Dans la vaste gare de Charing Cross, la locomotive haletait.
Le claquement des portières que l’on ferme retentit soudain en une succession de bruits secs et au coup de sifflet du «guard» à l’uniforme chamarré, le train s’ébranla lentement, sortit du hall vitré, s’engagea sur le pont qui traverse la Tamise.
C’était l’express de Douvres, le «Continental Mail».
Dans un compartiment de première classe, trois voyageurs étaient installés; ils fumaient de majestueux cigares et avaient les yeux animés, les pommettes rouges, la face luisante de gens qui viennent de faire un excellent repas.
C’étaient Juve, le capitaine Loreuil et le caporal Vinson, qui se connaissaient officiellement les uns les autres, comme étant Butler, jeune Canadien que l’imprésario Paul venait d’embaucher pour partir en Belgique sur la recommandation de leur ami commun, Tommy, musical-clown.
Toutefois, Vinson-Butler était seul dupe de la supercherie.
Si le malheureux garçon avait eu tout son sang-froid, si l’absorption des liqueurs fortes et des vins généreux n’avait pas déterminé en lui un optimisme et une confiance exagérée, le traître déserteur, qui sans cesse devait être en proie aux plus grandes inquiétudes, ne se fût pas laissé emmener de la sorte par ces deux individus qu’il connaissait à peine, et prétextant lui trouver une situation en Belgique.
Mais le policier et le capitaine, fidèles à leur programme, avaient copieusement grisé leur compagnon.
Le train traversait Londres, dominant du haut du viaduc les innombrables toits de l’immense Cité qui s’étend sur un rayon de plus de vingt kilomètres.
On brûlait avec un ronflement ouaté des multitudes de stations brillamment illuminées sur les murs desquelles ressortaient des affiches multicolores, puis le convoi trouait une obscurité de plus en plus grande, au fur et à mesure que l’on s’avançait dans la campagne.
L’infortuné Vinson, nullement troublé, s’endormit rapidement et le bercement du train le plongea, au bout d’une demi-heure à peine, dans un profond sommeil.
Juve et le capitaine veillaient, anxieux, soucieux de voir s’achever au plus vite ce voyage.
Le capitaine fit un signe d’intelligence au policier et celui-ci, s’approchant de lui, murmura à voix basse:
— Tout va bien jusqu’à présent, mais le plus difficile n’est pas fait. Ce que je redoute, c’est Douvres…
— Et vous n’avez pas tort, conclut le capitaine, c’est en effet le point délicat de l’affaire.
On était parti à neuf heures du soir, et vers onze heures moins dix, le train qui avait traversé tout le sud-est de l’Angleterre, ralentit son allure et siffla éperdument avant de s’engager dans les tunnels qui suivent la côte escarpée de la Manche.
Le train ralentit encore. On stoppa quelques instants à la station de Douvres-ville, puis le convoi se remit en marche, lentement, et gagna enfin la jetée, le «Pier», où il allait débarquer ses voyageurs à destination du Continent.
Déjà les employés appelaient les passagers, les invitant à se répartir en deux bandes distinctes, selon que les uns ou les autres se proposaient de gagner la Belgique ou la France.
Vinson, dit Butler, dormait toujours profondément, Juve hésitait à le réveiller, ayant son idée de derrière la tête.
Le policier voulait attendre le dernier moment, l’instant suprême du départ du paquebot pour y monter avec son compagnon qu’il considérait déjà presque comme son prisonnier.
Le capitaine Loreuil errait sur le quai et attendait flegmatiquement en fumant un cigare.
— Allons, Butler! s’écria Juve soudain, en secouant le traître par les épaules.
Celui-ci eut un sursaut, ouvrit des yeux effarés et balbutia, la bouche pâteuse:
— Qu’y a-t-il, que me voulez-vous?
Mais Juve hypocritement lui souriait d’un air aimable:
— Eh bien, mon vieux, réveillez-vous, il faut prendre le bateau…
Confusément, le caporal qui titubait à la fois d’ivresse et de torpeur, entendit les employés crier ces phrases significatives destinées à renseigner le public:
— Steamer Victoria pour Ostende! steamer Empress pour Calais!..
— Dépêchons-nous! fit Juve, en poussant son compagnon hors du wagon.
Il régnait un brouillard intense, et sans les puissants phares électriques que chacun des paquebots portait au sommet du grand mât il aurait été impossible de s’y reconnaître, de découvrir le long du quai les passerelles qui communiquaient avec eux.
Juve, sous prétexte de cordialité, avait pris le bras du faux Butler. Ce n’était pas superflu: le malheureux, qui vacillait, serait vingt fois tombé pendant sa marche, glissant sur les rails du train, butant contre les paquets de cordages encombrant le «Pier».
Juve le poussa vers une passerelle: deux secondes après ils étaient sur le pont du navire, et Vinson, qui machinalement lisait l’inscription des bouées de sauvetage accrochées aux bastingages, remarquait qu’elles portaient toutes cette inscription: Empress.
— Mais, interrogea-t-il, en faisant un effort et comme troublé par un pressentiment, une instinctive inquiétude, mais n’ai-je pas entendu dire, tout à l’heure, que ce bateau allait à Calais, tandis que le Victoria…
Précisément, un matelot qui passait entendait ce propos. Il se disposait à renseigner le voyageur, mais Juve l’écarta brutalement, l’air farouche.
— Non, mon vieux, s’écria-t-il, vous bafouillez complètement: c’est le Victoria qui va à Calais, nous autres avec l’Empress, nous partons pour Ostende!
En réalité, Vinson, dans un éclair de raison, heureusement peu durable, pour Juve tout au moins, avait soupçonné la vérité: l’Empress allait bien à Calais, et le caporal était bien à bord de l’Empress.
Le projet de Juve s’était réalisé, conforme au désir du policier.
Juve avait médité de faire croire à Vinson qu’on partait pour Ostende, et de le faire monter à bord du paquebot de Calais, sans qu’il s’en doutât. Le procédé était simple, à condition que Vinson ne s’aperçût de rien. En fait, il avait réussi. Le projecteur, accroché en haut du mât, s’éteignit soudain. Au brouhaha de l’instant précédent succéda un grand silence, et l’on devinait les commandements du capitaine, transmis à la chaufferie, aux seuls tintements grêles des sonneries.
Uniquement éclairé à l’extérieur par ses feux réglementaires, le paquebot qui portait la «malle» franchit les digues et pénétra en mer.
Il régnait sur la Manche un brouillard impénétrable. La sirène se mit à mugir lugubrement, mais, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire par de semblables temps, la mer était encore fort agitée, car le vent avait soufflé du sud-ouest durant tout l’après-midi.
Et sitôt le bateau sorti du port de Douvres, les premiers coups du tangage se firent sentir. Quelques lourdes gerbes d’eau jaillirent à l’avant, déterminant un certain désordre parmi les passagers. Certes, Juve n’avait rien d’un marin, mais il était rebelle au mal de mer, et une traversée un peu mouvementée n’était pas pour l’inquiéter. Tout au contraire, il préférait qu’il se passât quelque chose afin que Vinson ne pût, en toute tranquillité, se préoccuper de savoir exactement où il était. C’est qu’en effet, si la première partie du programme était réalisée, la seconde restait encore à exécuter. Juve et Vinson se trouvaient en effet sur un steamer anglais, et dans le cas où le caporal, comprenant ce qui se passait, refuserait de débarquer, peut-être Juve ne pourrait-il l’y obliger. Il fallait donc l’induire en erreur jusqu’à l’atterrissage sur le sol français.
Juve, désormais, était le seul compagnon du caporal Vinson, le capitaine Loreuil était resté à Douvres, ayant, assurait-il, encore beaucoup à faire en Angleterre.
En vérité, l’officier, estimant que son rôle n’était pas d’arrêter les coupables, mais uniquement de les signaler à la justice, avait préféré ne pas suivre plus loin cette filature, convaincu que le traître se trouvait en bonnes mains.
Le malheureux Vinson n’était d’ailleurs pas en état de raisonner et encore moins de s’apercevoir de la supercherie imaginée par Juve: il souffrait du mal de mer.
— Pour combien de temps en avons-nous?
Juve savait que la traversée durait une heure, mais, loin d’annoncer ce délai, il répondit à Vinson:
— Trois heures.
C’est le délai dans lequel les paquebots effectuent habituellement le parcours de Douvres à Ostende.
Il convenait, en effet, de parler à Vinson de ce trajet et non point de celui qu’il effectuait réellement.
Considérant le malheureux, de plus en plus secoué, torturé par le mal de mer, Juve se disait, non sans une certaine commisération:
— Ma foi, au moins, lorsqu’il se verra arrivé si vite, ce sera pour lui une légère consolation à la mauvaise aventure qui l’attend.
La Manche était de plus en plus mauvaise, et c’est à peine si l’on pouvait demeurer sur le pont.
Au bout d’une heure et demie, car on avait du retard, l’odieuse valse du steamer s’atténua soudain, on cessa d’entendre l’exaspérante sirène. Au brouhaha des flots succéda un silence reposant, l’Empress marchant à demi-vitesse pénétrait entre les jetées de Calais!
Cinq minutes encore, puis on accosta.
— C’est l’instant suprême, pensa Juve…
S’il parvenait à faire descendre Vinson sur la terre ferme, c’en était fait de la liberté du caporal.
Sur le territoire français, il l’arrêterait aussitôt.
Juve considéra son compagnon qui gisait écroulé sur un banc. Les copieuses libations au Robert’s, le succulent dîner pris dans un des restaurants chic des environs de Leicester Square et ensuite la traversée avec ses nausées, avaient fait de l’infortuné caporal une véritable loque humaine.
Juve souleva le jeune homme, qui tenait à peine debout sur ses jambes.
Pris de pitié, le policier fit signe à un employé. Celui-ci s’empara du bras gauche de Vinson, tandis que Juve le soutenait par la droite. Toujours sans s’apercevoir de rien, Vinson débarqua, prit pied sur le sol français…
La foule des voyageurs, obéissant aux indications du personnel, s’engouffrait dans la vaste salle où les douaniers faisaient la visite des menus colis. Mais Juve, évitant à son compagnon la vue des uniformes français, l’attira un peu à sa gauche.
Un personnage se dressa soudain devant eux. Juve lui fit un signe. Les deux hommes se connaissaient, évidemment, car le policier annonçait au nouveau venu, à voix basse:
— C’est notre homme, allons à votre bureau!
Ranimé par un cordial, Vinson reprenait peu à peu ses sens. Soulevant péniblement ses paupières lourdes, il regarda avec une curiosité mêlée d’inquiétude l’endroit où il se trouvait: une grande pièce carrée faiblement éclairée, presque vide, avec des murs blancs et nus.
— Où suis-je? interrogea-t-il en se tournant vers Juve, le seul qu’il connût des trois hommes l’entourant.
— Vous êtes au commissariat spécial de la gare de Calais. Caporal Vinson, j’ai le regret de vous dire que je vous mets en état d’arrestation.
Vinson venait de s’apercevoir que ses deux mains étaient immobilisées par les menottes. Il retomba lourdement dans le fauteuil où on l’avait assis et fondit en larmes.
Juve éprouvait une réelle pitié pour le malheureux être qui gisait impuissant, misérable, devant lui. Mais il n’y avait pas lieu de s’attendrir. Vinson était un grand coupable, un abominable traître… peut-être avait-il des excuses à son crime, peut-être ses fautes résultaient-elles d’une mauvaise éducation, de déplorables exemples… Juve n’avait pas la mission de juger, mais uniquement de livrer le coupable à ses juges.
— Allons! fit-il en frappant sur l’épaule du caporal Vinson… Venez, nous partons pour Paris…
Le malheureux hésita une seconde, leva des yeux suppliants vers Juve, puis, résigné à son sort, comprenant que toute résistance était impossible, il se leva péniblement et obéit au policier. Un agent de la Sûreté s’était joint à Juve, et les trois hommes s’installèrent dans un compartiment de seconde.
D’une voix faible, Vinson supplia:
— Je vous en prie, monsieur, faites qu’il ne monte personne avec nous, je serais tellement honteux d’être vu…
Cette requête prouvait que le traître avait encore un peu de pudeur et de bons sentiments. Touché, Juve lui répondit:
— Nous allons faire notre possible pour l’éviter.
Juve s’entendit, en effet, avec le chef de train, lui exposant rapidement les motifs pour lesquels ils désiraient être seuls.
L’employé, pour toute réponse, attachait à la portière du compartiment l’étiquette Réservé.
Le train ne tarda point à partir.
Vinson, désormais réveillé, — il avait trop de préoccupations pour céder au sommeil, — méditait sur son sort et sans doute songeait que cette seconde partie du voyage ne ressemblait aucunement à la première!
Le train s’arrêtait à une gare.
— Je meurs de soif, avait balbutié Vinson d’une voix à peine perceptible.
Quelques instants après, il remerciait Juve d’un signe de tête.
Le policier, à la plainte du caporal, avait répondu en envoyant son second chercher une bouteille d’eau.
Désaltéré, Vinson rassemblait peu à peu ses esprits, et Juve le voyant en meilleures dispositions, après l’avoir laissé quelque temps réfléchir en silence, commença à l’interroger, lui promettant de le traiter aussi bien que possible, s’il voulait parler en confiance, et l’assurant de l’indulgence des juges s’il consentait à dénoncer ses complices.
Vinson ne fut pas difficile à convaincre:
— Ah! murmura-t-il, monsieur, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues, maudit soit le jour où, pour la première fois, j’ai accepté d’entrer en relations avec la bande de criminels qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui, un coupable que l’on mène en prison.
Vinson, malgré sa fatigue, fit tout d’une traite à Juve, le récit de ses entraînements et de ses fautes, tel qu’il l’avait fait quelques semaines auparavant au journaliste Fandor. Toutefois, il tut ses relations avec le reporter de La Capitale, auquel il avait promis le secret absolu.
Juve, au surplus, était à cent lieues de soupçonner la substitution qui s’était faite à son insu…
Vinson affirmait ne rien savoir du «débouchoir».
Au surplus, il ne manquait pas de questions à poser au coupable.
Vinson ne connaissait pas Vagualame, Vagualame le vrai, et en l’interrogeant sur ce mystérieux personnage, peut-être Juve pourrait-il préciser la personnalité de l’insaisissable Fantômas qui, comme il l’avait déjà découvert, s’était longtemps dissimulé derrière la barbe blanche du joueur d’accordéon.
Vinson raconta bien des choses sur Vagualame, que Juve connaissait déjà. Néanmoins, un propos frappa son esprit:
— C’est égal, avait murmuré Vinson, si la police connaissait tout ce qui se passe dans l’hôtel de la rue Monge…
Juve s’était dit:
— Dès que j’aurai remis mon caporal entre les mains des geôliers militaires, je sais bien de quel côté je m’en irai fumer une cigarette.