26 — LE SECRET DE WILHELMINE

— Vous êtes seule, Wilhelmine?

La jeune fille, qui sortait de l’hôtel de la rue Fabert, eut une agréable surprise. Devant elle, au coin de la rue de l’Université, se dressait la sympathique silhouette du lieutenant de Loubersac.

Ce dernier, dont l’esprit était perpétuellement torturé, dont les inquiétudes augmentaient d’heure en heure, avait en effet décidé d’avoir ce jour-là, coûte que coûte, une explication définitive avec la jeune fille.

— Je suis seule, en effet, avait répondu la jeune fille, et même… plus que jamais…

— Votre père?

— Parti depuis ce matin. J’ai déjeuné sans lui…

— Et Mlle Berthe?

— Pas de nouvelles depuis quelques jours. Berthe semble avoir disparu.

L’officier n’ajouta rien. Machinalement, il régla son pas sur celui de la jeune fille. Après un silence, il demanda encore:

— Où comptez-vous aller, Wilhelmine?

Mlle de Naarboveck expliquait qu’elle avait des courses à faire, mais que celles-ci ne comportaient aucun caractère d’urgence.

— Voulez-vous que nous marchions un peu, tout en causant?

Machinalement, les jeunes gens avaient traversé l’esplanade des Invalides, remonté le boulevard Saint-Germain, qu’ils atteignaient en suivant la rue Saint-Dominique, puis ils avaient pris la rue Bonaparte, se disant que les jardins du Luxembourg pourraient leur offrir un lieu convenable et agréable pour l’explication suprême qu’ils avaient décidé d’avoir.

— Il y a, ma chère amie, dit le lieutenant, dans votre existence une série de mystères qui me préoccupent et m’inquiètent. Vous savez les sentiments que j’éprouve à votre égard, ils sont sincères et sérieux. Mon amour pour vous est profond, et je n’ai qu’un désir au monde, c’est d’unir ma destinée à la vôtre. Mais auparavant, nous avons certainement l’un et l’autre des choses à nous dire, des choses graves, peut-être des choses, en tout cas, qu’il est nécessaire que nous élucidions…

Wilhelmine décida de parler.

Les jeunes gens étaient à ce moment-là sur la place Saint-Sulpice, et soudain du ciel, qui s’était rembruni, tombèrent de larges gouttes d’eau.

— Entrons à l’église, dit-elle. Nous serons plus tranquilles et j’ai comme l’impression que mes paroles, sous les voûtes de ce saint lieu, auront à vos yeux un caractère de plus exacte vérité. C’est presque une confession…

Henri de Loubersac, ému par ce préambule, redoutait de plus en plus des révélations épouvantables. Il acquiesça sans mot dire. Le couple pénétra sous le porche.

Comme il faisait passer Wilhelmine devant lui, de Loubersac se retourna soudain, considéra curieusement un fiacre aux stores fermés qui venait de s’arrêter non loin du parvis.

— Qu’avez-vous?

— J’avais comme l’impression d’être suivi… que nous étions filés… Cela n’a pas grande importance, nous devons nous attendre, lorsqu’on appartient comme moi au service des renseignements…

— Oui, observa la jeune fille, vous aussi vous avez des secrets…

— Oh! fit l’officier, ne se méprenant pas sur la naïveté de cette insinuation, ils n’ont rien que de professionnel. Ma personnalité est nette. Ma vie peut se raconter au grand jour…

Ils étaient installés depuis quelque temps sur de modestes chaises, derrière un pilier et dans l’obscurité; à mi-voix, Wilhelmine parlait toujours.

Très franchement d’abord, elle avait dit à Henri de Loubersac qu’elle n’était pas la fille du baron de Naarboveck, qu’elle ne portait ni le nom du baron, ni le prénom de Wilhelmine, mais qu’elle s’appelait Thérèse Auvernois.

Ceci n’apprit rien à l’officier…

Wilhelmine, ou Thérèse Auvernois, lui raconta ses premières années passées dans un vieux château des bords de la Dordogne, en tête à tête avec sa grand-mère, la marquise de Langrune. Et puis, un sinistre jour de décembre, un malheur effroyable s’était abattu sur les deux pauvres femmes. La marquise de Langrune avait été mystérieusement assassinée par un jeune homme, fils d’un ami de la famille, et qui s’appelait Charles Rambert. On le croyait du moins. Orpheline dès lors, elle se vit protégée par le père, précisément, de celui qu’on supposait être le meurtrier de sa grand-mère, Etienne Rambert. Celui-ci avait recommandé la jeune fille à lady Beltham, dont le mari avait été lui-même, quelques mois auparavant, mystérieusement assassiné. Thérèse avait vécu alors chez cette lady. Mais quelques mois après, son protecteur, M. Étienne Rambert, disparaissait dans un naufrage. Wilhelmine partait en Angleterre avec lady Beltham pour habiter un château d’Écosse. Deux ans s’écoulèrent, paisibles, au cours desquels Thérèse avait fait la connaissance, chez cette mère d’adoption, d’un diplomate étranger, le baron de Naarboveck. Puis lady Beltham partit pour la France, et un jour, Thérèse devait apprendre que la malheureuse y était morte.

Le baron de Naarboveck, seule personne au monde qui, dès lors, sembla s’intéresser à elle, vint, après six mois, la chercher en Angleterre, la ramena à Paris et décida de la faire passer pour sa fille.

Le baron s’était montré excellent pour la jeune fille. Il lui avait appris, en outre, qu’elle possédait une belle fortune à l’étranger, qu’il lui faudrait aller la chercher un jour.

…Wilhelmine s’interrompit soudain dans son récit.

— Avez-vous vu? interrogea-t-elle d’une voix inquiète.

— Il me semble en effet, reconnut l’officier, mais peu importe! C’est quelqu’un qui passe!

— Pourvu, grand Dieu, que l’on ne nous épie pas, murmura Thérèse-Wilhelmine.

— Que craignez-vous donc?

— Vous vous demandez pourquoi mon existence est entourée, depuis ces dernières années, par tant de précautions mystérieuses?

— Oui, bien sûr, dit le lieutenant.

— J’en ai parlé à Naarboveck. J’ai lu des collections de journaux à la Bibliothèque, en cachette, bien sûr. Un nom ne cesse de revenir dans toutes nos affaires…

— Ce nom?

— Et ce nom c’est… c’est le nom qu’on n’ose prononcer… Fantômas

— Ah! fit Loubersac.

Les propos de Juve lui revenaient à l’esprit.

Mais bientôt la jalousie reprit le dessus.

Comédie que tout cela, pensa-t-il, et comédie grossière destinée à détourner mes soupçons. On veut amuser ma curiosité. La gaillarde se croit très forte. Elle ne sait pas à qui elle s’attaque.

Et pour en avoir le cœur net, il se leva, et, les yeux dans les yeux, il dit à brûle-pourpoint:

— Wilhelmine de Naarboveck ou Thérèse Auvernois, peu m’importe… Je veux la vérité vraie: oui ou non, avez-vous été la maîtresse du capitaine Brocq?

Wilhelmine était devenue toute pâle. Un tremblement agita ses lèvres, blanches d’émotion.

Soudain, elle comprit l’incrédulité de l’homme auquel elle avait voué son cœur.

Un instant elle eut l’idée d’expliquer, d’expliquer encore, de vouloir convaincre et aussi de se justifier. Mais elle recula, découragée devant la gigantesque apparence de la tâche. Et puis, que lui importait, du moment qu’Henri n’avait pas confiance? La jeune fille se contint:

— Vous m’insultez, dit-elle. Retirez ce que vous venez de dire. J’exige des excuses!..

— Je maintiens mon accusation, mademoiselle, jusqu’à ce que vous m’ayez fourni des preuves formelles.

La jeune fille s’était levée. Précipitamment elle se dirigeait vers la porte, descendit les marches de l’église et se jeta dans un fiacre qui passait.

— Adieu, monsieur, pour toujours.

Henri de Loubersac haussa les épaules.

Soudain, il tressaillit; une silhouette, une ombre, se profila sous le porche de l’église: un être indéfinissable disparut en courant. Henri de Loubersac comprit qu’ils avaient été suivis, épiés.

Загрузка...