10 — LA TANTE PALMYRE

Ce même jour, bien avant la réunion mouvementée qui se tenait dans le cabinet de M. Maranjévol, sous-secrétaire d’État au ministère de la Guerre, le patron de l’Hôtel des Trois-Lunes, à Châlons, était fort occupé à mettre son vin en bouteilles.

Soudain il fut troublé dans ses occupations par une voix inconnue de lui qui appelait avec insistance:

— Hé! il n’y a donc personne ici? L’père Louis, où est-il?

En maugréant, l’hôtelier remonta jusqu’au vestibule.

— Le père Louis? fit-il, c’est moi-même, quoi qu’on m’veut?

Le gargotier était en présence d’une grosse femme à la silhouette éminemment grotesque, vêtue d’un complet clair dont la jupe, sur le devant, était soulevée par le ballonnement d’un gros ventre. Une voilette à ramages dissimulait les traits de la femme, qui devait être assez âgée, mais voulait sans doute paraître jeune encore. La peau de sa figure était en effet recouverte d’une épaisse couche de maquillage…

— Quel tableau! pensa le père Louis.

— Ouf! s’écria-t-elle, l’père Louis, que c’est donc loin, votre cambuse!.. Ma parole, j’ai cru que je n’arriverais jamais… Alors, comment c’est-y qu’elle va ma fille?

Interloqué, soupçonneux presque, le père Louis regardait la grosse personne.

— Qui donc que vous êtes? demanda-t-il d’un ton bourru, je ne vous remets pas!

— Parbleu s’écria la vieille, parbleu, ça n’est pas étonnant que vous ne me reconnaissiez pas, puisque vous ne m’avez jamais vue!.. Mais, vous savez qui je suis, à force d’en entendre parler… Je suis la tante Palmyre!.. la tante à Nichoune.

— En effet!.. en effet…

— C’est moi qui l’ai élevée, c’t’enfant, car elle est restée orpheline, la pauv’gosse à l’âge de quatorze mois… Elle a reçu une belle éducation, et maline avec ça! La même chose que moi, j’vous dis… D’abord, dans la famille nous sommes toutes cocottes de génération en génération… Il n’y a pas de sot métier, pas vrai?… Qu’est-ce que vous avez donc à rigoler comme une baleine?…

L’hôtelier riait à gorge déployée…

Ah! elle n’était pas ordinaire, la tante Palmyre, avec son bagout intarissable!

Quant à ce qui était d’être cocotte, passe encore pour la nièce, mais la vieille! ça, c’était trop farce!..

— Oui, oui, poursuivit la bonne femme, fichez-vous de moi, maintenant! Heureusement que j’ai bon caractère…

Mais elle s’interrompait:

— C’est pas tout ça, mon vieux père Louis, où c’qu’est la carrée de Nichoune, que j’coure l’embrasser…

— Au rez-de-chaussée… fond du couloir…

Mais il lui barrait le chemin.

— Vous n’y pensez pas, à huit heures, réveiller Nichoune maintenant, elle en ferait une musique!

— Bah! s’écria la tante Palmyre, quand elle verra que c’est moi, cette chère enfant… Regardez plutôt je lui apporte des douceurs…

— Ma foi, pensa le père Louis, si Nichoune gueule, elles s’expliqueront!..

La tante Palmyre frappait à la porte à poings redoublés, mais aucune réponse ne venait de l’intérieur.

— C’qu’elle en a du sommeil!

— Dame! répliqua le père Louis, quand on se couche à quatre heures…

Toutefois, le silence persistant intriguait l’hôtelier.

Il chercha à voir par le trou de la serrure et, n’y parvenant pas, car celle-ci était bouchée par la clé, le plus simplement du monde il sortit une petite vrille de sa poche et perfora la porte…

La tante Palmyre, souriante, le regardait faire; elle cligna de l’œil et, poussant du coude le père Louis:

— Hein! mon gaillard, tu la connais! Faut croire qu’il y a des soirs où tu ne t’embêtes pas.

En homme exercé, l’hôtelier collait son œil à l’orifice qu’il venait de faire.

— Ah! nom de Dieu!..

— Quoi donc? interrogea la vieille femme alarmée. C’est-y que la chambre est vide?…

— Vide, répéta l’hôtelier, non, mais…

L’homme était devenu tout pâle, il fouilla dans sa poche, en tira un tournevis: en un tour de main, il avait détaché la serrure… il se précipita aussitôt dans la pièce, suivi de la tante Palmyre qui bientôt piailla à son tour:

— Ah! Seigneur, doux Jésus, qu’est-ce qu’elle a?…

Nichoune, étendue dans son lit, aurait paru dormir si deux détails étranges n’avaient aussitôt frappé les regards. Le visage de la jeune femme était violacé, et elle avait les deux bras en l’air affreusement blancs.

L’hôtelier et la vieille femme s’aperçurent que les bras de Nichoune étaient maintenus dans cette position verticale au moyen d’une ficelle assez forte, attachée aux poignets, qui était fixée au ciel-de-lit…

— Mais, s’écria l’hôtelier, elle est morte!

La tante Palmyre, qui, quelques instants auparavant, n’avait cessé de protester de sa sincère affection pour sa charmante nièce, ne paraissait pas autrement impressionnée. Elle jetait de rapides regards tout autour de la pièce, sans manifester d’émotion. Attitude qui ne dura qu’une seconde… Soudain, la vieille femme éclata en lamentations, poussa des cris perçants. Dieu! qu’elle était encombrante dans sa douleur. L’hôtelier effaré ne savait que faire. Avec de grands gestes, il imposa silence à la vieille:

— Taisez-vous! faites pas de bruit!.. bougez pas!.. surtout ne touchez à rien avant l’arrivée de la police…

— La police! geignait la tante Palmyre, mais c’est épouvantable!..

Toutefois, à peine l’hôtelier s’était-il retiré, que la vieille, avec une dextérité remarquable se mit à chercher dans les meubles en désordre et, maîtrisant une extrême surprise, prenait en hâte un certain nombre de papiers qu’elle enfouissait dans son corsage tout en jetant des regards inquiets du côté du couloir.

À peine eut-elle terminé que l’hôtelier revenait, accompagné d’un agent de police…

En vain le père Louis s’efforçait d’attirer le gardien de la paix jusque dans la pièce. L’agent ne voulait rien savoir.

— Que je vous dis, répétait-il de sa grosse voix, que ce n’est pas la peine que je considère ce cadavre… que M. le commissaire, il va arriver tout à l’heure et qu’il fera lui-même les constatations légales…

Dix minutes environ s’écoulèrent. Le magistrat annoncé se présenta, accompagné de son secrétaire, et procéda aussitôt à un interrogatoire sommaire de l’hôtelier. Mais il était impossible, en présence de la tante Palmyre, de faire le moindre travail sérieux. L’insupportable vieille ne comprenait rien aux questions, parlait à tort et à travers.

— Retirez-vous, madame, je vous entendrai tout à l’heure.

— Mais où faut-il que j’aille?

— Où vous voudrez, au diable, hurla le commissaire.

— Eh bien, c’est pas pour dire, rétorqua la vieille femme, tout commissaire que vous êtes, vous êtes rudement mal embouché…

Et la tante Palmyre ajouta:

— Dire que personne de vous n’y a pensé encore, j’m’en vas aller jusqu’au coin chercher des fleurs.

* * *

Il faut croire que les fleuristes étaient rares, car la vieille femme avait sans s’arrêter traversé toute la ville.

Elle était désormais devant la gare et, comme elle consultait l’horloge:

— Bigre! je n’ai que le temps, murmura-t-elle.

La mégère traversa la salle d’attente, fit poinçonner son billet, un coupon de retour, et accéda au quai au moment précis où un employé criait:

— Les voyageurs pour Paris, en voiture!..

La tante Palmyre s’installa dans un compartiment de seconde, réservé aux dames seules…

Un inspecteur contrôlait les billets à l’arrêt de Château-Thierry.

— Pardon, monsieur, fit-il en réveillant un voyageur qui s’était assoupi, mais vous êtes dans les dames seules!

L’homme se frotta les yeux.

— Je vous demande pardon, fit-il, je vais changer de place…, c’est une erreur…

Par le couloir, le voyageur gagna un autre compartiment, y transportant un ballot de vêtements enveloppé d’un châle multicolore…

Une heure après, le train de Châlons arrivait à Paris. Le gros voyageur regarda sa montre:

— Onze heures quarante-cinq, j’ai encore le temps.

Il sauta dans un taxi et dit au mécanicien:

— Rue Saint-Dominique, au ministère de la Guerre.

* * *

Peu après le départ inopiné du colonel Hofferman, Juve avait quitté le sous-secrétaire d’État, mais, au lieu de quitter le ministère il était monté au Deuxième Bureau de l’État-Major et s’était fait annoncer au commandant Dumoulin.

Bien que se connaissant fort peu, le commandant Dumoulin et Juve sympathisaient.

Juve était monté à tout hasard, espérant que peut-être il apprendrait du nouveau, mais le commandant Dumoulin ne savait rien ou ne voulait rien dire, et Juve, après une conversation banale, allait se retirer, lorsque la porte s’ouvrit.

Le colonel Hofferman entra.

Le colonel avait les yeux brillants, l’air radieux.

Le colonel, ayant aperçu Juve, le salua d’un sourire énigmatique.

— Ah! par exemple, monsieur, je ne m’attendais pas à vous retrouver ici… mais puisque vous y êtes, vous me saurez gré de vous donner des nouvelles!..

Juve ouvrait des yeux interrogateurs. Le colonel continua:

— J’ai rendu hommage à votre perspicacité tout à l’heure et je reconnais encore que vous avez fort bien pronostiqué en nous annonçant que le capitaine Brocq avait une maîtresse; malheureusement ce n’était pas du tout celle que vous croyez. Ce n’était pas non plus une femme du monde, tout au contraire…

— Avez-vous l’intention de me la faire connaître?

— Mais bien certainement, monsieur!.. Cette maîtresse, c’est une fille… une chanteuse de café-concert, une nommée Nichoune… de Châlons!

— Vous en avez la preuve?

Le colonel tendit au policier un paquet de lettres:

— Voici, dit-il, la correspondance que le capitaine adressait à cette fille. Un de mes collaborateurs vient de la saisir chez elle…

Juve considéra les documents:

— C’est curieux! observa-t-il à mi-voix, évidemment! coïncidence fâcheuse!.. mais pas une fois le nom de Nichoune ne figure dans ces lettres!..

— Il n’y figure aucun autre nom, observa le colonel… par conséquent, vu l’endroit où ces lettres ont été trouvées… nous devons conclure…

Juve questionna encore:

— Ces lettres n’étaient pas accompagnées d’enveloppes?

— Ma foi, non! s’écriait le colonel, mais qu’importe!

Juve hocha la tête:

— Bizarre! fit-il tout bas.

Puis, haussant la voix:

— Mon colonel, je suppose que votre… collaborateur, avant de s’emparer de ces lettres, a fait causer la personne qui les avait reçues… En a-t-il obtenu des renseignements?…

— Monsieur l’inspecteur, je vais vous étonner encore une fois: mon collaborateur n’a pas pu faire parler la personne en question, lorsqu’il est arrivé chez elle, il l’a trouvée morte.

— Morte! cria Juve.

— Comme je vous le dis…

— Eh bien!

— Un conseil, Juve, laissez-nous les affaires d’espionnage… et vous, pourchassez donc Fantômas. Il y a de quoi vous occuper.

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