L’odeur de poisson aurait fait tomber raide mort un putois. Malko chercha vainement à aspirer une bouffée d’air frais. À Skagen tout sentait le poisson : le café du petit déjeuner, les draps, la serveuse pourtant impeccablement propre, les murs mêmes de l’hôtel.
Quant à Krisantem, il s’était littéralement recroquevillé devant l’effroyable odeur. Ça lui rappelait l’odeur des charniers en Corée. Seule, Lise ne semblait pas incommodée, bien que de temps en temps, elle portât à ses narines un mouchoir imbibé d’eau de Cologne.
Le village de Skagen consistait essentiellement en un port, une rue principale et deux énormes conserveries de poisson qui débitaient jour et nuit, alimentées par une flottille de chalutiers. Inlassablement des nuées de mouettes tournaient autour des bâtiments gris, piquant sur les cageots ouverts.
Arrivés la veille au soir à Aalborg, Malko, Lise et Krisantem avaient terminé leur voyage en voiture pour s’installer dans le meilleur hôtel d’Aalborg, le Scandia. Incommodé par l’odeur abominable, Malko avait très mal dormi. Pour se consoler, il avait installé sur la commode la photo panoramique représentant son château et pendu sa demi-douzaine de costumes d’alpaga. Il avait le faible d’aimer être bien habillé.
Le Ragona arrivant dans la matinée, ils venaient de gagner le port. Malko arrêta la Ford devant un bâtiment en brique rouge.
Il y avait des dizaines de petits chalutiers à quai. Le temps était toujours aussi mauvais et de grosses vagues grises déferlaient sur les quais en embruns sentant le poisson. Après le soleil de Copenhague, c’était triste de trouver le mauvais temps.
Accompagné de Lise, Malko entra dans le bâtiment en brique rouge au fronton duquel était inscrit : « Haagenmeister ». Commissaire du port.
Un gros homme en manches de chemise mâchonnait un cigare dans un fauteuil, devant des cartes marines et des photos de bateaux. Dans un coin, il y avait un gros poste radio-émetteur-récepteur. Le Danois salua Malko et Lise d’un vague grognement et continua la lecture du journal local.
Lise l’entreprit en danois, bien que Malko ait de sérieuses notions de cette langue, et il daigna se désintéresser de sa lecture. Elle désirait simplement savoir comment ne pas rater le naufragé du Ragona.
La question mobilisa toutes les facultés intellectuelles de son interlocuteur.
L’usine avait eu le temps de débiter trois caisses de thon lorsqu’il répondit. D’après lui le problème était très simple : aucun gros bateau ne pouvait entrer dans le port de Skagen. Excuse providentielle lorsqu’on connaissait l’Odeur… Donc la vedette du port irait à deux milles en mer à la rencontre du Ragona, et ramènerait le passager droit sur la cabane qui servait de bâtiment des douanes, au beau milieu des docks.
— Est-il possible de monter sur la vedette ? demanda Malko qui avait suivi la conversation.
Le Danois secoua la tête.
— Non. C’est réservé aux officiels.
Malko n’insista pas. Ce serait tout aussi efficace de recueillir l’agneau égaré sur la terre ferme. Surtout avec la mer qu’il y avait. Il faisait signe à Lise de le suivre quand le Danois laissa tomber :
— Qu’est-ce que vous lui voulez tous à ce type ?
Malko resta, la main sur la poignée de la porte, croyant avoir mal compris.
— Tous ?
L’autre consentit à retirer son cigare pour préciser.
— Vous êtes le troisième depuis hier à vouloir aller sur la vedette. Sans compter les journalistes.
Les journalistes, Malko les avait vus à l’hôtel. Maintenant, en groupe compact, ils attendaient près de la cabane de la douane. Mais les autres ?
Ses yeux dorés virèrent au vert. Voilà qui n’était pas prévu au programme sans histoires de David Wise. Malheureusement, après la publicité donnée à l’histoire, il fallait s’attendre à une mauvaise surprise.
Ravi, le Danois compta sur son mégot :
— Ben oui, le grand type à cheveux blancs, le curé, la petite dame et vous. Ça fait même quatre…
— Mais qu’est-ce qu’ils vous ont dit ? insista Malko voulant encore espérer.
L’autre cligna de l’oeil.
— Juste comme vous. Mais ils ne sont pas venus ensemble…
Après un léger silence, il ajouta :
— Notez bien que j’aurais pas la radio à m’occuper, j’irais. J’en ai encore jamais vu des vrais espions…
Apparemment, il n’était pas le seul de cet avis. Lise, innocente, ne voyait rien de mal à tout cela.
Elle se contentait de dévorer Malko des yeux. Les Danois étaient blonds mais ils n’avaient ni ses yeux ni son élégance.
— Où peut-on trouver un bateau ? demanda Malko.
Le Danois désigna le port.
— Là-bas. Les chalutiers ne sortent pas aujourd’hui. La mer est trop mauvaise.
Malko entraîna Lise et dégringola le perron puis s’engouffra dans la Ford. Cent mètres plus loin, ils atteignirent le wharf où se trouvaient les chalutiers. L’odeur était proprement inhumaine. Comme si de rien n’était, les équipages s’affairaient à de menus travaux d’entretien.
Le premier marin à qui Lise s’adressa refusa tout net. Il venait de repeindre son bateau et ne se souciait pas de le salir avec une mer pareille.
Elle n’eut pas plus de succès avec les deux suivants. Purement et simplement, ils lui tournèrent le dos, faisant semblant de ne pas la comprendre.
Trois autres chalutiers étaient vides. Malko regarda sa montre. Le minéralier serait là dans une heure et demie. Il n’y avait plus de temps à perdre. Soudain, un grand Danois aux cheveux presque blancs, chevauchant une bicyclette du siècle dernier, s’arrêta près d’eux et s’enquit du but de leurs recherches.
— J’ai besoin d’aller en mer, tout de suite, expliqua Malko. Avec un bateau rapide.
L’autre hocha la tête et désigna un chalutier beaucoup plus grand que les autres.
— Prenez le Sandfjord, c’est le plus rapide du port. Il appartient à mon oncle. Si vous voulez, je vais lui demander…
L’oncle, grisonnant et massif, ravaudait une épissure, assis sur une bitte d’amarrage, en face de son bateau. Il écouta la proposition de Malko d’un air rusé et répliqua en un patois incompréhensible pour lui. Lise traduisit :
— Il dit qu’il n’a pas très envie d’aller en mer avec ce temps.
Malko dut lui faire expliquer qu’ils devaient partir tout de suite, beau temps ou pas, pour aller au-devant d’un bateau.
Il y eut un silence lourd de relents de poisson, puis l’oncle laissa tomber deux mots incompréhensibles pour Malko. Le neveu traduisit.
— Alors, il veut cinq cents dollars.
C’était réconfortant de constater que la renommée du dollar avait atteint ce port perdu de la Baltique.
— Si nous appareillons immédiatement, demanda Malko, peut-il aller au-devant du Ragona de façon à l’intercepter le premier ?
Va-et-vient de traduction. Il ressortit des explications du Danois qu’à part le Queen-Elisabeth, il n’existait pas de bateau plus rapide dans cette partie du monde que le Sandfjord.
— Quatre cents dollars et on part immédiatement, offrit Malko en sortant une liasse de billets de sa poche.
Le viatique de la brebis galeuse allait être sérieusement écorné, si cela continuait. Le Danois hésita imperceptiblement puis tendit la main vers les billets. C’est ce qu’il gagnait en une semaine de pêche.
Malko s’engagea sur la passerelle.
— Nous partons tout de suite, ordonna-t-il. Lise, il vaut mieux que vous retourniez à l’hôtel. Prévenez Copenhague que notre ami semble très demandé.
La jeune Danoise aurait bien suivi Malko, mais était trop intimidée pour discuter ses ordres. Elle prit la place de Krisantem dans la voiture.
Maugréant, l’oncle rameuta trois marins, le neveu, et commença à se battre avec le gros diesel. Krisantem regardait d’un oeil torve le chalutier.
— Viens Elko, fit Malko. Je risque d’avoir besoin de toi.
Déjà verdâtre, le Turc obéit et alla s’installer à l’avant, étreignant le bastingage à deux mains. Malko aurait donné cher pour savoir qui étaient ses quatre concurrents et surtout, où ils se trouvaient. Il expliqua au Danois ce qu’il désirait. L’oncle hocha la tête et déplia une carte crasseuse dans la minuscule cabine de commandement.
— Voilà l’endroit où le bateau pilote va aller, dit-il. Nous, nous allons à une quinzaine de mille à l’ouest. Là, les autres ne peuvent pas nous suivre. Il y a trop de mer. Ça va secouer, je vous préviens.
— Tant pis, fit Malko, héroïque.
Cinq minutes plus tard, ils larguaient les amarres. À petite vitesse le chalutier manoeuvra dans le port. Ils longèrent une des conserveries et Malko dut se boucher le nez. Livide, Krisantem ne disait plus un mot. Tant qu’ils furent protégés par le cap de Skagen, cela ne fut pas trop dur. Le chalutier tanguait raisonnablement et, dans la cabine, Malko tenait le coup, à condition de garder la tête dehors.
Soudain, il eut l’impression que le chalutier était pris dans un maelström. L’avant plongea de deux mètres, la cabine semblait se décrocher, le bruit du diesel augmenta.
À la barre, l’oncle grogna :
— Ça commence…
Effectivement ça commençait. Comme si une main géante s’amusait à secouer la coque dans tous les sens. En cinq minutes Malko avait le coeur sur les lèvres. À tâtons, il tira la porte et s’accrochant un peu partout, se plaça au centre du pont. Au moins l’air était frais.
Le premier paquet de mer le prit par surprise et il manqua passer par-dessus bord. Trempé, il hésita à remonter à l’intérieur. Mais la seule idée de l’odeur dégagée par le chandail de l’oncle lui arracha un haut-le-coeur. Il valait encore mieux attraper une congestion pulmonaire…
— Il y en a pour combien de temps ? hurla-t-il.
Le Danois leva le pouce :
— Une petite heure…
C’est le moment que choisit Krisantem pour commencer à se vider l’estomac. Toujours accroché à l’avant, il était trempé comme une soupe, secoué d’effroyables hoquets. Il tourna des yeux désespérés vers Malko et celui-ci eut honte.
— Il n’y en a pas pour longtemps, cria-t-il au Turc.
Krisantem ne réagissait plus. On aurait pu le prendre et le jeter par-dessus bord, sans qu’il opposât la moindre résistance. D’ailleurs, il souhaitait en cette minute même un naufrage instantané.
Tout, plutôt que ce roulis et ce tangage.
Malko scruta la mer autour d’eux. Pas un bateau. Lorsque le chalutier montait sur la crête d’une vague la visibilité était de plus d’un mille. S’ils arrivaient vivants, ils seraient les premiers.
Le supplice continua, monotone et affreux. Krisantem semblait se tasser sur lui-même… Malko résistait tant bien que mal.
Tout à coup, l’oncle poussa un hurlement guttural et tendit le bras vers l’avant.
Un tout petit point apparaissait à l’horizon entre les vagues grisâtres. Le Danois se pencha hors de la cabine et cria :
— Le voilà !
Profitant d’une accalmie, Malko prit les jumelles et les braqua sur le point lointain. Effectivement, c’était un bateau, assez gros, bas sur l’eau.
Un quart d’heure passa. Le navire inconnu s’était considérablement rapproché. Il semblait énorme. Sa vitesse devait être d’une quinzaine de noeuds. Malko se rapprocha de la cabine.
— Essayez de le contacter par radio !
L’oncle trifouillait déjà une radio branlante qui avait connu des jours meilleurs. Au bout de cinq minutes, il abandonna :
— Je n’arrive pas. Ils ne sont pas à l’écoute ou nous n’avons pas la même longueur d’onde.
C’était gai. À moins de se faire couper en deux, Malko ne voyait pas comment il allait faire stopper ce mastodonte. Ses dimensions étaient impressionnantes à côté de celles du chalutier. Il posa la question au Danois. Celui-ci maintenait fermement la barre vers le minéralier. De la main gauche, il attrapa un mégaphone et le tendit à Malko.
— Quand on sera tout près, vous allez les appeler avec ce truc-là. C’est plus sûr que la radio…
Encore un ennemi du progrès.
Il fallut encore attendre un quart d’heure. Le porte-voix à la main, Malko avait gagné l’avant et s’était installé près des ruines de Krisantem.
Le bateau était gigantesque. Gracieusement, le petit chalutier amorça un virage pour prendre une route parallèle à celle du minéralier. La grosse coque grise grandit démesurément. Plusieurs silhouettes apparurent sur le pont, regardant avec curiosité le minuscule chalutier.
Malko emboucha le porte-voix et cria à se faire péter les poumons :
— Otto Wiegand ! Otto Wiegand ! Avez-vous à bord Otto Wiegand ?
La puissance du mégaphone était énorme. Il y eut un remue-ménage sur le pont du minéralier et un homme portant un chandail à col roulé rouge se pencha à la lisse, entouré de plusieurs marins. Malko n’avait eu entre les mains qu’une photo vieille de vingt-quatre ans et la distance était trop grande, mais il supposa qu’il s’agissait de l’Allemand. Il répéta son appel.
L’homme au chandail rouge agita le bras, en signe de bienvenue, puis fit un geste pour s’éloigner de la lisse. Malko eut une inspiration qui aurait fait bondir David Wise.
— Rinaldo, gronda le porte-voix, Rinaldo, vous m’entendez.
Le nom de code donné vingt-quatre ans plus tôt par Wild Bill Donovan.
Cette fois l’homme se pencha à tomber le long du bastingage et agita les bras frénétiquement.
Il s’agissait bien d’Ossip Werhun, dit Otto Wiegand.
— Vous embarquez avec nous, ordonna le mégaphone.
C’était la meilleure façon d’éviter de fâcheuses rencontres.
Sur le pont du minéralier, l’homme au chandail rouge discutait avec un interminable marin en casquette, probablement le capitaine du Ragona.
Le petit chalutier commençait à s’essouffler. En dépit des promesses de l’oncle, il n’était pas fait pour de telles vitesses. Les tôles du pont vibraient sous les pieds de Malko. Si le Ragona ne stoppait pas, ils allaient être distancés. Sur le pont du minéralier la discussion s’éternisait avec des gestes violents. Malko reprit son mégaphone.
— Stoppez, ordonna-t-il. Nous devons prendre à notre bord Otto Wiegand.
Malko eut l’impression que le minéralier accélérait… Il n’y avait plus qu’une solution, risquée, il est vrai.
S’accrochant aux haubans, il regagna la cabine. L’oncle était accroché à la barre, le visage soucieux.
— Qu’est-ce qu’ils disent ? jura-t-il.
— Coupons-leur la route, suggéra Malko. Vous pouvez aller un peu plus vite ?
— Pas longtemps, sinon, je vais faire sauter le moteur, fit le Danois. Mais, de toute façon, je ne couperai pas la route de ce bateau, c’est illégal.
— Nous n’avons pas le choix, dit Malko. Je peux vous promettre que vous n’aurez aucun ennui de la part des autorités. J’arrangerai cela…
Mais le vieux Danois était têtu, il secoua la tête et se concentra sur sa barre comme si Malko n’existait pas. Celui-ci repartit vers l’avant et tapa sur l’épaule de Krisantem. Le Turc tourna vers Malko un visage décomposé et verdâtre.
— Il faudrait que le Danois accepte de se mettre en travers de la route du Ragona. Il refuse. Il faudrait le convaincre.
Krisantem eut un hoquet désespéré, et se réaffala sur la rambarde.
— Je ne peux pas, murmura-t-il piteusement. Ça ne va pas.
Si les valeurs les plus sûres s’effondraient… Malko repartit pour la dunette, décidé à recourir aux grands moyens. Le temps d’ouvrir l’enveloppe aux dollars et il brandissait cinq billets de cent dollars sous le nez du Danois.
— S’il arrive quoi que ce soit, je vous paie votre bateau, promit-il.
Il faut dire à la décharge du Danois qu’il n’hésita qu’une demi-seconde. Empochant les billets, il donna un violent coup de barre à tribord. Il était temps.
Déjà, dans le lointain, Malko apercevait la tache jaune du bateau pilote près duquel les autres devaient attendre…
Le chalutier commença à se rapprocher du Ragona.
Cette fois, il y eut une réaction. Le capitaine du minéralier brandit un poing furieux dans sa direction.
Une brusque secousse faillit jeter Malko à la mer. Le petit chalutier tanguait comme un bateau-lavoir pris dans une tornade tropicale.
Le grondement du moteur augmenta. Centimètre par centimètre, il commença à remonter le gros minéralier.
Malko regardait, assez inquiet, le chalutier s’approcher dangereusement de la coque énorme… Il s’agissait de stopper le Ragona, pas de se faire écrabouiller…
Il leur fallut près de cinq minutes pour dépasser d’une dizaine de mètres l’avant du minéralier. Alors, lentement, le Danois commença à se rabattre, tout en donnant des petits coups de sirène. C’était quitte ou double. Si le capitaine du minéralier faisait la sourde oreille, il les coupait en deux sans même s’en apercevoir. Derrière eux, la proue du Ragona s’élevait menaçante comme un éperon…
Très lentement, l’oncle commença à réduire sa vitesse. Plusieurs têtes se penchèrent à la lisse, hurlant des injures emportées par le vent. L’étrave n’était plus qu’à quelques mètres du chalutier. Malko en avait des sueurs froides. Le minéralier ne pouvait pas grand-chose contre cette tactique car le chalutier était beaucoup plus maniable que lui. C’était leur meilleur atout.
L’oeil torve, Krisantem contemplait la manoeuvre, trop malade pour avoir peur. D’ailleurs il préférait nettement un naufrage à son supplice…
L’attente se prolongea durant deux ou trois interminables minutes. Puis la distance commença à se creuser entre le chalutier et le Ragona. Ce dernier ralentissait. Soit pour stopper, soit pour tenter une feinte, en passant à droite ou à gauche.
— Ralentissez aussi, ordonna Malko au Danois, il faut garder cet intervalle.
Le « teuf-teuf » du diesel s’assourdit. Le chalutier peinait dans les vagues. Mais la distance le séparant du Ragona ne diminua pas avec le minéralier. Celui-ci courait sur son erre, moteurs stoppés.
Comme reliés par un fil invisible, les deux navires ralentissaient au même rythme. Il leur fallut près d’un mille pour stopper complètement. Malko remboucha son mégaphone.
— Otto Wiegand !
L’homme au chandail rouge apparut immédiatement, cria quelque chose d’inaudible, gesticula.
Au même instant, plusieurs marins commencèrent à dérouler le long de la coque du Ragona un filet de cordes à très grosses mailles comme on en utilise pour vider les cales. Le Danois manoeuvrait le chalutier à petits coups de moteurs, s’approchant le plus possible du monstre immobilisé. À chaque grosse vague, Malko se disait qu’ils allaient s’écraser contre la coque d’acier.
Otto Wiegand enjamba le bastingage et commença à descendre le long du filet. Lorsqu’il fut parvenu à la dernière maille, il se retourna et Malko aperçut son visage. Les yeux durs comme des saphirs très pâles ressortaient dans les traits fatigués, il était presque chauve, mais une énergie fantastique émanait de lui. Rien qu’à voir la façon dont il était accroché à ses cordages…
Deux mètres environ le séparaient du pont du chalutier.
— Sautez, cria Malko dans le mégaphone.
Il était temps. Le minéralier avait déjà remis ses machines en marche.
Le Danois donna un petit coup de moteur et l’avant du chalutier se rapprocha à moins d’un mètre du Ragona. L’homme se balançait au-dessus d’eux.
— Sautez, répéta Malko.
Otto Wiegand se laissa tomber, roula sur le pont et échoua contre un treuil, sur le dos. Il resta à peine une seconde étourdi. Relevé, il s’ébroua comme un chat, encore tendu, la mâchoire mauvaise. Il portait plus de cinquante ans mais ses larges épaules inspiraient le respect…
Malko vint vers lui, souriant largement, et ils s’installèrent tant bien que mal sur un tas de cordages.
— J’ai des raisons d’avoir fait stopper votre bateau en pleine mer, commença-t-il.
Otto Wiegand le regarda avec méfiance.
— Qui êtes-vous ?
— Le prince Malko Linge. Disons que nous avons des amis communs. Puisque vous êtes Rinaldo. C’est un nom qui vous a été donné il y a bien longtemps, en 1945 je crois ?
Otto Wiegand ne répondit pas mais se détendit imperceptiblement. Maintenant le chalutier s’éloignait à toute vitesse du Ragona. L’Allemand regarda le gros minéralier avec une ironie infinie puis murmura en allemand :
— Je suis content d’avoir quitté ce rafiot.
— Ils vous ont sauvé la vie, remarqua Malko, également en allemand.
Wiegand montra plusieurs dents en or dans un sourire sans joie…
— Ach ! ils ne pouvaient pas faire autrement ! Ce salaud de capitaine voulait me livrer aux Russes !
Tout à coup son visage se ferma et il grogna :
— Après tout, comment puis-je savoir qui vous êtes réellement ?
Malko sourit.
— Je vous emmènerai cet après-midi au consulat des USA. à Copenhague. Vous vous entretiendrez avec le consul lui-même, qui a d’ailleurs prévu une charmante guide pour votre séjour danois. Jusqu’à ce que vous preniez l’avion pour New York.
— Je ne veux pas aller à New York maintenant, coupa brutalement Wiegand. Et personne ne m’y forcera.
— Il n’est pas question de vous y forcer, assura Malko. Je pensais seulement que vous n’aviez pas l’intention de vous établir au Danemark. Et les États-Unis me semblent une retraite assez sûre dans votre cas…
Les lèvres minces de Otto Wiegand se tordirent en un rictus cruel.
— Elle n’a pas été si sûre que cela pour Haynamen…[13] Mais je dois aller à Stockholm d’abord, nous verrons ensuite.
Malko haussa les épaules.
— Vous ferez ce que vous voulez. J’ai seulement l’ordre, en ce qui me concerne, de vous remettre une certaine somme d’argent et de veiller à ce que vous disposiez d’un visa d’entrée aux USA. Ensuite, vous faites ce que vous voulez…
— Comme l’ours capturé fait ce qu’il veut au zoo. À condition de ne pas en sortir…
Malko éprouvait une antipathie grandissante à l’égard de ce personnage.
— Reposez-vous, dit-il. Excusez-moi un instant, il faut que je parle au capitaine.
Krisantem, appuyé à la cabine, dévorait des yeux la terre qui grandissait. Le Danois, à la barre, ne tourna même pas la tête quand Malko lui adressa la parole.
— Combien voulez-vous pour continuer au sud, directement sur Copenhague ?
Il répéta sa question et l’autre daigna tourner la tête.
— Foutez-moi la paix. J’en ai marre de vos histoires. On rentre à Skagen.
Résigné, Malko extirpa une nouvelle fois l’enveloppe aux dollars et tendit cinq billets. Le tarif habituel.
Dignement le Danois repoussa la main tendue. C’était grave. Malko ajouta cinq autres billets. S’il arrivait à Copenhague, il évitait tous les problèmes.
Mais cette fois le Danois lâcha sa barre et se tourna vers lui, presque menaçant.
— Foutez-moi la paix. J’ai pas envie de me retrouver en prison. Cet homme-là doit passer la douane et voir la police. Je ne tiens pas à ce qu’on m’enlève mon permis de pêche. Et c’est pas votre pognon qui me le rendra.
Malko tenta de parlementer. Mais sa position n’était pas facile. Officiellement il n’était rien. Bien sûr, il aurait pu, grâce à l’aide de Krisantem, détourner le chalutier sur Copenhague. Mais il risquait de se retrouver dans une prison danoise pour un ou deux ans. Même dans une prison modèle, c’est long.
Ferme comme Neptune, le Danois maintenait le cap sur Skagen. Malko décida d’en prendre son parti.
D’ailleurs, s’il continuait à plonger dans le pécule du traître, Otto Wiegand n’aurait bientôt pas de quoi se payer un cercueil décent.
Il revint s’asseoir à côté de l’Allemand, sur le tas de cordages. Le chalutier venait de dépasser le cap de Skagen et la mer était un peu moins mauvaise. Krisantem eut un ultime hoquet et se redressa un peu.
— Je vous ai retenu une chambre, fit Malko. Dès que vous aurez passé les formalités de douane vous pourrez vous reposer un peu avant de prendre l’avion pour Copenhague, à Aalborg. Les Scandinavian Airlines ont un vol à 17 h 45, un DC-9.
Otto Wiegand eut un grognement approbateur et répliqua :
— Je dois aller à Stockholm. Très vite.
— Pourquoi Stockholm ?
Otto Wiegand hésita une seconde avant de répondre.
— Ma femme, Stéphanie. Elle m’attend là. C’était trop dangereux de partir ensemble.
Malko hocha la tête avec une sympathie un peu forcée. Ce devait être une horrible matrone.
— Je vois. Mais nous pouvons lui téléphoner, je demanderai à l’ambassade de faciliter son voyage et de veiller sur elle.
L’Allemand ne paraissait pas avoir confiance dans les ambassades.
— Je préfère aller la chercher…
Après tout, c’était sa femme.
Ils n’étaient plus qu’à un mille du rivage. Dans le lointain, le minéralier avait rejoint la tache jaune de la vedette du port.
Un quart d’heure plus tard, ils longeaient la première conserverie. Otto Wiegand fronça les narines et se tourna vers Malko.
— Il y a un charnier ici, ou quoi ?
Il devait s’y connaître. Malko lui expliqua la présence des conserveries de poisson.
— On s’y habitue, affirma-t-il.
Ce qui devait être vrai puisque les habitants de Skagen continuaient à se reproduire…
Deux policiers en uniforme attendaient sur le quai, retenant difficilement une vingtaine de reporters et de photographes. Malko secoua la tête, furieux. En fait de discrétion, c’était réussi…
Les policiers entourèrent immédiatement Otto Wiegand et n’autorisèrent pas Malko à le suivre à l’intérieur de la petite baraque en bois de la douane. Il resta dehors avec les journalistes. Heureusement, Lise, en tant que représentante officielle de l’ambassade des États-Unis, était dedans. Elle fit à Malko un signe joyeux de la main.
Ce dernier s’attendait à ce que tout se passât en cinq minutes. Mais, au bout d’un quart d’heure, Lise, éblouissante dans un ensemble blanc avec une toque assortie, ouvrit la porte de la cabane, l’air soucieux.
Deux inconnus en loden verdâtre, l’air endormi, dégingandés, l’encadraient. Elle vint droit sur Malko qui attendait dans la voiture.
— C’est très ennuyeux, annonça-t-elle. Copenhague n’a pas encore transmis les pièces qui autorisent M. Wiegand à entrer au Danemark. J’ai pourtant envoyé la photocopie de son visa au Ministère de l’intérieur.
Ça, c’était le comble !
— Alors, ils vont le rejeter à l’eau ? fit Malko, plutôt agacé.
Lise rougit :
— Oh non ! Ces deux messieurs appartiennent au Ministère de l’intérieur. Ils ont assigné Otto Wiegand en résidence à l’hôtel Scandia, jusqu’à ce que les papiers arrivent. C’est une question d’un jour ou deux.
Les deux lodens approuvèrent gravement. Malko réprimait une forte envie de rire qui désamorçait sa rage. Si ces deux-là n’étaient pas des barbouzes, Krisantem était le grand mufti de Jérusalem. L’odeur du poisson semblait les incommoder aussi, car ils respiraient du bout des lèvres. Juste assez pour ne pas tomber.
Ils lui rappelaient ses « gorilles » à lui, Chris Jones et Milton Brabeck, en version dénicotinisée…
— Eh bien, allons tous à l’hôtel Scandia, conclut-il, fataliste. Avant qu’ils ne changent d’avis et le rejettent à la mer.
Lise remonta dans la cabane en bois où la température augmenta instantanément de plusieurs degrés. Le fonctionnaire de l’immigration lui aurait accordé tous les visas du monde, à elle. Avec quelques petites gâteries en plus.
La jeune Danoise ressortit, escortée d’un Otto Wiegand écumant de rage, ses rares cheveux en bataille, tous les traits de son visage crispés comme s’il allait avoir une attaque. Il s’engouffra dans la Ford en jurant, bousculant Lise, et cria à Malko :
— Où y a-t-il un téléphone ? Où ? je dois téléphoner.
Heureusement, il ne leur fallut guère plus de cinq minutes pour parvenir au Scandia. Otto jaillit de la voiture et se rua dans la petite entrée, rejoint par une masse hurlante de photographes et de journalistes.
— Ça va être gai, dit Malko. Moi qui espérais prendre l’avion ce soir !
Lise lui lança un regard lourd de reproche.
— Vous avez tellement hâte de partir. Dans trois jours c’est la Saint-Jean, je voudrais vous montrer un peu mon pays…
Elle incluse. Comme toute bonne Scandinave, Lise, fille de diplomate, alternait les révérences de l’ambassade avec des galipettes plus en accord avec son tempérament. À vingt-six ans, elle s’était forgée une solide expérience sexuelle, qui, disait-elle, lui servirait lorsqu’elle serait mariée.
Malko, ses yeux dorés, son accent allemand et sa distinction entraient parfaitement dans son programme. Dans l’avion, elle lui avait montré sans aucun complexe quelques photos d’elle nue comme la main afin de souligner son bronzage intégral.
Sentant qu’il l’avait vexée, il lui prit la main et la baisa. Mais le coeur n’y était pas. Il pensait à Alexandra.
Alexandra qui l’avait prévenu que, s’il prolongeait son séjour à Copenhague plus de trois jours, elle le trompait par principe avec son jardinier, quitte à le mettre à la porte le lendemain. Ce qui était ajouter une injustice sociale à une trahison.
Si elle avait vu Lise, elle l’aurait écorchée vive.
Ils pénétrèrent dans le hall minuscule. Le Scandia tenait plus de la pension de famille que du Hilton. La plupart des chambres se trouvaient dans une annexe, à une centaine de mètres de là. Minuscules, propres et solidement imprégnées de l’Odeur.
Malko se demandait où était passé l’Allemand lorsque ce dernier surgit d’un placard baptisé cabine téléphonique et se rua vers eux. Les yeux bleus étaient hagards.
— J’ai téléphoné à Stockholm, jeta-t-il à Malko. Elle n’y est pas.
Il était défait, affolé. Lui qui semblait si dur et inhumain en sortant du Ragona.
— Elle a peut-être été à un autre hôtel, suggéra Malko. Ou elle est en retard.
Otto Wiegand restait planté dans le hall sans répondre, les yeux dans le vague, prêt à traverser le Kattegat à la nage. Malko le prit par le bras.
— De toute façon, dit-il, nous avons le temps de déjeuner. Puisque vous êtes cloué ici jusqu’à nouvel ordre.
L’Allemand se laissa traîner de mauvaise grâce jusque dans la salle à manger. Il y avait encore peu de monde. La plupart des convives portaient le mot « danois » écrit au beau milieu de leur figure. Malko remarqua pourtant une jeune femme très bronzée, aux cheveux noirs, le nez retroussé, qui ne cessait de les dévisager.
Elle était assise seule à une table devant une tasse de café à laquelle elle n’avait pas touché. Inexplicablement, Malko eut l’impression que sa présence était déplacée, sans pouvoir s’expliquer pourquoi. Avec son odeur, Skagen n’accueillait pas tellement de touristes… Et le capitaine du port avait parlé de quatre personnes qui avaient réclamé Otto Wiegand.
Il n’eut pas le temps de continuer à se poser des questions. Un personnage inattendu venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger.
Un prêtre en soutane de tissu brillant, très bien coupée, taillé en athlète à l’exception d’une très honnête bedaine portée en avant comme un saint sacrement. Mais on ne voyait que ses oreilles énormes, transparentes et gélatineuses ; elles ressemblaient aux jouets en plastique que l’on suspend dans les voitures. Une serveuse alla à sa rencontre et, ne sachant pas très bien quelle attitude adopter, esquissa une sorte de révérence.
Soudain, les yeux du prêtre tombèrent sur Otto Wiegand et il poussa un véritable rugissement de joie.
En trois enjambées, il eut traversé la salle. Instinctivement Malko et Krisantem se levèrent, prêts à défendre l’Allemand. Mais le prêtre s’était arrêté à un mètre de lui, les bras tendus, le crucifix en bataille.
— Ossip, barrit-il. Mein lieber Ossip ! Dieu a permis que nous nous retrouvions enfin !
Pour retrouver quelqu’un à Skagen il fallait vraiment un hasard divin. Le prêtre imposant devait être branché en ligne directe sur le paradis.
L’Allemand s’était comme tassé sur sa chaise. Machinalement sa main droite étreignait le manche d’un couteau de table et Malko se dit qu’il valait mieux ne pas faire de mouvements brusques. L’étrange prêtre dut penser la même chose, car il continua ses démonstrations d’amitié à distance.
— Ossip, reprit-il. Tu ne me reconnais pas ? Ton ami Joseph Melnik.
Muets de saisissement, les Danois présents suivaient ces curieuses retrouvailles. Les avis oscillaient entre une fou et une opération publicitaire.
Pourtant, au nom de Melnik, un très léger sourire éclaira le visage d’Otto Wiegand. Sa main relâcha le couteau.
Comme pour lui-même, il murmura :
— Ach ! Joseph ! Je te croyais mort. Je pensais qu’ils t’avaient fusillé !
Le rire tonitruant du Père Joseph Melnik fit trembler les vitres.
— Fusiller, moi ! Après tous les services que j’ai rendus au Seigneur ! Il a étendu sa protection tutélaire sur moi.
Au mot de fusiller, ceux qui comprenaient l’allemand avaient sursauté. Au Danemark, on fusille rarement les prêtres… Mais Malko avait noté. Décidément, il n’était pas au bout de ses surprises… Otto Wiegand avait d’intéressantes relations.
— Tu ne me dis pas de m’asseoir ! reprocha le Père Melnik. À moi qui suis venu de si loin pour te voir !
Otto eut un geste vague qui pouvait dire n’importe quoi. Aussitôt, le prêtre empoigna une chaise qui plia presque sous son poids et s’assit à côté de Malko à qui il tendit une main poilue énorme et gélatineuse.
— Êtes-vous un ennemi de Dieu, monsieur ? demanda-t-il d’une voix musicale.
C’est une question que Malko ne s’était jamais vraiment posée. Poliment, il répondit :
— Je ne le pense pas.
L’autre lui écrasa les phalanges.
— Alors, qu’il vous bénisse !
Et il esquissa un rapide signe de croix. Effaré, Krisantem contemplait la scène sans comprendre. Ses « notions » religieuses s’arrêtaient aux derviches tourneurs.
Soudain le prêtre se pencha sur Otto Wiegand et commença à lui parler à l’oreille en une langue que Malko reconnut comme de l’ukrainien. Il ponctuait son discours de grands gestes, postillonnant dans tous les sens. Son interlocuteur le regarda d’abord avec effarement puis une lueur rusée passa dans son regard. Finalement, le Père Melnik asséna à l’Allemand une claque dans le dos à lui faire cracher ses dents et hurla en direction de la serveuse :
— Du vin, je veux du vin ! Qu’on apporte le meilleur vin pour célébrer le retour de mon ami.
Malko commençait à se demander s’il n’avait pas loué sa soutane. Un vent de réforme a beau souffler sur l’Église, le Père Melnik était nettement dans l’aile galopante du Concile… Comme s’il avait deviné les pensées de Malko le prêtre se souleva à demi et claironna :
— J’ai oublié de me présenter : Joseph Melnik, aumônier de l’Ukrainska Poustanska Armia, de 1942 à 1945, sous le commandement de mon chef bien-aimé, le poglovic Ante Pavelitch. Que Dieu ait son âme !
Fichu cadeau pour n’importe quel dieu. Malko connaissait les exploits des Ukrainiens ralliés aux Allemands, pendant la guerre.
— La guerre est finie, dit-il froidement. Et Ante Pavelitch est mort…
Un éclair moqueur passa dans les yeux du Père Melnik.
— Il n’y a pas de repos pour les justes, lança-t-il sentencieusement. Jusqu’à mon dernier soupir, je lutterai contre les ennemis de l’Église.
Par le plasticage de la légation yougoslave, l’assassinat des leaders d’un mouvement concurrent et quelques meurtres sans importance.
— Que voulez-vous à Otto Wiegand ? demanda Malko. Il est extrêmement fatigué par son évasion et doit se reposer.
— Otto Wiegand ? fit le prêtre feignant la surprise. Mais je ne vois ici que mon vieux et fidèle camarade de combat Ossip Werhun qui se distingua particulièrement dans la lutte contre les ennemis de Dieu.
De mieux en mieux.
Un smorrebrod[14] coincé dans la bouche par la surprise, Lise tentait de suivre la conversation en allemand, sans y parvenir. Élevée dans une institution religieuse, elle n’arrivait pas à croire que l’homme assis en face d’elle fût vraiment un prêtre.
Malko commençait à s’énerver. Tout cela ne lui disait rien qui vaille ; l’OSS avait dû écumer les cellules de condamnés à mort pour trouver des agents doubles…
— Werhun ou Wiegand, coupa-t-il. Que lui voulez-vous ?
Le rire tonitruant de Melnik secoua la table une fois de plus. Caressant les pierres précieuses enrichissant son crucifix, il laissa tomber avec une expression rusée :
— Cela, mon cher, est un petit secret entre nous et le Seigneur. Je ne pense pas pouvoir vous le confier.
Malko chercha le regard de l’Allemand. Il détourna la tête, semblant surtout ennuyé. On aurait été tenté de rire de cet intermède, mais Malko sentait que le Père Melnik devait avoir une conception de la plaisanterie à base de fours crématoires et de barbelés.
Le prêtre avala d’un trait un énorme verre de vin et ses oreilles rosirent d’un seul coup comme si le liquide s’était déversé directement à l’intérieur. Otto Wiegand daigna enfin se mêler à la conversation.
— Mes relations avec Joseph Melnik ne regardent que moi, dit-il sèchement. J’aurais simplement un déplacement à effectuer après mon retour de Stockholm. Deux ou trois jours au maximum. C’est très important pour moi…
— Où ?
L’Allemand secoua la tête :
— Je ne peux pas vous le dire. Et il n’est pas question que vous veniez avec moi.
Tout cela n’était pas brillant. Malko commençait à se féliciter d’avoir emmené Krisantem. La soutane de soie ne l’arrêterait pas le cas échéant. Il était au-dessus de ces préjugés.
Une serveuse se pencha à l’oreille de Otto Wiegand et lui désigna le hall qui donnait directement sur la salle à manger.
L’Allemand tourna la tête dans la direction indiquée et le sang quitta son visage d’un seul coup. Comme s’il avait instantanément été saigné à blanc.
Malko se retourna.
Le hall semblait avoir encore rapetissé devant l’apparition d’une créature de rêve. Les yeux bleus immenses, à peine maquillés, la bouche opulente, le nez long, fin et busqué. Sa crinière blonde, lumineuse, éclatante, était savamment décoiffée. Elle était plus que belle et ses hautes bottes noires gainant ses jambes un peu fortes ajoutaient une note frémissante à l’ensemble. Et pourtant, il y avait comme un fond glacial à cette beauté. L’inconnue devait être dure comme l’acier au tungstène.
Un vent de damnation souffla sur la salle à manger du Scandia. Appuyée au bureau, d’un mouvement gracieux qui mettait en valeur la courbe de ses longues cuisses largement découvertes par la jupe du tailleur, l’inconnue examinait la salle, son visage immobile changeant constamment d’expression. Pour la première fois de sa vie, Malko se félicita de fréquenter parfois des hôtels de seconde catégorie. À côté d’elle se trouvait un homme d’une cinquantaine d’années, distingué, avec des cheveux d’un blanc éblouissant, une bouche mince et des traits presque trop fins pour un homme.
L’homme et la femme regardaient Otto Wiegand. L’Allemand s’était levé, tétanisé. Malko l’entendit murmurer :
— Stéphanie. Stéphanie et Boris…