30 — FANDOR N’EST PLUS FANDOR

Le journaliste trépignait sur sa chaise:

— Enfin, s’écria-t-il, vous n’allez quand même pas prétendre, mon commandant, que je ne suis pas Jérôme Fandor?

L’entrevue durait déjà depuis une heure et ne ressemblait en rien à celle qui, six jours auparavant, avait affecté les allures d’une scène de vaudeville. Six jours en effet s’étaient écoulés depuis le moment où le commandant Dumoulin avait découvert qu’il y avait au Cherche-Midi non pas un seul, mais deux caporaux Vinson, dont un mort, assassiné d’un mystérieux coup de feu. Depuis, le reporter était resté dans la cellule vingt-sept, rigoureusement au secret.

La seule distraction de Fandor, si toutefois c’en était une, était de passer chaque après-midi de longues heures épuisantes dans le cabinet du commandant Dumoulin, faisant fonction de rapporteur, et de discuter avec l’officier de la ténébreuse intrigue dont il était la victime.

Au début des interrogatoires, le commandant Dumoulin s’efforçait généralement de rester calme, pondéré, logique, mais peu à peu son naturel reprenait le dessus, partait au galop et s’emballait.

… Fandor, pour la vingtième fois, avait crié son identité et l’officier, tapotant de la main son dossier, répondait:

— Évidemment… évidemment… ne me faites pas dire ce que je ne pense pas… Je reconnais, Fandor, que vous êtes bien Jérôme Fandor, exerçant la profession de journaliste — puisqu’il paraît que c’est une profession. Mais la question n’est pas là, le problème que je dois élucider en ma qualité de commissaire du gouvernement chargé de l’instruction de cette affaire est de savoir quand et à quel moment précis le nommé Fandor s’est changé en caporal Vinson?

— Je vous l’ai déjà dit, mon commandant, relisez ma déposition d’avant-hier. Je vais recommencer:

«Le dimanche 13 novembre, à 5 heures du soir, à mon domicile, rue Richer, je recevais la visite d’un militaire que je ne connaissais pas. Il déclara s’appeler Vinson et m’informa qu’il était engrené dans des affaires d’espionnage, qu’il le regrettait et que ne pouvant s’en retirer il allait se tuer.

«Désireux, d’une part, de permettre à ce malheureux de se réhabiliter un jour, désireux, d’autre part, d’entrer en contact avec la bande d’espions dont il dépendait, j’imaginai de prendre sa personnalité et de profiter de son changement de garnison, de son envoi dans un nouveau régiment où il n’était pas connu pour y aller en son lieu et place. C’est dans ces conditions que je suis parti huit jours après, le dimanche vingt novembre, pour Verdun.»

— Vous prétendez donc, observa le commandant Dumoulin, n’avoir pris la personnalité de Vinson qu’à partir de cette date?

— Je le prétends en effet, mon commandant.

— Mais, monsieur, s’écria celui-ci, c’est là toute l’affaire et c’est ce qu’il importe de prouver.

— La chose n’est pas difficile. J’ai de nombreux alibis à l’appui de mon affirmation…

— Les alibis!.. les alibis!.. s’écria-t-il, vous en venez toujours là, je vous demande un peu, qu’est-ce que cela prouve, les alibis?…

— La vérité! mon commandant, car il n’y a pas d’être humain au monde, que je sache, qui possède le don d’ubiquité… quand je suis à Paris, je ne suis pas à Châlons ou à Verdun et réciproquement…

— Peuh! fit-il, avec des gaillards de votre espèce qui se déguisent perpétuellement et changent de tête comme je change de faux-col, peut-on jamais savoir?… Fandor…

— Mon commandant?

— Le mardi vingt-neuf novembre, vous étiez bien dans la peau de Vinson, n’est-ce pas?

— Oui, mon commandant.

— Eh bien, poursuivit celui-ci triomphalement, ce même mardi vingt-neuf novembre, vous étiez aussi sous les traits de Jérôme Fandor au bal de l’Élysée. Ainsi vous voyez…

— Pardon, mon commandant, rétorqua le journaliste, j’avais une permission de vingt-quatre heures, une permission régulière…

— Ah! n’en parlons pas de ces permissions. Dieu sait avec quelle facilité, vous autres espions, vous parvenez à vous les faire accorder… Au surplus, déclara-t-il, il y a quelque chose de bien plus grave dans votre cas.

— Quoi donc, grand Dieu?

— Nous en parlerons tout à l’heure… car auparavant nous allons procéder à la confrontation que vous avez désirée… Lieutenant Servin, ajouta-t-il, voyez si les témoins sont là?…

Jérôme Fandor tressaillit.

Cédant aux instances du journaliste, Dumoulin avait convoqué deux hommes remplissant les fonctions de plantons à la Place de Châlons: ils avaient vécu aux côtés du véritable Vinson.

Deux soldats furent introduits.

D’un ton rogue, Dumoulin interrogea:

— Hiloire?

— Présent, mon commandant.

— Comment vous appelez-vous?…

Le soldat écarquilla les yeux et croyant qu’il s’agissait de donner son prénom, déclara en balbutiant:

— Justinien.

— Quoi, grommela le commandant qui fronçait les sourcils, vous ne vous appelez pas Hiloire?

Déjà l’homme perdait pied, il esquissa quelques explications confuses: il s’appelait à la fois Hiloire et Justinien. Hiloire étant son nom de famille et Justinien son nom de baptême.

— Bon, déclara le commandant qui procéda ensuite à l’interrogatoire d’identité du deuxième troupier, Tarbottin (Nicodème).

L’officier pour simplifier la procédure les questionnait ensemble:

— Vous êtes bien soldats de 2e classe au 213e de ligne et remplissez les fonctions de plantons d’état-major?

Avec un bel ensemble les deux hommes répondirent:

— Oui, mon commandant.

— Vous connaissez le caporal Vinson?

— Oui mon commandant.

Dumoulin, d’un geste de la main, désignait Fandor et poursuivait:

— Est-ce lui?

— Oui, mon commandant! répondirent encore les deux soldats…

Mais à ce moment le lieutenant Servin fit observer à son chef que les témoins avaient répondu affirmativement, sans même tourner la tête du côté du pseudo caporal.

Le commandant se fâcha. Il cria:

— Espèces d’imbéciles, avant de dire que l’on reconnaît quelqu’un, il faut commencer par le regarder. Regardez le caporal…

Les hommes obéirent.

— Est-ce le caporal Vinson?

— Oui, mon commandant!..

L’officier insista encore:

— Vous en êtes sûrs?

— Non, mon commandant.

Le commandant Dumoulin s’exaspérait de plus en plus contre eux.

— Ah, çà, hurla-t-il, est-ce que vous vous foutez du monde? je m’en vais vous coller huit jours de boîte si vous continuez à être aussi bêtes que ça. Tâchez de comprendre ce que vous faites.. Savez-vous seulement pourquoi vous êtes ici?

Après s’être consultés du regard un instant, pour savoir lequel des deux prendrait la parole, Tarbottin, moins timide que son compagnon expliqua:

— C’est le sergent qui nous a dit comme ça, mon commandant, que nous étions envoyés à Paris pour reconnaître le caporal Vinson… alors…

— Alors?

— Alors, continua Hiloire… on le reconnaît!..

Et tous deux conclurent, fiers d’avoir compris la consigne:

— On a des ordres… on les exécute.

Le commandant était devenu écarlate. D’un violent coup de poing, il envoya promener trois dossiers par terre et s’adressant au lieutenant Servin:

— Je ne comprends vraiment pas le capitaine d’état-major qui paraît avoir choisi exprès les plus grandes brutes de son service. Que diable voulez-vous qu’on obtienne de ces gaillards-là?

Il interrogeait encore son subordonné:

— A-t-on procédé à la contre-épreuve? leur a-t-on montré le cadavre du vrai caporal Vinson?

Le lieutenant répondait affirmativement.

— Et qu’ont-ils déclaré?

— Rien de précis, fit le lieutenant substitut. Ils étaient très émus à la vue du mort. Les traits sont d’ailleurs décomposés, — on n’a rien pu tirer d’eux…

Fandor prit la parole.

— Mon commandant, déclara-t-il, je suis fort surpris que vous ayez cru devoir ne faire venir que ces deux soldats, c’est tout au moins étrange… Véritablement, sans demander de faveur, j’ai le droit de m’attendre à ce que l’instruction du procès que vous voulez m’intenter soit faite plus sérieusement que cela… Un magistrat doit être impartial et…

— Que voulez-vous dire?

— Je veux dire, éclata le journaliste, que depuis quarante-huit heures vous faites preuve à mon égard d’une partialité révoltante…

— Mais, s’écria Dumoulin, du fond du cœur et abandonnant toute formule protocolaire, je suis pourtant un honnête homme, moi…

Et le commandant avait raison. C’était le plus digne, le plus respectable des officiers, et s’il instruisait avec ardeur l’affaire dont il était chargé, il prétendait le faire sans la moindre animosité, avec la plus grande conscience.

L’officier, surmontant son émotion, reprit, protocolaire:

— Fandor…

Mais il s’interrompit soudain, jeta un regard courroucé aux deux soldats demeurés plantés au milieu de la pièce:

— Qu’est-ce que vous foutez là? hurla-t-il…

Les soldats saluèrent sans répondre.

— Lieutenant, grogna le commandant Dumoulin, excédé, sortez-les… et qu’on ne les voie plus… qu’on ne les voie plus…

Puis, éprouvant un violent besoin de prendre l’air, Dumoulin annonça:

— Nous reprendrons l’interrogatoire dans cinq minutes.

Le commandant s’était calmé, Fandor de son côté avait retrouvé son sang-froid. Le journaliste se rendait compte que la scène ridicule qui venait de se produire ne pouvait que tourner à son avantage. L’interrogatoire recommença.

Toutefois, ce n’était plus l’irascible rapporteur et le vindicatif inculpé qui se trouvaient l’un en face de l’autre, c’étaient deux hommes de bonne compagnie qui discutaient, causaient.

— Fandor, reprit le commandant, avec une intonation aimable dans la voix, vous avez évidemment été entraîné par des contingences… que je n’ai pas à apprécier, à commettre des choses irrégulières. Nommez-nous vos complices. Il vous en sera tenu compte?

— Non, mon commandant, si j’ai cru devoir prendre la personnalité du caporal Vinson, c’est uniquement afin de me documenter sur les relations que ce malheureux entretenait «obligatoirement», presque malgré lui, avec des agents d’une puissance étrangère. Je me proposais, lorsque j’aurais connu ceux-ci de les signaler à la justice…

— Autrement dit, vous prétendez avoir fait du contre-espionnage?

— Si vous voulez.

— On dit toujours cela! Au cours de ma carrière, monsieur Fandor, il m’est arrivé d’instruire trois ou quatre affaires d’espionnage, eh bien, la défense des coupables est toujours la même: la vôtre. Ce système de défense ne tient pas debout.

— Je ne puis m’en écarter.

— C’est bien, poursuivit le commandant, le conseil appréciera.

Soudain, le commandant Dumoulin qui décidément ne menait pas mal du tout son instruction, ménageant ses effets, sachant les graduer au moment propice, assena un nouveau coup au reporter:

— Fandor, dit-il… Ces complices que vous vous refusez à nommer, ne vous ont-ils pas rémunéré de vos peines?

— Qu’entendez-vous par là? demanda le journaliste.

— Ne vous ont-ils pas donné de l’argent?

— Non.

— Cherchez bien et soyez franc!

Fandor, consciencieusement, fouilla dans sa mémoire, il tressaillit, l’aventure survenue dans l’imprimerie des frères Noret lui revenait soudain à l’esprit. Convenait-il de nier? Cela répugnait au caractère franc du journaliste. Néanmoins, Fandor s’était juré de ne rien laisser deviner encore de ce qu’il savait. Il persista dans sa déclaration, baissa la tête:

— Non, mon commandant, je n’ai pas reçu d’argent des espions.

L’officier se tourna vers le greffier et l’interpellant:

— Notez cela, greffier, notez cela en soulignant au crayon rouge. Cette déclaration est capitale.

Le commandant fouilla dans un tiroir de son bureau, il en tira une enveloppe cachetée, l’ouvrit, en tira une autre enveloppe.

Fandor suivait curieusement ce manège, se demandait où voulait en arriver l’officier.

D’une troisième enveloppe, le commandant finit par sortir quelques billets de banque jaunis, froissés et, les montrant à Fandor:

— Voici, fit-il, trois billets de cinquante francs neufs qui portent les indications suivantes: A. 4998 O. 4350 U. 5108… On les a trouvés avec d’autres, dissimulés dans votre paquetage à la caserne Saint-Benoît à Verdun. Reconnaissez-vous que ces billets vous ont appartenu?

— Comment voulez-vous que je le sache, interrogea Fandor, un billet de banque ne se distingue pas d’un autre!

— Si, fit l’officier, par le numérotage… mais j’admets volontiers que vous n’inscriviez pas les numéros de chacun des billets qui passent par votre portefeuille; nous avons mieux, pour démontrer que ceux que je tiens à la main sont bien ceux qui étaient en votre possession… Ces billets ont été récemment soumis à un examen approfondi au service anthropométrique. Or, il a été démontré, reconnu, qu’ils portaient les traces très nettes de vos doigts… J’espère, monsieur Fandor, que vous ne contesterez pas l’exactitude du service Bertillon?

— Non, répondit simplement Fandor, j’accepte la conclusion de l’anthropométrie…

— Vous reconnaissez donc que ces billets étaient en votre possession?

— Eh bien, oui.

L’officier, s’adressant encore au sergent qui remplissait les fonctions de greffier, ordonna:

— Notez cela au crayon rouge, cet aveu est important, très important…

«Fandor, connaissiez-vous le capitaine Brocq?

— Non, mon commandant.

— Vous le connaissiez! insista l’officier.

— Non, mon commandant, répéta Fandor qui, aussi, tôt, pris d’une nouvelle inquiétude, interrogea:

— Pourquoi?

— Parce que, fit en hésitant cette fois le commandant Dumoulin, parce que…

Puis s’étant arrêté un instant, il reprit:

— Vous n’ignorez pas que chez le capitaine Brocq, mystérieusement assassiné, on a volé un document intéressant le plan de mobilisation?…

— Je le sais, fit Fandor.

— Ce n’est pas tout, continuait, Dumoulin. On a volé également chez le malheureux officier une certaine quantité d’argent. Brocq avait l’habitude de noter sur un carnet les sommes exactes qu’il possédait, et notamment de noter les numéros de ses billets de banque. Or, de son tiroir-caisse, des billets de banque ont disparu; ceux qui manquaient portaient les numéros A 4998; O 4350; U 5108… Ce sont ceux que l’on a retrouvés dans vos poches.

Il y eut un silence angoissant. Fandor parut atterré par cette dernière découverte. Tout se liguait contre lui, décidément. Ah! il était pris, pris comme une souris dans une souricière. D’où lui venaient ces billets que le commandant déclarait avoir été retrouvés dans son paquetage à Verdun? Parbleu, c’était bien simple, c’étaient les billets que lui avait traîtreusement glissés dans la main l’un des frères Noret, les imprimeurs, billets dont le journaliste ne pouvait alors soupçonner l’origine.

Évidemment, Fandor, dès son départ de Paris sous l’uniforme du caporal Vinson, avait été percé à jour par la bande de traîtres qu’il voulait découvrir. Sans s’en douter, il avait été le gibier que l’on chasse alors qu’il prétendait être le chasseur, et ce chasseur de pacotille était niaisement tombé dans le piège…

Soudain, une inquiétude terrible.

Un être au monde était capable de cela, et Fandor qui n’avait pas voulu y croire quelques semaines auparavant, lorsqu’il en discutait avec son ami le policier, devait désormais en accepter l’hypothèse comme certaine, tant par ses actes invisibles, sa personnalité s’imposait.

C’était signé: Fantômas.

Fandor eut beau faire et se débattre, désormais le commandant Dumoulin était convaincu que son instruction avait franchi un pas immense. Il estima que l’interrogatoire devait s’achever sur un dernier mot, une dernière phrase, qu’il proférait solennellement, donnant ainsi le coup de grâce au malheureux Fandor:

— Fandor, s’écria-t-il, non seulement vous êtes accusé du crime de trahison et d’espionnage, mais eu égard aux aveux formels que vous venez de faire, je vous inculpe, dès à présent, de l’assassinat du capitaine Brocq et du vol de ses documents ainsi que de son argent.

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