20 — HOMME OU FEMME?

Les kilomètres succédaient aux kilomètres.

Le prêtre s’était enfoncé dans les coussins de la banquette et fermait à demi les yeux. Fandor, à son tour, se sentait pris d’une étrange somnolence…

— Ce qu’il y a d’ennuyeux, pensait-il, c’est que ce soir, à peine la tête sur l’oreiller, je m’en vais à coup sûr ronfler comme une brigade de gendarmerie.

On approchait cependant.

Après une descente rapide, la route s’était infléchie sur la droite; elle serpentait maintenant à flanc de coteau, bordée sur un côté par la Seine, sur l’autre par des falaises taillées à pic que dominait au lointain le sanctuaire rouennais, objet de la vénération de toute la contrée: Notre-Dame de Bon Secours.

— C’est Rouen? interrogeait Fandor.

— Nous y serons dans six kilomètres, répondait le prêtre…

— Nous n’arrêterons pas? questionnait le journaliste.

— Si, je suppose que nous allons avoir besoin de nous ravitailler et, de plus, j’ai une commission à faire au patron de l’un des garages de la ville.

— Attention! se dit Fandor, les commissions que peut faire cet abbé sont sûrement intéressantes. Gare à la manœuvre…

Le jeune homme connaissait Rouen.

— Si nous ne dévions pas de notre chemin, se disait Fandor, si nous faisons halte à l’un des garages qui se trouvent le long des quais, tout ira bien… en cas d’alerte, j’imagine qu’au bout de cent mètres de course, je rencontrerai certainement un de ces tramways électriques qui pullulent à Rouen… je sauterai à bord… c’est bien le diable s’il ose me courir après et me rattraper…

Or, tandis que le jeune homme méditait la façon dont, le cas échéant, il échapperait à son mystérieux compagnon de route, la voiture atteignait le pont qui prolonge, au travers de la Seine, la rue Jeanne-d’Arc. Les voyageurs étaient maintenant au centre même de Rouen, le mécanicien tournait la tête:

— Monsieur me permet-il d’arrêter? interrogeait-il en regardant le prêtre. Il faut que je fasse mon plein…

L’abbé, du doigt, indiqua un garage:

— Stoppez là…

L’automobile s’était à peine rangée au long du trottoir que le prêtre, sautant sur le sol, s’avançait dans l’intérieur du garage.

— Ah! ça fait du bien de se dégourdir les jambes! déclara Fandor, qui, sans autre excuse, emboîta franchement le pas à l’abbé…

L’ecclésiastique n’en semblait nullement inquiet. Il marchait vers le patron de la boutique:

— Dites-moi, mon ami, vous n’auriez pas reçu par hasard une dépêche au nom de l’abbé Gendron?

— Si fait, monsieur l’abbé, serait-ce vous?

— C’est moi… j’avais prié que l’on m’adressât ici des nouvelles au cas où ce serait nécessaire…

Tandis que le prêtre déchirait le pointillé du télégramme qu’on venait de lui remettre, Fandor, qui grillait une cigarette de l’air le plus flegmatique qu’il put, s’évertuait à trouver un moyen pour lire la dépêche que son compagnon de route examinait, le visage soudain contracté, les sourcils froncés, l’œil mauvais…

Mais le jeune homme eut beau loucher dans les glaces, changer de place pour tâcher d’apercevoir en transparence le télégramme, passer derrière l’abbé en faisant semblant d’examiner les affiches qui garnissaient les murs du garage, en réalité pour lire par-dessus son épaule, il en fut pour ses frais. Impossible d’apercevoir le texte.

— Vous ne recevez pas de fâcheuses instructions? demanda Fandor, tandis qu’à nouveau l’auto démarrait.

— Non point…

— Un télégramme c’est toujours inquiétant.

— Celui-ci ne m’apprend rien que je ne savais déjà… dont je me doutais au moins… Seulement, au lieu d’aller au Havre demain, nous irons à Dieppe…

Fandor n’insistait pas…

— Vous allez quitter Rouen, disait le prêtre au mécanicien, non par la grande côte, mais par la petite route qui serpente… la nouvelle route… vous nous arrêterez à l’hôtel que vous allez trouver sur la droite et qui s’appelle, si je me rappelle, auberge du Carrefour Fleuri

— Un joli nom, remarquait Fandor…

— Un nom stupide, répondit simplement le prêtre: la maison n’est nullement à un carrefour et l’endroit est à vrai dire aussi peu fleuri que possible… D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger, voici l’auberge.

L’auto venait, en effet, d’obliquer brusquement et s’engageait sous une porte cochère.

Un gros homme, chauve à faire rire, s’avança. C’était l’hôtelier.

— Vous allez pouvoir nous servir à dîner? demanda le prêtre.

— Mais certainement, monsieur le curé…

— Vous avez une remise pour la voiture?

D’un geste large, l’hôte montra la cour… les charrettes de ses clients habituels y demeuraient.

— Enfin, demanda l’abbé, vous pourrez nous réserver trois chambres?

— Trois chambres? ah! non, monsieur le curé!.. ça, c’est tout à fait impossible. Mais il y a bien moyen de faire quand même… j’ai une mansarde pour votre mécanicien, et puis une chambre à deux lits pour vous et M. le caporal qui vous accompagne… Ça ira, je pense?

— Mais oui, très bien, très bien!.. affirmait Fandor, enchanté de l’occasion qui s’offrait à lui de ne point perdre de vue son compagnon de route.

Celui-ci semblait infiniment moins satisfait…

— Comment donc?… vous n’avez pas deux chambres pour nous?… J’ai horreur de dormir avec quelqu’un; je n’en ai pas l’habitude…

— Monsieur le curé, tout est plein… J’ai une noce…

— Eh bien, il n’y a pas un hôtel à côté, où je pourrais, par exemple…

— Non, monsieur le curé, je suis le seul hôtelier du carrefour…

— La cure est loin?

— Mais, mon cher abbé, protestait Fandor, prenez donc cette chambre, je coucherai, moi, n’importe où… sur deux chaises, dans la salle à manger…

— Du tout, du tout. Dites, monsieur l’hôtelier, la cure est loin?

— Il y a toujours huit kilomètres au moins…

— C’est bien désagréable, faisait le prêtre. Nous allons passer une nuit horrible.

— Mais non, mon cher abbé, protestait encore Fandor, je vous répète que je vous laisserai la chambre…

Le prêtre haussa les épaules:

— Allons donc, caporal, pas d’enfantillages. Nous aurons encore à rouler demain matin. Il est absolument inutile que nous soyons brisés de fatigue… Nous nous arrangerons…

Fandor acquiesçait de la tête.

— Servez-nous tout de suite à dîner, commanda le prêtre.

Fandor ne le perdait point des yeux… À peine avait-il une légère émotion en le voyant soudain s’éloigner à pas rapides.

— Où allait-il?

Mais vraiment Fandor exagérait sa surveillance et force était bien au jeune homme de rire, s’apercevant que l’abbé s’était écarté pour une raison des plus naturelles…

— Quand même ce serait la dernière des fripouilles, pensait Fandor, je ne peux véritablement pas lui reprocher semblable démarche!

C’était avec plus d’étonnement, par exemple, que le jeune homme constata qu’en se mettant à table l’abbé oubliait purement et simplement de dire le «Bénédicité»…

— Curieux, pour un prêtre!

Et l’étonnement du faux caporal Vinson augmenta encore lorsque, quelques minutes après, il s’apercevait que l’ecclésiastique attaquait d’un formidable appétit une savoureuse volaille…

— Mazette! pensait Fandor, je ne rêve pourtant pas, nous sommes bien le 1er décembre, j’ai bien lu le mandement épiscopal ordonnant de faire maigre… et voilà que mon abbé fait gras…

Tandis que l’abbé mangeait, en effet, sans dire mot, les yeux baissés sur son assiette, Fandor, que l’angoisse tenaillait de plus en plus, le dévisageait avec un soin extrême. Il s’émerveillait de la finesse du visage, de la minceur des mains… il remarquait les attitudes gracieuses… une infinité de détails le choquaient… au point qu’au moment où l’on arrivait au dessert Fandor se déclara à lui-même:

— Je donnerais ma tête à couper que cet abbé, ce prêtre, ce curé, c’est une femme.

* * *

La porte à peine tirée sur eux, soigneusement le prêtre avait fait monter dans la chambre le fameux colis qui avait déjà intrigué Fandor et l’avait placé au pied de son propre lit. Le faux caporal et peut-être le faux curé se souhaitèrent mutuellement le bonsoir.

— Pour moi, déclarait Fandor, en délaçant ses bottines, j’avoue que je tombe de sommeil.

— J’en dirais autant… répondit le prêtre.

Malicieusement, le journaliste affirma:

— Ah, je vous plains, monsieur l’abbé, vous avez sans doute, vous, de longues prières à réciter… surtout si vous n’avez pas terminé votre bréviaire…

Il semblait bien au journaliste qu’un vague sourire se dessinait au coin des lèvres de son compagnon qui, cependant, très naturellement, répondait:

— Vous vous trompez… je suis dispensé d’un certain nombre d’exercices religieux…

— Va toujours, mon bonhomme, pensa Fandor, c’est bien le diable si je ne te pince pas au détour d’un de tes mensonges…

Et profitant de ce que le prêtre était assis sur une chaise, occupé à se faire les ongles, il marcha vers la porte, expliquant:

— J’ai horreur de dormir dans une chambre d’hôtel quand la porte n’est pas bien fermée… Vous permettez que je donne un tour de clé?

— Faites donc…

Non seulement le journaliste ferma la serrure, mais encore il retira la clé, et d’un geste nonchalant, songeant qu’après tout un caporal n’était pas tenu à être bien élevé, il la lançait à l’improviste sur les genoux du prêtre:

— Tenez, monsieur l’abbé, si vous voulez la mettre sur votre table de nuit…

Ce n’était pas au hasard que Fandor agissait ainsi…

Il connaissait cette remarque de police qui permet presque à coup sûr, d’identifier si un individu est un homme ou une femme… Un homme recevant un objet sur ses genoux serre instinctivement les jambes pour l’empêcher de glisser à terre; une femme, habituée à porter la robe, ouvre au contraire les jambes pour offrir une plus grande surface ou l’objet puisse tomber sans rouler sur le sol…

Qu’allait faire le prêtre?

Fandor ne fut pas surpris de lui voir, en écartant instinctivement les jambes, tendre sa robe.

— C’est une femme, pensa-t-il.

Mais subitement une réflexion l’arrêtait:

— Ah çà, je déraisonne! cela ne prouve rien du tout! un prêtre est aussi habitué qu’une femme à porter jupon! or, que fait un prêtre dans ces conditions?… est-ce qu’il ouvre ou est-ce qu’il ferme les genoux?

La question était, pour Jérôme Fandor, insoluble.

— Mon expérience ne prouve rien, dut-il s’avouer… et je suis tout à fait idiot!..

À vrai dire, il songeait bien à cette autre ruse, conseillée par les détectives anglais, et qui consiste à jeter par terre à l’improviste l’individu que l’on surveille… Neuf fois sur dix, affirme-t-on, un homme se trahit dans ce cas-là par un juron brutal, une femme, plus douce, naturellement, emploie des expressions plus modérées.

— Mais, pensait Fandor, je ne peux véritablement pas donner un croc-en-jambe à ce bonhomme ou à cette bonne femme…

Tout en réfléchissant, le journaliste se déshabilla…

Le prêtre se polissait toujours les ongles.

— Vous ne vous couchez pas, monsieur l’abbé?

— Si fait…

L’ecclésiastique retira ses bottines, se débarrassa de son faux-col, puis s’étendit sur son lit… Fandor avait suivi la manoeuvre.

— Vous allez dormir tout habillé? demanda-t-il.

— Je ne puis souffrir de me dévêtir dans un lit qui n’est pas mon lit habituel. Je souffle la bougie, caporal?

— Soufflez, monsieur l’abbé!

Mais, cette fois, Fandor était convaincu…

— C’est bien ma veine, pensait-il toujours, voilà que mon curé est une femme, et voilà que cette femme a des pudeurs de curé…

Il comprenait, en effet, pourquoi, si véritablement le prêtre était une femme déguisée, il avait tant hésité à coucher dans une chambre commune avec Fandor, pourquoi maintenant il n’osait point abandonner sa soutane…

Fandor, cependant, souhaitait le bonsoir à son compagnon et, pelotonné sous ses couvertures, se recommandait à lui-même de ne point fermer les yeux…

— Je ne sais pas ce qui va se passer, se disait-il, méfions-nous…

Le jeune homme avait grand-peur de s’endormir, il se montrait exagérément prudent.

La lumière n’était pas en effet éteinte depuis dix minutes que quelqu’un voulut entrer dans la chambre et, se heurtant à la porte fermée, la secoua, comme étonné de sa résistance..

— Qui va là? demandait Fandor.

— Bon!.. bon!.. ne vous dérangez pas…, répondit-on…

Et, dans le couloir, Fandor entendit que l’on s’éloignait.

— Quelqu’un qui se trompe, pensa le journaliste. Et il retomba dans ses réflexions.

— Évidemment, aujourd’hui, j’ai fait une promenade charmante, mais demain, à Dieppe… puisque c’est à Dieppe que nous allons maintenant, ce voyage pourrait très mal finir… De deux choses l’une: ou il va falloir que je m’occupe du débouchoir volé et, dans ce cas, je devrai me livrer à un jeu terriblement périlleux, ou mon faux curé m’a raconté des histoires inventées à plaisir… et je ne sais pas ce qui m’attend, ce qui n’est guère amusant!..

Mais Jérôme Fandor était interrompu dans ses réflexions. À nouveau quelqu’un voulait entrer dans la chambre…

— Qui va là? demande encore le journaliste…

Mais trouvant la porte fermée, le visiteur s’était déjà éloigné et ne répondit pas.

Jérôme Fandor écoutait un instant, il n’entendait plus que la respiration régulière de l’abbé, celui-ci dormait ou feignait de dormir…

— De plus, pensait Fandor, reprenant le cours de ses réflexions, que diable disait ce télégramme reçu tout à l’heure au garage? Il m’a semblé que mon abbé en était assez ému… il m’a semblé surtout qu’il me regardait fixement, après en avoir achevé la lecture… c’est mauvais, cela!..

Une troisième fois on frappait à la porte ou plutôt on essayait d’entrer d’autorité dans la chambre…

Fandor énervé bondit hors du lit, et saisissant la clé que le prêtre avait posée sur sa table de nuit, ouvrit rapidement, passa la tête dans le couloir:

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc? demanda-t-il, c’est assommant à la fin…

Il se trouva face à face avec un jeune paysan qui parut profondément interloqué d’apercevoir le journaliste en chemise…

— Que voulez-vous? précisait Jérôme Fandor.

— Bé dame! faisait l’autre…

Et du doigt il montrait la porte que Fandor tenait toujours à demi ouverte.

Le journaliste regarda ce qu’on lui montrait.

Une seconde, il demeura muet de stupéfaction, puis éclata d’un franc éclat de rire.

Sur la porte, à l’aide de deux punaises, un farceur avait fixé un écriteau «W.-C.», probablement décroché ailleurs!

Le journaliste comprenait maintenant à merveille pourquoi trois personnes avaient voulu pénétrer dans la pièce sans même prendre la peine de frapper… Trompés par l’écriteau, les voyageurs descendus à l’hôtel s’imaginaient évidemment que ce n’était point là une chambre…

Fandor haussa les épaules, arracha l’écriteau, referma sa porte et s’en vint se recoucher…

Mais comme il arrangeait confortablement son oreiller, une pensée se faisait jour dans son esprit:

— Je parierais gros que mon prêtre ne dort pas du tout, malgré sa respiration régulière, je jurerais que c’est lui qui a trouvé le moyen d’accrocher cet écriteau, pour être certain que nous soyons dérangés tout le temps et qu’il ne puisse pas s’endormir…

Et devinant la ruse, Fandor fronçait les sourcils:

— Oh! mais!.. oh! mais ça commence à m’ennuyer, toutes ces aventures-là! que je sois seulement persuadé que mon bonhomme dort pour de bon et je crois bien que moi…

Jérôme Fandor s’occupa à se réciter Le Cid, pour être bien certain de se tenir éveillé…

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