11 — LA CAGOULE DE FANTÔMAS

Accoudé à la barre d’appui de sa fenêtre, Jérôme Fandor s’occupait, en apparence, à surveiller les allées et venues des passants qui remontaient lentement du centre de Paris.

Il fuma cigarette sur cigarette, pestant, jurant presque et ne quittant pas des yeux les trottoirs de la rue.

— Je me suis peut-être trompé? pensa encore le journaliste… pourtant, malgré tout, j’imagine que ce gamin de quatorze ans, quinze ans au maximum, ce pâle voyou qui m’a filé dans le métro, puis qui a pris le même tramway que moi, puis que j’ai retrouvé place de la Concorde, n’était pas là tout à fait par hasard. Sept heures et demie… je ne sais si l’autorité militaire respecte les prescriptions légales et peut effectuer une arrestation passé le coucher du soleil?…

N’avait-on pas ordonné de le surveiller, ne le faisait-on pas pister dans l’espoir de retrouver par lui le caporal Vinson, traître et bientôt déserteur?…

— Si le Deuxième Bureau, songeait Fandor, a décidé mon arrestation, il est bien évident que je n’arriverai pas à échapper… la police d’espionnage est merveilleusement organisée, s’il prend fantaisie aux officiers qui la dirigent de me considérer comme un complice de Vinson, ils me coffreront dans les vingt-quatre heures.

«J’agis comme un imbécile, pensa soudain Fandor, ce qu’il faut avant tout, c’est que je mette Juve au courant de ce qui se passe, et il demanda la communication téléphonique avec le policier.

Le policier était sorti, Fandor laissa un message pour lui.

* * *

— Dix heures du soir! peste! il ne faut plus que je perde de temps si je ne veux pas rater mon train…

Le caporal Vinson, en hâte, achevait de se vêtir. L’appartement de Fandor n’était pas des plus luxueux ni des plus vastes. Le militaire s’habillait dans la propre chambre du journaliste.

— Où diable est mon pantalon d’uniforme?

Le jeune homme bouleversa toute une pile de vêtements posée sur les rayons d’une armoire et finit par atteindre le pantalon qu’il devait revêtir pour arriver en tenue à sa nouvelle garnison. Il acheva de s’habiller en un tour de main.

Soudain, un violent coup de sonnette avait retenti…

Après quelques minutes, l’importun qui attendait à la porte de l’appartement sonna de nouveau.

Il fallait prendre un parti. Des gouttes de sueur perlaient au front du militaire.

Rapidement, le jeune soldat retira ses chaussures, pour ne pas faire de bruit, et, sur la pointe des pieds, il gagna le vestibule de l’appartement. Par le trou de la serrure, il regarda qui sonnait une quatrième fois.

Mais, à peine avait-il collé son œil à la porte, que le caporal Vinson parut complètement affolé…

Il étouffa un juron.

— Nom de Dieu! c’est ce que je craignais… Ce bonhomme-là, c’est l’agent du Deuxième Bureau… je le reconnais… pas de doute à conserver. J’ai été indiqué, on m’a vendu… qui, par exemple?… Ah! je suis frais!

Le caporal Vinson vit que le visiteur mettait la main à sa poche, choisissait une clé à son trousseau.

— Ça y est. Cet individu possède des passe-partout… Ah! une idée…

Au moment même où l’agent, qui venait sans doute pour l’arrêter, introduisait sa clé dans la serrure, le caporal Vinson, sautant en arrière, bondissait vers le cabinet de Jérôme Fandor. Il ferma à clé la porte à l’instant précis où l’agent pénétrait dans l’appartement…

— Halte, cria celui-ci en entendant Vinson…

Le caporal, en réponse, fermait à double tour…

— C’est enfantin, ce que vous faites, cria l’agent, j’ai des passe-partout. Rendez-vous donc…

Et, s’armant d’une nouvelle clé, il ouvrit la porte que Vinson venait de clore. Le caporal n’était plus dans la pièce… L’agent se précipita à une autre porte qui faisait communiquer le cabinet de travail avec la salle à manger.

Il l’ouvrit, pénétra dans cette nouvelle pièce: elle était encore vide.

— Allez toujours, cria l’agent, vous voyez bien que vos portes ne me résistent pas une seconde et que je vais finir par vous acculer au fond de l’appartement!..

Mais, en disant cela, l’agent ne prévoyait pas la manœuvre qu’avait imaginée le caporal Vinson…

Reculant de pièce en pièce, en effet, celui-ci n’avait eu d’autre but que d’attirer l’homme qui le poursuivait au bout de l’appartement. Dès que l’agent eut pénétré dans la salle à manger, le caporal Vinson bondit dans le corridor, traversa d’un saut le vestibule, ouvrit la porte de l’escalier, qu’il claqua derrière lui… Fallait-il descendre?

Il était évident que l’agent allait se précipiter sur ses traces. Une poursuite s’engagerait et, en voyant un soldat en uniforme, des passants se mêleraient à la chasse; fatalement Vinson serait pris…

— Rusons! pensa-t-il…

Et précipitamment, au lieu de descendre l’escalier, il le monta, gagnant l’étage supérieur, le troisième… Il n’était pas arrivé sur le palier qui dominait l’appartement de Fandor, que l’agent, à son tour, arrivait sur l’escalier et courait à la rampe, pour tâcher d’apercevoir Vinson, qu’il supposait en train de descendre, de s’enfuir dans la direction de la rue…

L’agent, ne voyant personne allait descendre lorsque quelqu’un, habitant la maison probablement, se mit en devoir de monter.

Très probablement, l’agent n’avait point le désir d’être reconnu, car, entendant que l’on venait à sa rencontre, il s’arrêta net de descendre… rebroussa chemin, traversa le palier où débouchait l’appartement de Fandor, et voulut gagner le troisième…

Cela ne faisait pas l’affaire du caporal Vinson!

— Bigre! pensa-t-il, s’il monte de la sorte, j’aurai beau reculer, il va me pincer au sixième…

Le caporal Vinson eut une idée de génie.

Tout en restant sur place, il marcha d’un pas pesant, imitant le bruit de quelqu’un qui descend…

Immédiatement, l’agent qui montait vers lui s’arrêta.

S’il ne tenait pas à être vu par le locataire qui montait, il n’avait pas non plus le désir d’être reconnu par la personne qui descendait, croyait-il.

Or, entre un locataire entrant et un locataire partant, l’homme qui poursuivait le caporal Vinson n’avait pas le choix des moyens.

Il venait de sortir de l’appartement de Fandor, il possédait un passe-partout… il ouvrit la porte à nouveau et rentra chez le journaliste.

Vinson, qui n’avait pas perdu un geste de l’agent, poussa un soupir de satisfaction.

— Et allez donc, mes petits amis. Je ne sais pas si vous vous connaissez, mais, en tout cas, vous êtes presque confrères, par conséquent, vous ne serez pas empruntés l’un en face de l’autre. Vous allez pouvoir causer à votre aise… Là! sonne donc!.. Attends qu’on t’ouvre… Au fait, tu as aussi ton passe-partout… Mais entre donc, cher ami il y a du monde…

Le caporal Vinson paraissait s’amuser follement.

Le personnage qui montait l’escalier et avait, par son arrivée imprévue, contraint l’agent du Deuxième Bureau à rentrer dans l’appartement de Fandor avait à son tour sonné à la porte du journaliste, puis, n’obtenant aucune réponse, prit le plus naturellement du monde une clé à son trousseau et, à son tour, s’introduisit chez le journaliste… Il refermait la porte au moment où Vinson lui adressait ironiquement un grand salut:

— Je regrette de ne pouvoir vous présenter l’un à l’autre… En revanche, je vous remercie pour le service que vous me rendez, sans vous en douter…

Le chemin était libre, en effet; le caporal Vinson rapidement chaussa ses godillots, gagna la rue, héla un fiacre:

— J’ai raté le rapide, mais j’aurai l’express. Chauffeur, à la gare de l’Est!..

Tandis que le caporal Vinson se félicitait de la tournure prise par les événements, l’agent, demeuré chez Fandor, se croyait victime d’un cauchemar…

Entré précipitamment pour éviter de rencontrer le locataire qui montait, il avait entendu sonner et n’avait pu s’empêcher de tressaillir.

Qui diable était-ce? Assurément pas l’inconnu qui s’était si mystérieusement enfui… qui alors?…

Au second coup de sonnette, l’homme avait réfléchi. Que faire?

Après tout, le mieux était d’attendre dans le cabinet de travail du journaliste. Il était plus que probable que, n’obtenant aucune réponse, le visiteur se retirerait.

Or, ce n’était point ce qui se passait.

Celui qui arrivait introduisit une clé dans la serrure et entra lui aussi, avec beaucoup d’assurance.

Aucune lampe ne brûlait dans le cabinet de travail de Fandor. À la seule lueur des becs de gaz de la rue, l’agent du Deuxième Bureau distinguait mal les traits du personnage qui entra…

Ce n’était pas le journaliste, mais bien un homme d’une quarantaine d’années, coiffé d’un chapeau mou dont les bords dissimulaient à moitié le visage, engoncé dans un pardessus.

L’homme adressa un petit salut à l’agent d’un air très naturel, puis, fit quelques pas dans la pièce, gagna la fenêtre, regarda au dehors, à la façon de quelqu’un qui n’est pas chez lui et qui attend que le maître de la maison soit de retour.

— Ah ça! pensa l’agent du Deuxième Bureau, qu’est-ce que cela signifie? On jurerait que ce bonhomme est en visite!..

Quelques minutes passèrent… Les deux hommes, fatigués de leur première pause, prirent des sièges, s’assirent.

— Ce bonhomme se lassera, pensa l’agent; il s’en ira et je m’en irai après!..

Mais alors, toujours à la façon de quelqu’un qui se considère comme un peu chez lui, l’individu entré quelques minutes auparavant et trouvant sans doute qu’il avait trop chaud, dépouilla son pardessus, le posa sur une chaise, enleva son chapeau et, tirant une boîte d’allumettes de sa poche, avisant une lampe posée sur la cheminée, se disposa à faire de la lumière.

Les deux hommes maintenant se trouvèrent face à face dans la pièce éclairée…

Soudain, rompant le silence, l’agent demanda:

— Vous attendez M. Fandor, monsieur?

— Oui, monsieur, vous aussi, sans doute?

— En effet… je crois d’ailleurs que nous l’attendrons longtemps… je l’ai vu tout à l’heure, il avait une course pressée à faire, et je ne crois pas qu’il rentre avant…

— Cette grande barbe! pensa l’inconnu, cette moustache hirsute!.. et puis ce paquet déposé là-bas… je connais cet individu-là…

C’était lui maintenant qui voulut rompre le silence…

— Eh bien, dit-il d’une voix aimable, puisque le hasard nous fait rester ainsi l’un en face de l’autre, voulez-vous me permettre de me présenter, monsieur?… Je suis Juve, inspecteur de la Sûreté…

— Nous sommes presque confrères, en ce cas, monsieur, je suis l’agent Vagualame, attaché à la Statistique.

Et Vagualame tendit la main à Juve…

— Nom de Dieu! pensait Juve, Vagualame, ce Vagualame-là, chez Fandor, c’est significatif… non! pas de doute, cette barbe est postiche, cette moustache aussi. Cet individu est grimé…

Juve était l’homme des décisions rapides…

S’apercevant qu’il avait en face de lui un interlocuteur masqué, il allait, malgré les noms et qualités énoncés se précipiter sur lui, mais, à l’instant où Juve le dévisageait, l’homme avait froncé les sourcils…

Et vif comme l’éclair, sans laisser à Juve le temps de se reconnaître, il échappait à sa poignée de main, bondissait vers la cheminée, renversait d’un coup de poing la lampe qui s’éteignit, bousculant Juve, se précipitant vers la porte…

Juve de son côté, rapide comme l’éclair, se précipitait à la poursuite de Vagualame… Celui-ci toutefois avait quelques mètres d’avance. Porte claquée, escalier descendu quatre à quatre, Juve sur ses talons, Vagualame atteignait la porte, criait:

— Cordon, s’il vous plaît!

Juve emporté par son élan, trébucha contre la porte qui lui était renvoyée sur le nez, roula sur le sol. Quand Juve arriva dans la rue, furieux, hors d’haleine, personne au long des trottoirs!

Bénéficiant de ce que la concierge de Fandor le connaissait fort bien, savait sa qualité d’inspecteur de la Sûreté, Juve, après avoir, en quelques mots rapides, expliqué à la brave femme stupéfaite la cause du vacarme qui venait de bouleverser la maison, remontait chez Fandor.

Le policier était ahuri…

— Du diable, pensait-il, qu’est-ce que cela veut dire que tout ça? Il y a deux heures, Fandor me téléphone de venir le voir d’urgence; il m’a téléphoné qu’il ne pouvait pas sortir, qu’il m’attendait… et, non seulement il n’est pas chez lui, mais encore je tombe sur un Vagualame postiche qui s’enfuit, qui disparaît avec une habileté extraordinaire. Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme-là?… Où est Fandor?

Il avisait sur le sol le paquet qui l’avait intrigué quelques minutes avant.

— L’ennemi, pensa-t-il, s’est retiré, mais en abandonnant ses bagages… Ah! j’aurais dû m’en douter, c’est l’accordéon, l’accordéon de Vagualame…

Et machinalement, tournant et retournant l’instrument de musique, le policier, introduisant ses mains dans les poignées de cuir, voulut détendre le soufflet. À sa grande surprise, l’appareil résista.

— Tiens! qu’est-ce que cela veut dire? est-ce que par hasard il y aurait dans cet accordéon…

Juve n’hésita pas. Il tira de sa poche un couteau-poignard qui ne le quittait jamais, et, d’un coup sec, fendit le cuir de l’appareil.

… Quelque chose de noir tomba sur le sol…

Juve se baissa, ramassa cette sorte de chiffon, le déploya.

Et soudain Juve, devenu terriblement pâle s’abattit sur un fauteuil, anéanti…

Ce qu’il tenait à la main, c’était une cagoule… une longue cagoule noire…

Ah! certes, Juve le reconnaissait, ce vêtement sinistre, Juve ne pouvait pas se tromper à son sujet!..

Et, affalé dans son fauteuil, les yeux fixes, hagards, Juve croyait apercevoir, se dressant devant lui, une silhouette à la fois mystérieuse et précise… la silhouette d’un homme tout gainé dans une sorte de maillot collant, dont le visage, inconnu, disparaissait sous une cagoule, sous la cagoule que Juve venait de retrouver dans cet accordéon éventré…

— Fantômas! Fantômas! murmurait Juve, mon Dieu, c’était Fantômas que j’avais en face de moi!.. Vagualame, c’est Fantômas! Ah! malédiction! Pourquoi l’ai-je laissé s’enfuir?

* * *

Le policier demeura toute la nuit chez Fandor. Il attendit le retour du journaliste. Fandor ne parut point.

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