16 — AU BAL DE L’ÉLYSÉE

Dans les salons brillamment éclairés de l’Élysée, une foule élégante se pressait, foule assez mélangée d’ailleurs où l’on comptait les grands noms du Parlement, de la diplomatie, où l’on rencontrait aussi les membres du haut commerce parisien et pas mal d’inconnus, d’anonymes ayant obtenu une carte d’invitation pour cette réception officielle.

Quinze jours avant, le prince Io avait présenté ses lettres de créance, s’était vu accrédité de façon définitive. C’était en son honneur que le président de la République recevait ce soir-là, et on se montrait curieusement, au centre du dernier salon, le noble Japonais en costume national tout chamarré de broderies, l’air subtil, les traits fins, un sourire aux coins des lèvres…

Le vieux diplomate considérait, en effet, avec un amusement assez dédaigneux le public composite qui, réuni dans les salons de l’Élysée, devait lui donner une piètre impression de l’aristocratie de la Troisième République.

Un peu à l’écart des salons en quelque sorte publics où se pressait la foule des invités du Président, se trouvaient de graves personnages causant d’un air ennuyé, des affaires de l’État. Ceux qui passaient se les montraient du doigt et les regardaient curieusement. Ces personnages étaient en quelque sorte l’une des attractions de la fête:

— Regardez, ce sont les ministres!..

Le président de la République, debout contre la cheminée, causait avec l’un d’eux. Et lui aussi gardait un air ennuyé, excédé, l’air d’un homme qui se voit obligé de respecter les formalités stupides du protocole.

Or, dans le salon où se trouvait le prince Io qui, lui, dédaigneux de rites que sa qualité d’étranger pouvait lui permettre de feindre ignorer, avait trouvé bon de ne point converser avec les ministres, deux hommes causaient avec animation.

L’un parlait sur un ton de commandement, l’autre répondait humblement.

— Voyons, lieutenant, disait le premier — le colonel Hofferman — j’ai eu si peu de temps aujourd’hui au ministère que je n’ai pas pu vous voir… et Dieu sait cependant que je n’oublie pas les affaires dont je vous ai chargé, j’en ai le plus grand souci…

Le lieutenant de Loubersac inclinait la tête en signe d’assentiment.

— Je le conçois, mon colonel… ce ne sont point des affaires à négliger.

— Avez-vous du nouveau?

— Non, mon colonel. C’est-à-dire: je dois vous répondre: Non…

Le colonel Hofferman regarda assez intrigué le brillant officier:

— Que diable voulez-vous exprimer? demanda-t-il.

Et prenant familièrement le lieutenant de Loubersac par le bras, le colonel Hofferman l’entraîna:

— Venez donc faire un tour de jardin, il ne fait pas froid du tout ce soir, et tant qu’à causer sérieusement, j’aime mieux causer à l’écart…

— Vous avez raison, mon colonel, prudence est mère de la sûreté.

Le colonel haussait les épaules:

— Je ne voudrais pas faire un jeu de mot, mais enfin puisque vous parlez de la Sûreté, je ne peux pas m’empêcher de noter qu’elle gaffe terriblement dans les affaires qui nous préoccupent… Nom d’un chien! ces maudits policiers ne peuvent donc jamais se tenir tranquilles?…

— Ils ont encore enquêté? s’informait le lieutenant de Loubersac.

— Non, l’avertissement que j’ai fait donner, et que j’ai donné moi-même au fameux Juve a dû servir de leçon. Ils se tiennent en repos maintenant. Mais je peste toujours à propos des incidents de l’autre jour…

Le colonel Hofferman fit une pause, s’interrompit, et respectueusement, le lieutenant de Loubersac se garda d’interrompre son chef.

— Enfin, lieutenant, reprit subitement le colonel Hofferman, croyez-vous que nous en sortirons jamais, de ces aventures? que disiez-vous tout à l’heure? vous avez du nouveau, tout en n’en ayant pas! c’est une réponse de Normand, ça, vous ne m’avez pas habitué à tant de circonlocutions?…

— Mon Dieu, mon colonel, répondit en riant le lieutenant de Loubersac, ce n’est point seulement une réponse de Normand, c’est la réponse de quelqu’un qui hésite à se prononcer, et qui cependant…

— Qui cependant, quoi? lieutenant?… Avez-vous une idée de l’endroit où peut être le document perdu?

— Non…

— Vous avez des renseignements sur la mort de Brocq?

— Hum!

— Sur la mort de Nichoune, peut-être?

— Mon colonel, avez-vous remarqué que depuis quelques jours je ne vous ai transmis aucun rapport de l’agent Vagualame?

— Diable qu’allez-vous chercher là….

— Je ne cherche rien, mon colonel… je constate. Nichoune est morte assassinée, cela ne fait pas de doute, mon colonel… Nichoune, c’était la maîtresse du caporal Vinson. Le caporal Vinson était sur le point de trahir, s’il n’avait pas trahi déjà. C’était de plus l’amie du capitaine Brocq, et le capitaine Brocq est mort au moment où disparaissait le document… autant de constatations!

— Je ne vois pas où vous voulez en venir?

— Mon Dieu, mon colonel, à ceci: Nichoune a été trouvée morte le samedi 19 novembre… la veille, Nichoune avait reçu la visite de notre agent Vagualame.

— Eh bien, lieutenant?

— Eh bien, mon colonel, je n’aime pas beaucoup cela, mais ce que j’aime moins encore, c’est qu’il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de voir Vagualame. Or, il a paru, au premier moment, vouloir nier qu’il avait été à Châlons.

— Oui… en effet… c’est assez symptomatique… Vagualame… mais dites-moi, lieutenant, comment saviez-vous que Nichoune avait reçu la visite de Vagualame?

— Depuis quelque temps, mon colonel, Vagualame était sous la surveillance de l’officier chargé de surveiller nos agents. Vagualame avait été pris en filature par le capitaine Loreuil, travesti en tante Palmyre, qui a découvert, le lendemain du jour de la visite de Vagualame, l’assassinat de Nichoune dont il avait eu le soupçon, trouvant que Vagualame avait à l’endroit de la jeune femme une attitude surprenante…

— Oui, dit le colonel Hofferman, tout cela est grave, mais enfin, il faudrait admettre que Vagualame a joué double jeu, qu’il ait été à la fois espion et traître? mais vous n’avez, somme toute, lieutenant, pour incriminer cet agent que nous connaissons depuis longtemps qu’un bien vague indice… l’espèce de réticence que vous avez cru qu’il mettait à reconnaître son voyage à Châlons?…

— En effet, mon colonel, si je n’avais que cela…

— Vous savez autre chose?

— Je sais, mon colonel, que j’avais donné rendez-vous hier à cet agent, au Jardin, comme d’habitude, que je l’y ai attendu… qu’il n’est pas venu…

Le colonel Hofferman reprenait le bras du lieutenant, et revenait vers les salons:

— On nous observe peut-être, fit-il. Je vous le répète: dans ces maudites fêtes, on ne sait jamais au juste qui vous voit et qui ne vous voit pas. Dites-moi, lieutenant, c’est infiniment grave ce que vous m’apprenez là… Si Vagualame était véritablement en fuite, c’est que Vagualame serait l’assassin de Nichoune, et dans ce cas, rien n’empêcherait de le soupçonner d’une infinité de choses que je n’ai pas besoin de vous préciser…

Le colonel Hofferman, en achevant ces mots, désignait à l’officier qui l’accompagnait un personnage qui se tenait à l’entrée de la grande salle:

— Passons de l’autre côté, dit-il, voilà M. Havard, je ne tiens pas du tout à me rencontrer avec lui… Lieutenant, toute affaire cessante, retrouvez-moi Vagualame dans les trois jours, sinon donnez un mandat au service des recherches… Je vous verrai demain à dix heures, au ministère…

Tandis que le colonel Hofferman s’entretenait avec le lieutenant de Loubersac, Jérôme Fandor, qui assistait — en Jérôme Fandor naturellement — au bal de l’Élysée, s’occupait de la même affaire.

Arrivé de bonne heure à l’Élysée, Fandor se disait que c’était bien le diable si, parmi les invités de la Présidence, il n’apercevait point quelque ami susceptible de lui fournir des renseignements intéressants sur l’opinion que se formait actuellement le Deuxième Bureau, quant au caporal Vinson… Fandor, qui se trouvait toujours à Verdun, n’était pas sans inquiétude sur la substitution de personne qu’il avait risquée. Se doutait-on de quelque chose au Deuxième Bureau?

Le jeune homme était depuis quelque temps à son poste d’observation, lorsque quelqu’un lui frappa familièrement sur l’épaule:

— Alors, Fandor, vous faites maintenant le compte rendu des fêtes officielles?

— Vous, Bonnet? ah! par exemple! s’exclamait le journaliste, quelle bonne surprise!

— Ce que je suis devenu, mon cher? hé! je viens d’être nommé juge d’instruction à Châlons…

— Vous êtes juge à Châlons? j’ai précisément des renseignements à demander au juge d’instruction de Châlons.

Et Jérôme Fandor, passant son bras à celui du juge d’instruction Bonnet, entraîna son ami à l’écart.

— Dites-moi, mon cher Bonnet, demanda Fandor lorsqu’ils furent arrivés dans une sorte de petit fumoir, dites-moi, n’est-ce pas vous qui vous êtes occupé de la mort d’une petite chanteuse, nommée…

— Nichoune? si parfaitement…

— Eh bien, vous allez me dire…

— Mon cher ami, je ne vous dirai pas grand-chose, pour la bonne raison que cette affaire est des plus mystérieuses et qu’elle me donne beaucoup de tintouin… Vous connaissiez Nichoune, Fandor?…

— Oui et non… mais je donnerais beaucoup, en revanche, pour connaître son assassin.

Bonnet sourit et, se croisant les bras plaisamment:

— Et moi donc!

— Vous n’avez pas une idée sur l’auteur possible de l’assassinat?

— Peuh! fit-il, une idée, si, à la rigueur… Cette chanteuse avait reçu la veille de sa mort, paraît-il, la visite d’un vieillard, un vieux mendiant que je n’arrive pas à identifier et qui a mystérieusement disparu… Je me demande si ça ne serait pas… en tout cas, c’est de ce côté que je vais chercher… Voulez-vous que je vous tienne au courant? C’est toujours rue Richer qu’il faut vous écrire?

— Vrai, dit-il, vous seriez tout à fait gentil, en effet, de m’écrire rue Richer dès que vous aurez du nouveau dans cette affaire. Je ne peux pas vous expliquer toute l’importance que j’y attache, mais elle est énorme…

— Eh bien, entendu… comptez sur moi! Vous venez faire un tour dans les salons, Fandor?

— Si vous voulez…

Soudain, Fandor quittait son ami:

— Mon cher, je vous dis au revoir, vous m’excusez? voici quelqu’un qu’il faut que j’interviewe…

Quelques minutes après, le journaliste abordait respectueusement un habit noir qui, solitaire, appuyé contre une porte, considérait, une moue de dédain aux lèvres, les couples tournoyant au milieu de la pièce…

— Je peux vous dire deux mots, monsieur Havard?

— Quatre si vous voulez, mon bon Fandor, je m’ennuie à mourir dans cette fête, et j’aime encore mieux subir vos questions de journaliste que de continuer à broyer du noir tout seul…

— Mon Dieu! monsieur Havard, vous broyez du noir? Quel est donc votre affreux chagrin?…

— Mon affreux chagrin, dit-il, n’exagérons pas, tout de même, je suis ennuyé… Oh! je n’ai pas de motif de vous taire le pourquoi de ma mélancolie… vous êtes assez intime avec Juve…

— Vous avez de ses nouvelles?

— Non, justement…

— Vous êtes inquiet, alors?

— Mais non, mais non, rassurez-vous… Tenez, puisque vous êtes si bien avec Juve, je voudrais vous charger d’une commission.

— Pour Juve?

— Oui, pour lui… Vous savez, Fandor, n’est-ce pas? c’est notre meilleur inspecteur… eh bien, il gâche sa carrière… il s’interdit tout avancement en s’obstinant toujours à chercher son insaisissable Fantômas…

— Je ne vous comprends pas, monsieur Havard?…

— Vous allez me comprendre… Savez-vous où est Juve en ce moment, Fandor?…

— Non! avouait le journaliste…

— Eh bien, moi non plus… et cela est inadmissible! Juve en prend trop à son aise. Il m’a affirmé l’autre jour qu’il était certain que la mort du capitaine Brocq devait être imputée à Fantômas et, clac!.. depuis ce temps-là je n’ai plus de ses nouvelles… Juve est à la poursuite de Fantômas!.. Voyons, Fandor, entre nous, puis-je tolérer cela?…

Assez embarrassé, le journaliste évitait de répondre.

— Si, cependant, fit-il, Juve avait raison?

— Raison!.. reprenait M. Havard, mais précisément, il se trompe. J’en ai la preuve.

— Vous en avez la preuve?… mais qui donc, d’après vous, a tué le capitaine Brocq?

M. Havard était de si mauvaise humeur que lui, l’homme rebelle aux interviews par excellence, il se laissa aller à renseigner Fandor.

— Mon cher, fit-il, pour un esprit logique qui raisonne de sang-froid, qui ne se perd point dans des hypothèses à la Fantômas, celui qui a tué Brocq est assurément celui qui a tué Nichoune… Brocq, j’imagine, a été assassiné par un individu quelconque, embusqué sur le haut de l’arc de Triomphe… un complice, pendant ce temps, a dérobé le document que recherche le ministère… Brocq connaissait le caporal Vinson… vous savez cela, Fandor?

— Oui… oui… allez toujours!

— Bien. Le caporal Vinson avait pour maîtresse cette Nichoune, qui vient de périr assassinée… C’est lié.

— Mais tout cela ne dit pas que Fantômas ne soit pas le coupable?

— Vous allez trop vite, Fandor, je sais qui a tué Nichoune…

— Allons donc!

— Si… Parbleu, je ne m’en suis pas tenu à l’enquête que faisaient ces officiers du Deuxième Bureau… Ils s’imaginent qu’ils sont policiers!

— Vous allez bien loin, il me semble?…

— Eh non, je ne vais pas trop loin. Qui a fait le coup? je le sais par les enquêtes de mes propres agents, par les renseignements du Parquet… eh bien, c’est Vagualame, un vieux faux mendiant qui avait des accointances avec le ministère…

En entendant la déclaration extraordinaire de M. Havard, Jérôme Fandor ne put s’empêcher qu’à grand-peine d’éclater de rire.

Vagualame coupable, l’idée lui semblait bonne… M. Havard, assurément, était incomplètement renseigné… il imaginait que Vagualame avait de vagues accointances avec le ministère… il ne savait pas que c’était, en réalité, l’un des agents réguliers du Deuxième Bureau, l’un des hommes de confiance du colonel Hofferman…

En un éclair, Jérôme Fandor vit l’intérêt de la conversation…

Jérôme Fandor se disait:

— Que la Sûreté paralyse l’action de Vagualame, et je serai, moi, faux caporal Vinson, d’autant plus libre pour agir…

— Vous avez de graves présomptions?

— Oui, de très graves présomptions, répondit M. Havard… Je sais de source certaine qu’il a vu Nichoune la veille de sa mort. Je sais que depuis il a quitté Châlons et n’y est plus revenu… je sais que cet individu avait des relations suivies avec des gens peu recommandables, qu’on peut soupçonner d’espionnage… peut-être même espionnait-il personnellement…

— Si j’étais à votre place, monsieur Havard, sachant ce que vous avez l’air de savoir, je n’hésiterais pas une seconde… je déciderais l’arrestation de Vagualame…

— Et qui vous dit, Fandor, demanda Havard, que je n’ai pas, en effet, pris cette décision?

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