons faire un tour en ville, proposa-t-il. Il fait un temps magnifique, cela vous changera les idées.
Otto hésita, mais l’ennui de rencontrer le Père Melnik fut le plus fort.
— D’accord, fit-il mollement.
En se dirigeant vers la sortie, ils tombèrent sur un attroupement au milieu du hall. Intrigué, Malko parvint à se faufiler à travers la foule des badauds et aperçut le visage de l’homme étendu par terre. Il était déjà tout cyanosé, les narines pincées. Il reconnut immédiatement le vieillard de la porte d’entrée. Il était déjà mort. Malko se redressa avec un frisson désagréable dans le dos. La police danoise conclurait peut-être à l’accident cardiaque, mais lui savait à quoi s’en tenir : il revit en un éclair le sursaut de l’inconnu. Cet homme avait été frappé par une flèche au curare, expédiée par une sarbacane ou un pistolet silencieux…
Spécialité du KGB.
Il était mort à sa place.
L’assassin était loin. À moins qu’il ne soit là, prêt à recommencer. Malko éprouva un désagréable picotement sur le dessus des mains : il y avait peu de protection contre ce genre d’attentat. Cela signifiait que les autres avaient décidé de mettre le paquet…
— Que se passe-t-il ? demanda Otto par-dessus son épaule. Il a eu un malaise ?
— Je pense, dit prudemment Malko.
Inutile d’affoler encore plus l’Allemand. Au moment où ils allaient sortir, Krisantem se matérialisa près de Malko. Ce dernier lui fit signe silencieusement de les suivre.
Chris et Milton étaient partis faire du shopping, sachant que Malko et Otto se trouvaient au consulat.
Malko essaya d’engager la conversation avec Otto Wiegand, mais l’Allemand, perdu dans ses pensées, répondait par monosyllabes. Ils croisèrent une fille, sosie de Liz Taylor avant Burton, avec en plus la stature de Sophia Loren, mais Otto ne lui accorda même pas un regard. Stéphanie trottait dans sa tête jour et nuit…
Ils mirent près de dix minutes à traverser la Radhusplatz, centre de Copenhague, tant la circulation était intense. Malko était tendu comme une corde à violon. Quelle serait la prochaine action de Boris ? Pour que le Russe ait cherché à l’éliminer, il fallait qu’il ait un motif grave. On ne tue qu’à la dernière extrémité chez les barbouzes.
Otto Wiegand marchait les mains dans les poches, indifférent. En face d’eux s’ouvrait Ströjet, la seule rue de Copenhague interdite à toute circulation automobile. Malko et son compagnon s’engagèrent dans la rue étroite mais ensoleillée. Elko Krisantem suivait discrètement à une dizaine de mètres. Le spectacle en valait la peine.
Partout, à tous les porches, sur les trottoirs même, des filles en maillot de bain ou simplement à moitié déshabillées prenaient le soleil. Une grande blonde, un peu maigre, avait purement et simplement enlevé son blue-jean et son chandail et bronzait, étalée sur trois petites marches en face d’une boutique yé-yé, vêtue d’une culotte et d’un soutien-gorge blanc, qui ne cachaient pas grand-chose de ses charmes.
D’autres étaient tout aussi provocantes avec des maillots trois tailles trop petits.
Sur l’escalier de fer d’une échoppe d’antiquaire, un couple s’embrassait avec une violence à faire fondre un transformateur. Les Danois circulaient, totalement indifférents, tout autant que les filles qui ne levaient même pas les yeux sur les centaines de passants qui les frôlaient. Il y a belle lurette que personne ne faisait plus attention à ce genre de choses au Danemark.
Seulement Elko Krisantem n’avait pas l’entraînement des Danois. Les yeux lui sortaient de la tête. Dans une bousculade, il s’appuya involontairement sur la poitrine aux trois quarts nue d’une jolie brune et se sentit délicatement coupable. Pour une telle faveur, à Istanbul, on se serait battu au couteau.
Malko commençait à se détendre un peu. Dans cette foule de piétons, il se sentait en sécurité. Ils arrivaient à la hauteur d’une vieille église entourée d’un petit parc qui donnait sur Ströjet. Là aussi, des jeunes prenaient des bains de soleil. Ils passèrent une rue à voitures qui coupait Ströjet, immédiatement après l’église ; les voitures s’arrêtaient respectueusement pour laisser passer les piétons.
Le Danois moyen respecte, dans l’ordre : le piéton, Dieu et le roi.
Un peu plus loin, Ströjet s’élargissait en une petite place dont le centre était occupé par la terrasse d’un café. Malko obliqua légèrement à gauche. Tout à coup il y eut un grondement de moteur derrière lui, puis des cris d’effroi et d’indignation.
Il était tellement tranquille qu’il mit bien une seconde à se retourner.
Une petite Austin verte fonçait sur lui, surgissant de nulle part, en plein milieu de la chaussée interdite aux voitures. Plusieurs Danois brandirent le poing avec indignation. Malko n’eut pas le temps d’en voir davantage. Il fit un saut de côté mais la voiture le heurta quand même et il décolla du sol, sans voir ce qui arrivait à Otto Wiegand.
Krisantem était en train de gagner son paradis. À chaque mètre il rencontrait un spectacle à damner saint Antoine. Soudain, il tomba en arrêt devant une boutique peinte d’un rouge agressif sous une enseigne annonçant « Porno-Shop ».
C’était on ne peut plus précis.
Malgré lui, le Turc s’arrêta et il crut que ses yeux jaillissaient de ses orbites. La vitrine réunissait un éventail absolument complet de tous les vices de l’amour, en noir et en couleur. Avec des gros plans à faire rougir un gynécologue…
Elko Krisantem allait pourtant s’arracher au spectacle quand une voix de femme annonça en anglais :
— Nous avons de très beaux films en couleur aussi, toutes les positions.
Une fille se tenait sur les marches de la boutique, dominant Krisantem. Brune, un peu forte, elle était vêtue en tout et pour tout d’un slip de dentelle rouge et d’une chemise de nuit en nylon transparent de même couleur, s’arrêtant en haut des cuisses. Les auréoles brunes de ses seins se détachaient sur le tissu avec une parfaite netteté. La partie la plus décente de son costume consistait en de hautes bottes de cuir noir. Elle souriait, engageante…
C’en était trop pour Krisantem. Il allongea le cou pour apercevoir l’intérieur de la boutique puis prit ses jambes à son cou : il avait perdu au moins cent mètres sur ceux qu’il était censé protéger…
Fendant la foule compacte qui encombrait la chaussée de la rue sans voiture, il apercevait déjà le dos de Malko lorsqu’il vit surgir à sa gauche une petite Austin verte qui prit le virage sur les chapeaux de roues et fonça droit sur Malko.
Le Turc hurla, mais son cri fut noyé dans ceux de la foule. Il vit Malko projeté en l’air retomber sur une des tables du café et rester inanimé. La voiture, déséquilibrée, fit encore quelques mètres et alla s’écraser dans les soldes d’un marchand de tricots. Le conducteur en sortit aussitôt et rejoignit deux hommes qui attendaient au coin de la rue. Les trois se dirigèrent sur Otto Wiegand, resté immobile au milieu de la chaussée. Soudain, ils aperçurent Krisantem qui fonçait sur eux. Visiblement, ils n’avaient pas prévu son intervention. Après un bref conciliabule, ils partirent en courant dans la rue à droite de Ströjet.
Le Turc hésita une seconde. Mais déjà, des passants étaient en train de ramasser Malko et il se dit qu’il serait plus utile en rattrapant ses agresseurs.
Ceux-ci avaient déjà cent mètres d’avance. Elko Krisantem les vit s’engouffrer dans une Mercedes noire stationnée dans l’étroite rue. Elle démarra aussitôt et prit de la vitesse. Le Turc courait comme aux Jeux Olympiques. Son Astra était inutile à cause de la trop grande distance, et l’espace entre lui et la voiture augmentait rapidement. Le sang battait à ses tempes, il ne pouvait pas courir plus vite…
Tout à coup, la Mercedes stoppa dans un grand crissement de freins.
Un attelage comme on en rencontre encore à Copenhague surgissant d’une rue transversale venait de lui couper la route : deux robustes chevaux tirant une charrette de caisses de bière. Certains brasseurs danois se sont refusés à changer leur mode de livraison…
Le chauffeur de la Mercedes klaxonna furieusement. En vain. Devant eux, le lourd chariot avançait à la vitesse d’un homme au pas, sûr de son bon droit. Après tout, les voitures pouvaient bien perdre quelques minutes jusqu’au prochain croisement…
Galvanisé, Krisantem repartit de plus belle. Les hommes de la voiture se retournèrent et le virent. L’un d’eux sortit en courant tandis que le chauffeur klaxonnait de plus belle.
Lars Petersen conduisait des chevaux depuis son plus jeune âge. Il allait avoir soixante ans et c’était sa dernière année de travail. Aussi lui en fallait-il plus pour le troubler qu’un conducteur énervé.
Il n’en crut pas ses yeux lorsque surgit devant lui un homme qui gesticulait et l’injuriait dans une langue inconnue. Vertement, il lui répliqua en danois que la rue était à tout le monde et qu’il n’avait qu’à patienter.
Escaladant le marchepied, l’autre bondit soudain près de lui et tenta de lui arracher sa bride.
Incroyable !
Fou de rage, le vieux Petersen se dressa sur son banc, fit claquer son fouet et repoussa d’une bourrade son agresseur qui tomba à terre.
Ce dernier sortit de sa poche un objet noir et le braqua sur lui.
Presque aussitôt le Danois ressentit une petite piqûre à la joue gauche, comme un moustique. Quelques secondes plus tard une torpeur étrange l’envahit, comme une subite envie de dormir. Puis le ciel parut s’obscurcir. Par terre, l’inconnu l’observait sans chercher à remonter sur la charrette.
Lars Petersen se dit avec satisfaction qu’il l’avait intimidé avant de tomber mort, la tête en avant. Son dernier acte conscient fut d’arrêter ses chevaux d’un claquement de langue, comme il en avait l’habitude. Puis son corps bascula sur le côté et il tomba lourdement sur la chaussée. Aussitôt, l’homme sauta à sa place et empoigna les rênes, fouettant furieusement les deux chevaux massifs.
Ceux-ci ne bougèrent pas. Ils ne connaissaient que leur maître.
L’inconnu jeta le fouet, ivre de rage. Il aurait fallu une grue de dix tonnes pour bouger la charrette. Ses yeux morts fixant le ciel, le vieux charretier semblait le narguer. En passant, il lui décocha un coup de pied avant de regagner la Mercedes. Leur poursuivant était à moins de cent mètres. L’homme donna un ordre dans sa langue et ses deux compagnons sautèrent de la voiture.
Lorsque Krisantem atteignit la Mercedes les trois hommes étaient déjà loin. C’eût été hasardeux de les poursuivre dans ce dédale de rues étroites. Il revint le plus vite possible à l’endroit où il avait laissé Malko.
Celui-ci était assis dans un fauteuil de rotin au milieu d’un groupe animé. Krisantem fendit la foule. Dès qu’il rencontra les yeux dorés de Malko, il se sentit mieux. Ce dernier, bien que sérieusement commotionné, n’avait pas perdu connaissance. Mais son costume d’alpaga était fichu. Otto Wiegand le contemplait, morose.
— Tu n’es pas blessé ? demanda-t-il au Turc.
— Non, mais ils m’ont échappé, fit Elko.
Malko parvint à se mettre debout avec une grimace. Il n’avait rien de grave à part un énorme hématome sur la cuisse droite.
— Tant pis, fit-il.
Krisantem baissa la tête. Sa lubricité avait failli causer une catastrophe…