Chapitre VII

Étendu sur son lit dans le noir, Otto Wiegand sentait sa raison le quitter petit à petit. Depuis qu’il avait quitté Malko, il n’avait pas bougé. La nuit était tombée et il entendait le battement des vagues sur la plage, ainsi que les bruits de l’hôtel. Ni Boris, ni Stéphanie ne s’étaient manifestés.

Ils attendaient, sûrs d’eux.

Otto avait beau tourner et retourner tous les éléments du problème, il ne trouvait pas de solution. Quelque chose d’irrationnel faussait toutes les analyses. À la seule idée de perdre Stéphanie, son cerveau se détraquait. Pour se tester, il l’imaginait pâmée, satisfaite, entre d’autres bras que les siens. C’était à la fois atroce et délicieux. Mais le fantasme évanoui, il se retrouvait au même point. Il avait beau savoir que Malko avait raison, qu’avec de l’argent et la liberté il retrouverait d’autres femmes, il n’arrivait pas à se décider.

Même la solution de l’enlèvement n’en était pas une. Personne ne pouvait la forcer à l’aimer… Et, au fond de lui-même, il avait toujours deviné son effroyable dureté.

Le téléphone intérieur bourdonna.

— On vous attend à la salle à manger, annonça l’employé du bureau.

Otto Wiegand n’avait pas faim. Mais c’était une occasion d’apercevoir Stéphanie. Il eut un petit choc au coeur en entrant dans la salle à manger. Boris était là, mais pas Stéphanie. L’Allemand s’assit entre Malko et Krisantem. Tout seul à une table, le Père Melnik broyait du noir. À l’écart, les deux « Lodens » broutaient des smorrebrod comme si leur vie en dépendait.

Stéphanie apparut cinq minutes plus tard. Otto en resta la cuillère en l’air. Depuis qu’il la connaissait, jamais elle n’avait été si belle. Les somptueux cheveux blonds tombaient en cascade sur les épaules nues. Sa robe ultracourte de dentelle noires semblait avoir été cousue sur elle.

Stéphanie eut un sourire éblouissant à l’égard de Malko et se dirigea en ondulant vers la table de Boris Celui-ci se leva et lui baisa la main.

Otto ne pouvait détacher le regard de sa femme. Assise face à lui, elle exhibait une poitrine superbe à peine dissimulée par la dentelle et son parfum couvrait même l’odeur du poisson. Et chaque fois qu’elle rencontrait les yeux dorés de Malko, elle souriait.

— On dirait que vous lui plaisez, remarqua acerbement Otto Wiegand, transformé en un bloc de haine.

Malko soupira. Cousu de fil blanc. On faisait d’une pierre deux coups. Stéphanie affolait Otto et semait la zizanie dans le camp adverse. Comme pour confirmer ce que pensait Malko, elle croisa et décroisa les jambes tout en le regardant, avec une telle invite dans ses yeux qu’il crut que l’Allemand allait lui sauter à la gorge.

— Vous n’êtes plus un enfant, dit-il rudement à Otto. Elle vous fait marcher.

Otto Wiegand plongea le nez dans son assiette. Sans répondre. Quand il prit sa fourchette, Malko vit que sa main tremblait. Il finissait par avoir pitié de lui. Pour se changer un peu les idées, il regarda la salle à manger autour de lui. La jeune femme brune l’intriguait. Elle occupait la même place qu’au déjeuner. Ses yeux se posaient souvent sur Otto, mais détournait le regard dès qu’elle se sentait observée par Malko.

Ce dernier était sûr que ce n’était pas une touriste ordinaire. D’ailleurs, il n’y avait pas de touristes à Skagen. Peut-être une « observatrice », d’un service concurrent.

— Combien de temps avez-vous l’intention de vous torturer ? demanda Malko à Otto. Si vous descendez dans l’arène, vous allez vous faire dévorer.

L’Allemand secoua la tête et fit amèrement :

— Pour le moment, je n’ai pas le choix, il me semble. Par votre faute. Et je ne sais pas ce que je ferai sans elle…

Malko cherchait une phrase bien sentie pour répondre à cette platitude, lorsqu’un grand jeune homme blond, tiré à quatre épingles dans un complet bleu croisé, l’air un peu benêt, fit son apparition. Il était si visiblement Danois que Malko n’y prêta d’abord aucune attention. C’est une exclamation à voix basse d’Otto qui lui fit relever la tête.

Le nouveau venu s’était arrêté devant Stéphanie qui l’invitait à s’asseoir en face d’elle, roucoulante comme la colombe de la paix. Ravi et émerveillé qu’une telle créature put s’intéresser à lui, il la mangeait des yeux, littéralement. Malko se pencha sur Otto Wiegand.

— Pas de bêtise, c’est de la provocation.

Voilà pourquoi Boris et Stéphanie avaient été se promener sur le port. Cela n’avait pas dû être difficile de pêcher le jeune Danois. Le malheureux ignorait certainement dans quel puzzle délicat et tragique il s’insérait… Résigné, Malko se prépara à passer des heures difficiles.

Transformé en statue de sel, Otto Wiegand ne quittait pas Stéphanie des yeux. Tout se passa bien jusqu’au moment où elle abandonna une de ses mains au Danois, qui se mit à la pétrir.

Otto feula comme un léopard en colère. Il était vert. Encore un geste du Danois et il était bon pour l’infarctus ou le massacre. Heureusement, il n’alla pas plus loin dans ses privautés.

Un peu plus tard, Stéphanie et son cavalier se levèrent et traversèrent la salle à manger, sous l’oeil bovin des deux Lodens, à mille lieues de se douter de ce qui se passait sous leur nez. Ils avaient des excuses : les barbouzes s’occupent rarement de courrier du coeur.

En passant devant Malko, Stéphanie lui décocha une oeillade à mettre le feu aux boiseries. Otto ne quittait pas des yeux le Danois, prêt à tuer. Après leur départ, l’Allemand resta silencieux, quelques minutes, puis abandonna sa pâtisserie, verdâtre, et fila vers la sortie. Malko poussa du coude Krisantem.

— Suis-le. Je ne veux pas de bagarre avec le Danois. S’il devient méchant, tu l’assommes et tu le ramènes dans sa chambre.

Le Turc obéit, plutôt boudeur. Il n’aimait pas jouer les nounous…


* * *

Otto Wiegand marchait à grands pas dans l’obscurité, la tête en feu. L’hôtel Scandia se trouvait complètement à l’extrémité de la rue principale de Skagen. Il avait perdu de vue le couple qui avait deux ou trois minutes d’avance sur lui. Ils pouvaient être entrés dans un des deux cinémas, ou être installés au bar de l’hôtel Kaltrup.

Ou peut-être marchaient-ils sur la plage, enlacés… Son estomac se tordit de rage impuissante. À l’idée qu’elle se trouvait peut-être à quelques centaines de mètres de lui, son corps merveilleux pressé contre celui de ce jeune crétin, il éprouva une furieuse envie de tuer.

Otto Wiegand marcha encore dix minutes, presque à l’autre bout de la rue. Il s’arrêta pour souffler tout près d’un couple qui s’embrassait dans la pénombre.

Spectacle à le rendre malade. Il passa sa main dans ses derniers cheveux. Comment allait-il sortir de cette situation sans issue ? À lui-même, il s’avouait qu’il ne pouvait se passer de Stéphanie. Mais il savait aussi qu’elle représentait pour lui un piège mortel.

Soudain, il les aperçut à la lueur d’une vitrine et son coeur fit un bond dans sa poitrine. Ils marchaient la main dans la main, venant vers lui, sur l’autre trottoir.

Il se renfonça vivement dans l’ombre. Qu’à aucun prix elle ne le voie. Elle serait trop heureuse. Il prit une profonde inspiration. Après tout, il avait été le numéro deux de l’espionnage est-allemand. Il devait se reprendre. Ne pas se conduire comme un gamin.

Courageusement, il tourna le dos aux deux amoureux et repartit vers l’hôtel Scandia sans jeter un regard en arrière. Effort surhumain.

Pendant quelques minutes, tout fier de son courage, il se sentit presque en paix. Il fit même des projets d’avenir. Sans Stéphanie. Il était tellement remonté qu’il faillit aller trouver le Père Melnik pour lui annoncer qu’ils partiraient à Vaduz dès que les Danois lui donneraient le feu vert.

Ses bonnes résolutions durèrent jusqu’à sa chambre. Devant le papier à fleurs sinistre, le lit vide, il s’effondra. La tête dans ses mains, il pleura sur lui-même. Il mourait d’envie de repartir chercher Stéphanie, de la supplier de ne pas faire l’amour avec cet homme, de revenir avec lui…

C’est alors seulement qu’il remarqua la petite enveloppe blanche posée sur son lit.

L’écriture de Stéphanie.

Il resta bien une minute sans l’ouvrir, à la tourner et la retourner entre ses doigts. L’angoisse au ventre. Enfin il la déchira et lut les quelques lignes.


Je t’attendrai ce soir vers minuit dans ma chambre à l’annexe. La quatrième en partant de la façade, au rez-de-chaussée. Viens par l’extérieur et ne dis rien à personne, surtout pas à Boris.


Et c’était signé : Ta Stéphanie.

Otto Wiegand eut envie de se frapper la poitrine comme Tarzan. Il relut dix fois les trois lignes, tourna la carte dans tous les sens.

Ainsi Stéphanie ne l’avait pas trahi ! Pris dans l’engrenage du machiavélique Boris, elle avait fait au mieux pour se rapprocher de lui. Ils allaient vivre en Floride, au soleil.

Il avait envie de crier, de chanter.

Sa montre indiquait neuf heures et demie. Deux heures et demie à attendre. Infernal.

Pour user quelques minutes, il se précipita sous la douche et commença à se frotter avec rage pour tenter d’ôter l’odeur de poisson qui collait à sa peau. S’il prenait Stéphanie dans ses bras ce soir, il voulait au moins faire une bonne impression… Ensuite, il se rasa avec le soin maniaque que met un diamantaire à tailler une pierre qu’il aime.

Lorsqu’il eut terminé ses préparatifs, il était aussi propre qu’un foetus. Mais quarante minutes seulement s’étaient écoulées. Il faillit retourner dans la salle à manger pour partager sa joie avec quelqu’un, mais pensa à Boris. Il ne fallait pas donner l’éveil.

Étendu sur son lit, il laissa son esprit divaguer.

Tout revenait à Stéphanie. Il se mit à penser à elle en des termes si précis que son ventre lui faisait mal. Comme si elle avait été la seule femme sur terre. Les fantasmes de son cerveau auraient fourni à des metteurs en scène scandinaves le sujet d’une bonne douzaine de films « modernes ».

Lorsque Otto se releva à minuit moins le quart, il était en plein délire érotique. Pris par ses rêves, il ne s’était pas demandé une seule fois ce que faisait Stéphanie avec le jeune Danois, tandis qu’il divaguait, solitaire.

Il ouvrit sa fenêtre, inspecta l’obscurité au-dessous de lui. Il se trouvait au premier étage, sur la façade de derrière donnant sur un petit jardin. À cette heure tardive pour Skagen, il ne risquait rien. Et c’était plus discret que de passer par l’entrée. Toujours à cause de Boris. Il se laissa glisser silencieusement, son sang-froid et ses qualités physiques retrouvés miraculeusement.


* * *

La nuit était très claire. Otto Wiegand ne croisa personne sur le chemin de l’annexe. Une douzaine de voitures appartenant à des clients étaient garées devant. Il contourna la façade et commença à compter les fenêtres. Stéphanie avait désigné la quatrième…

C’était la seule à être éclairée. Son estomac se tordit d’impatience et de joie. Il ne voyait plus que ce rectangle de lumière à quelques mètres de lui, sa Voie lactée, son Graal. Il trébucha et jura. Brusquement, il sentit une présence dans l’obscurité à côté de lui. Une ombre mouvante… Il n’eut pas le temps de crier. On lui asséna un coup violent sur la nuque et il plongea le nez en avant dans l’humus.

Lorsqu’il revint à lui, il était presque au même endroit. Il voulut bouger et s’aperçut qu’il était étroitement ligoté sur un lourd fauteuil de bois ressemblant à une chaise électrique. Un mouchoir enfoncé dans sa bouche, tenu par un foulard, l’empêchait de crier ou de parler fort. Le siège était placé exactement devant la quatrième fenêtre. La pièce était toujours éclairée et il en distinguait chaque détail. C’était une chambre presque comme la sienne, peu meublée, avec deux chaises et un grand lit, juste en face de la fenêtre.

Personne ne s’y trouvait. Une silhouette se pencha sur Otto et, dans la pénombre, il reconnut les cheveux neigeux de Boris Sevchenko.

— Mon cher camarade, fit le Russe d’une voix douce, vous avez tort de ne pas vous rendre à mes raisons. Ou vous reviendrez avec moi de votre plein gré, ou je vous ferai devenir fou.

— Salaud ! cracha Otto.

Il était trop hors de lui pour avoir peur. La seule chose qui comptait, c’est qu’il ne verrait pas Stéphanie.

La voix se fit encore plus douce :

— Pourquoi n’êtes-vous pas raisonnable ? Vous pourriez vivre heureux avec votre femme, sans souci, au lieu de vous exposer à ce genre d’expérience désagréable…

— Quelle expérience ?

Otto regardait le vide. Ça lui rappelait les interrogatoires. Il se retrouvait en pays de connaissance. Ni contracté, ni détendu, simplement prêt à tout.

Boris ne répondit pas à la question, mais demanda simplement :

— Acceptez-vous de revenir avec nous dès que possible ?

Après une longue hésitation, Otto secoua la tête. Il savait que c’était un piège, que de cette façon aussi il perdait Stéphanie.

— Bien, fit Boris, dans ce cas, je vous conseille de ne pas quitter la fenêtre de vue. Ce qui va se passer dans cette chambre va certainement vous intéresser.

Otto Wiegand se raidit. Il avait compris. Malgré lui, il fixa la chambre déserte brillamment éclairée. Son regard se vida de toute expression. Comme un athlète avant un effort physique considérable. Il se concentra sur les minutes qui allaient suivre. Ayant déjà été torturé, il savait que les pires tortures ont une fin. Mais cela, c’était nouveau.

La porte de la chambre s’ouvrit.

Stéphanie entra, suivie du grand Danois blond. Il referma aussitôt la porte sur eux et donna un tour de clé. Stéphanie attendait, debout au milieu de la pièce.

Avec sa robe de dentelle noire, ses longues jambes un peu fortes, son visage parfait, elle était l’incarnation même de la femelle. Le Danois vint vers elle et l’enlaça. Aussitôt elle se colla contre lui, passa ses bras autour de son cou et l’embrassa fougueusement. Puis, la bouche de l’homme glissa jusqu’au cou, mordillant l’oreille au passage, s’enfouit à la naissance de l’épaule.

Le visage renversé, vers la fenêtre, les yeux fermés, Stéphanie gémit.

Et soudain, Otto Wiegand poussa un grognement étouffé. Il l’avait entendue gémir ! Il réalisa qu’il avait aussi entendu la porte s’ouvrir, mais il n’avait pas prêté attention à ce bruit familier. Il baissa les yeux et vit un objet collé par du plastique au bras du fauteuil. Un petit poste récepteur. L’émetteur était dans la chambre… Boris était encore plus diabolique qu’il ne l’avait pensé…

Ivre de rage, Otto chercha à faire basculer le fauteuil en avant. Aussitôt, l’extrémité froide d’un canon de pistolet se vissa dans son oreille, le cran de mire l’écorchant au passage.

— Ne faites pas l’imbécile, Ossip Werhun. Sinon, je vous tire une balle dans la tête.

Otto respira profondément. Certes, il pouvait fermer les yeux mais Boris connaissait bien la nature humaine. L’Allemand ne perdait pas une miette de ce qui se passait à l’intérieur de la chambre.

Stéphanie s’était allongée sur le lit, sur le dos, la robe remontée à mi-cuisses. Le Danois passa timidement la main sur les bas gris fumée, puis l’embrassa à en perdre la respiration.

Elle le tira en arrière par les cheveux et demanda :

— Je te plais ?

— Oh ! oui.

Ils parlaient allemand tous les deux. Lui, avec un accent effroyable. Il semblait timide et emprunté. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre à Skagen une fille comme Stéphanie… Elle l’attira contre lui et Otto vit ses hanches remuer contre celles du jeune homme.

Brusquement, Stéphanie s’écarta, se mit debout et en un clin d’oeil se débarrassa de sa robe. Soigneuse malgré tout… Otto se mordit les lèvres : ils avaient acheté à Leipzig, ensemble, les dessous noirs qu’elle portait.

Sous les doigts fébriles du jeune Danois, le soutien-gorge vola à travers la pièce.

Maintenant le jeune homme étreignait les deux seins de sa partenaire avec des grognements inarticulés, couvrant son cou et sa poitrine de baisers. Il s’interrompit pour tendre le bras vers le commutateur électrique.

Stéphanie arrêta son geste.

— Non, laisse la lumière, veux-tu. J’aime te voir.

Lui ne pouvait voir l’extérieur, évidemment. Le spectacle d’Otto sur son fauteuil lui aurait peut-être un peu gâché son plaisir…

Fouetté par tant de luxure, il reprit ses caresses avec un entrain décuplé. La main droite de Stéphanie glissa vers la ceinture de l’homme et commença à la défaire, à petits gestes précis.

Otto Wiegand poussa un gémissement. Il ne savait pas jusqu’où allait se prolonger ce spectacle. Il aurait voulu croire à un trucage, impossible. Mais la femme de l’autre côté de la fenêtre était sa femme. Sans aucun doute.

Le Danois était en train d’arracher le dernier rempart de la pudeur de Stéphanie. Elle cambra ses reins pour l’aider, secoua ses jambes pour s’en débarrasser.

Quand Otto vit de nouveau les longues cuisses auxquelles il rêvait depuis une semaine, il pensa devenir fou. Stéphanie s’était allongée tout contre l’homme, vêtue de son seul parfum. Il pouvait voir sa langue s’animer et explorer la bouche et le visage de l’homme. Il entendait ses grognements de plaisir. Il voyait les mains du Danois pétrir ses reins.

Sans même se rendre compte, il hurla :

— Stéphanie ! Arrête.

Le canon du pistolet s’enfonça brutalement dans son oreille, lui envoyant des ondes de douleur qui estompèrent provisoirement l’atroce spectacle. La voix de Boris gronda :

— Taisez-vous ou ce sera pire. Il ne manque pas d’hommes ici.

Comme toutes les maisons danoises, l’annexe comportait des doubles fenêtres à cause du froid. Celles-ci formaient également une excellente barrière sonore. Le Danois ne pouvait pas entendre les cris d’Otto Wiegand. D’ailleurs, il avait nettement l’esprit ailleurs. Pour décrocher son regard du lit, Otto fixait désespérément la petite boule noire du slip, sur la moquette.

Un long gémissement le ramena au lit.

Somptueusement nue, à genoux sur le lit, Stéphanie déshabillait le jeune Danois. Elle arracha le pull-over, la chemise, acheva de défaire le pantalon, s’arrêta une seconde pour un long baiser avant de faire glisser le slip.

Boris murmura à l’oreille d’Otto Wiegand :

— Il est encore temps, camarade. Ce n’est encore qu’un flirt poussé. Acceptez-vous nos propositions ?

L’Allemand secoua la tête. La haine pour Boris et Stéphanie dominait tout autre sentiment. Il voulait vivre pour se venger. Il savait que retourner à l’Est serait signer son arrêt de mort. Et aussi il pensait qu’il ne pourrait pas avoir plus mal.

— Allez au diable ! gronda-t-il.

Comme si Stéphanie avait pu entendre, elle commença à mordre les lèvres de son partenaire, les mains dans ses cheveux, puis se laissa glisser le long de son corps, en continuant d’embrasser la peau blonde.

Lorsqu’elle arriva au terme de son voyage, le Danois, poussa un cri inarticulé.

Étreignant les reins de l’homme de ses deux mains, elle entreprit une longue et savante caresse, son dos cambré, ironiquement tourné vers la fenêtre.

C’était trop pour Otto. Il oublia le pistolet, Boris, ses résolutions. Sa gorge laissa échapper un cri rauque et inarticulé. Avec une force démente, il fit trembler le fauteuil, se balançant d’avant en arrière, hurlant :

— Stéphanie, pas ça, pas ça !

Les yeux lui sortaient de la tête, son corps le brûlait. Comme si chaque attouchement sur le Danois était une langue de feu sur sa peau. Il ne savait pas que l’on pouvait souffrir autant. Sous ses efforts, il gonfla ses muscles, La corde qui immobilisait son bras droit craqua. Une vague de joie le submergea. Il allait les tuer tous les deux.

Au moment où il s’arc-boutait sur son fauteuil, Boris frappa avec la crosse au-dessus de l’oreille. Stéphanie se fondit dans un brouillard gris.

Lorsqu’il revint à lui, il mit près d’une minute à réaliser où il se trouvait. La fenêtre était toujours éclairée. La blancheur du corps de Stéphanie le frappa comme un coup. Elle était étendue en travers du lit, sur le ventre, le visage tourné vers la fenêtre, l’homme s’agitait contre elle en cadence. Otto voyait les mains crispées de sa femme sur le rebord du lit. Puis il entendit sa plainte.

Un long feulement de fauve heureux. Puis elle cria. Des clameurs sauvages et inarticulées, venues du fond de sa gorge. Il voyait sa bouche grande ouverte, ses yeux clos, les muscles de ses épaules tendus. Et l’homme, les dents serrées, ahanant sous l’effort.

Jamais elle n’avait crié de cette façon avec lui. Jamais. Avec une horrible volupté, il découvrait une femme inconnue derrière sa Stéphanie.

Le cri ultime le transperça. Il ferma les yeux. Les deux corps ne bougeaient plus. Puis Stéphanie se détacha lentement et, les yeux fermés, commença à embrasser chaque parcelle du corps de son amant, sans le moindre dégoût.

Otto Wiegand étouffa un grognement. Il avait tellement mal qu’il ne pouvait plus penser. Les images se superposaient dans sa tête pour mieux le torturer. Elles étaient solidement imprimées maintenant. Le plan de Boris était diabolique : lui et Otto savaient que Stéphanie serait la seule à pouvoir les effacer.

Boris, qui se tenait toujours derrière le fauteuil, trancha rapidement les liens qui clouaient Otto à son fauteuil. L’Allemand ne chercha même pas à se lever ou à attaquer le Russe. Ce n’est pas le pistolet tenu à bout de bras qui le retint, c’était un homme doué de courage physique, mais il était brisé.

Il ne pouvait détacher ses yeux de la fenêtre et des deux silhouettes enlacées.

Stéphanie, comme si elle avait signifié que le spectacle était terminé étendit la main vers l’interrupteur et la chambre disparut dans l’obscurité. Débarrassé de l’effroyable tension, l’Allemand se détendit d’un coup. Il s’accrochait des deux mains au fauteuil pour ne pas trembler. Tout son appétit de violence était passé, il ne ressentait plus qu’une immense fatigue et un goût de cendres dans la bouche.

Boris se pencha à son oreille.

— Je sais que vous n’allez pas faire de bêtises. D’ailleurs, maintenant, ils dorment, cela ne servirait à rien. Allez plutôt vous coucher et réfléchissez. Ce pourrait être bien pire.

» Si vous n’acceptez pas de revenir avec nous, vous verrez votre femme descendre tous les degrés de l’infamie. Ce soir, ce n’était rien…

Sans attendre la réponse, le Russe s’évanouit dans l’ombre. Otto Wiegand se leva lourdement et le suivit, marchant comme un automate. Le Russe avait bien calculé. Pour l’instant, il était brisé.

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