31 — UN DRAME DANS UNE ROULOTTE

Il pleuvait toujours.

Sur la route de Sceaux, tenant tête à la tempête, fonçant dans les rafales qui lui jetaient au visage de véritables trombes d’eau, faisaient envoler les pans de sa longue mante, collaient ses cheveux à son front et par moments la suffoquaient au point que pour respirer elle devait mettre la main devant la bouche, une gitane avançait…

Il fallait en vérité que cette jeune femme courût à un rendez-vous d’importance extrême pour avoir osé se risquer sur la grande route, à pareille heure, par un tel temps…

À une église voisine, l’horloge avait sonné onze coups et la tempête redoublait de vigueur. Il importait peu à la malheureuse fille, qui se répétait:

— Vagualame m’a dit qu’il serait à la première borne kilométrique, passé les hangars d’aviation. Il faut que j’y aille, et j’irai!..

C’était en effet Bobinette, cette gitane, Bobinette qui, obéissant encore une fois aveuglément à celui qu’elle considérait comme son maître, se dirigeait vers le mystérieux rendez-vous que le bandit lui avait fixé il y avait cinq jours…

Ce n’était pas que la fausse gitane fût sans crainte.

Et d’abord, que lui voulait Vagualame? Bobinette ne s’était jamais avoué qu’elle ignorait à vrai dire qui était Vagualame…

Mais elle était trop fine, trop intelligente pour avoir pu se défendre de noter certaines coïncidences, de remarquer certains détails qui lui avaient fait pressentir que le joueur d’accordéon n’était autre que… Fantômas.

Les trois syllabes résonnaient, à cette heure, dans son cerveau torturé, comme un glas, comme une menace imprécise, indéfinissable, terrible.

Vagualame lui avait dit qu’il lui donnait rendez-vous sur la route de Sceaux, pour lui remettre de l’argent, pour l’expédier à l’étranger, hors d’atteinte de la police… étaient-ce bien là les intentions du bandit?

Et tout en avançant, Bobinette frémissait en songeant à la bizarrerie de cette rencontre, la nuit, sur une grande route, là où il n’y avait ni chemin de fer, ni moyen de communication d’aucune sorte qui pût vraiment faire supposer un départ à l’étranger…

Une seule chose la rassurait…

Elle sentait à chacun de ses pas battre sur son front le collier de sequins qu’elle avait épinglé à ses cheveux en guise de serre-tête, à la mode des bohémiennes. Elle croyait entendre encore le marchand qui lui avait vendu ce collier, un vieux revendeur des environs du Trône, lui chanter la chanson célèbre des gitanes andalouses:

«Le corail luit sur ma peau brune,


«L’épingle d’or à mon chignon,


«Je m’en vais chercher fortune…»

…Était-ce vraiment vers la fortune qu’elle courait par la nuit mauvaise? N’importe!

Bobinette se disait, qu’après tout, puisque Vagualame l’avait convoquée en tenue de gitane, c’est qu’évidemment il avait bien l’intention de favoriser sa fuite. Elle n’imaginait point, autrement, qu’il ait pu prévoir la nécessité de ce déguisement…

Bobinette, tout en réfléchissant, avançait d’un bon pas, levait la tête, tentait de s’orienter. La veille, pour ne pas risquer de manquer au rendez-vous que lui avait désigné Vagualame, elle s’était rendue sur la route de Sceaux, elle avait été reconnaître l’endroit où la nuit suivante elle devait rencontrer le bandit. Elle pouvait maintenant se rendre compte qu’elle n’était plus très loin de la borne kilométrique, terme mystérieux de sa course nocturne… Or, Bobinette, soudain, eut un sursaut de frayeur…

À gauche de la route, toute bordée de grands arbres que l’hiver avait dépouillés de leurs feuilles, qui se dressaient, mélancoliques, avec des airs de fantômes décharnés, elle venait d’apercevoir quelque chose de sombre, comme une tache noire, plus noire encore que la nuit environnante…

Qu’était-ce?… Au même moment, dans la nuit, une plainte s’était élevée, plainte étrange, longue, sourde, profonde, comme exhalée de quelque gosier infernal, cri, hurlement, appel, grondement, elle n’aurait su le dire, et voilà qu’elle s’arrêtait, tremblante, glacée d’effroi, les oreilles encore bourdonnantes, le cœur étreint d’une abominable frayeur. Doutant de ses sens, Bobinette demeura un instant immobile, n’osant plus faire un pas…

Et soudain, dans la rafale qui passait en sifflant dans les branchages des arbres, elle entendit une voix railleuse, sèche, impérative, voix de menace, voix de commandement.

C’était la voix de Vagualame:

— Avance donc, grande sotte, pourquoi t’arrêtes-tu?

Bobinette fit effort sur elle-même, reprit sa marche.

Elle arrivait quelques secondes après, aux côtés de Vagualame qui venait au-devant d’elle:

— Avez-vous entendu?

Elle haletait en songeant au mystérieux grondement qu’elle venait de surprendre…

Vagualame haussait les épaules:

— J’ai entendu, répondit-il, le vent qui hurle, la pluie qui grésille, les arbres qui s’inclinent… et voilà tout…

— On a crié?

— Qui, on? nous sommes seuls ici!.. Bobinette, tu es seule avec moi!..

Le bandit se tut puis il reprit avec une intonation de raillerie:

— Tu n’as pas peur?

— Non, Vagualame, je n’ai pas peur, mais…

— Mais tu trembles, dit le bandit avec un éclat de rire qui sonna étrangement faux…

Il passait soudain son bras sous le bras de Bobinette, la jeune femme sentait qu’il l’empoignait d’une étreinte de fer, qu’il la forçait à avancer:

— Viens! Viens t’abriter.

Et vers la tache sombre que Bobinette n’avait point encore identifiée, Vagualame attira la jeune femme:

— Mettons-nous là, disait-il; ici, du diable si nous pourrions jamais causer… or, nous avons à causer!..

Ils étaient, quelques secondes après, tous deux accotés contre une roulotte de bohémiens, rangée sur le bas côté de la route.

— Ton futur domicile, dit Vagualame en montrant la voiture à Bobinette, complètement ahurie. Mais ce n’est pas encore l’heure d’emménager, nous avons à causer.

Le bandit était enroulé, des épaules aux pieds, dans une sorte de cape sombre qui empêchait de rien distinguer de son habillement. Bobinette voyait tout juste sa silhouette. Il lui était impossible d’apercevoir son visage, sans doute dissimulé par le bord rabattu du feutre mou qu’elle apercevait, se détachant par instants à la lueur des éclairs, sur le ciel. Pourtant elle frissonna, elle avait clairement compris qu’une menace était contenue dans les dernières paroles de son maître!

— Que voulez-vous dire? que m’ordonnez-vous?

Vagualame fit quelques pas en avant, puis, revenant en arrière, s’arrêta droit devant la jeune femme, toujours appuyée à la roulotte de bohémiens:

— Bobinette, écoute-moi! écoute-moi de toute ton âme! car, par Dieu, voilà les dernières paroles qu’il te sera jamais donné d’entendre!..

Et sans laisser le temps à la jeune femme de l’interrompre:

— Dis-moi, que connais-tu de plus misérable, de plus bas, de plus méprisable, de plus honteux que la trahison, le piège tendu? que la souricière combinée contre celui que n’a jamais été que votre ami, que votre défenseur? Dis-moi, Bobinette, qu’y a-t-il de plus haïssable que le Judas qui vous vend d’un baiser? Dis-moi, Bobinette, qu’y a-t-il de moins digne de pitié que la lâcheté du criminel qui trahit son complice? du bandit qui livre son chef, pour rien, pour de l’argent, peut-être, pour moins, par peur! pour se sauver lui-même?… Allons! réponds! réponds, Bobinette! je te l’ordonne!

— Je ne vous comprends pas!.. j’ai peur!..

— Vraiment! dit-il enfin, tu ne me comprends pas? Tu as peur?… Allons donc! si tu as peur, c’est que tu me comprends!..

Dans un râle, Bobinette hurla:

— Mais vous êtes fou! Vagualame… que croyez-vous? Pitié!.. pitié!..

— Bobinette, tu te trompes étrangement!.. Je ne suis pas de ceux à qui l’on crie pitié… Je ne connais point ce mot! je n’ai point cette faiblesse! je ne l’ai jamais eue! je ne l’aurai jamais, pour personne!..

Il se tut une seconde, puis reprit, comme emporté dans une subite colère:

— Et tu crois que je suis fou? Ah çà! Bobinette, mais quelle femme es-tu donc pour essayer de me tromper? Quelle est donc ta folie, à toi, pour penser que tu vas me duper? moi?

— Vagualame, qui êtes-vous? dites-le-moi…

— Qui je suis! pardieu!.. tu le demandes? tu veux le savoir? Eh bien! qu’il soit fait suivant ta volonté!.. C’est ta dernière volonté!.. Qui je suis?… regarde!

Lentement, d’un mouvement digne et sûr, Vagualame déroula la longue cape dans laquelle il était enveloppé.

Il arracha son chapeau qu’il jeta à ses pieds et les bras croisés, fixant Bobinette, il l’apostrophait:

— Ose dire mon nom, ose me nommer!..

Le mendiant de tout à l’heure, sa cape enlevée, dépouillé de son chapeau, apparut soudain, non plus comme un vieillard au corps tassé, mais comme un homme à coup sûr jeune, vigoureux, superbement musclé. Il était vêtu, ganté plutôt, d’un maillot collant de laine noire qui, des pieds jusqu’au cou, le gainait étroitement…

Bobinette ne pouvait apercevoir son visage: celui-ci était dissimulé par une longue cagoule noire enveloppant entièrement sa tête. Seuls les yeux d’où sortaient deux reflets fauves, deux regards de feu, lumineux, impressionnants dans leur fixité, étaient apparents…

Cette vision, la vision de cet homme, sans visage, sans ressemblance avec un autre homme, la vision de cette apparition au masque anonyme, au corps de statue, de cet être qui n’était aucun être reconnaissable, avait quelque chose de si précis en son mystère que Bobinette, un quart de seconde, l’ayant contemplé, hurla d’une voix rauque, inhumaine, mourante:

— Fantômas! ah! vous êtes Fantômas!

… L’orage redoublait de violence, la tempête déchaînée multipliait ses hurlements sinistres, la nuit se faisait plus sombre, la pluie plus lourde, le vent plus impétueux.

— Fantômas! vous êtes Fantômas!

Comme à dessein, comme jouissant du trouble de la pauvre fille, le bandit ne se hâtait pas de répondre:

— Eh bien, oui! faisait-il enfin, je suis Fantômas!.. Je suis celui que le monde entier recherche, que nul n’a jamais vu, que nul ne peut reconnaître! Je suis le Crime! Je suis la Nuit! Je n’ai pas de visage, pour personne, parce que la nuit, parce que le crime n’ont pas de visage… Je suis la puissance illimitée; je suis celui qui se raille de tous les pouvoirs, de toutes les forces, de tous les efforts. Je suis le maître de tous, de tout, de l’heure, du temps. Je suis la Mort. Bobinette, tu l’as dit, je suis Fantômas…

Il semblait à la malheureuse que la respiration lui manquait.

Tandis que le bandit prononçait sa sinistre apologie, tandis qu’il se vantait de l’impunité qu’il avait su toujours s’assurer, en ne se laissant jamais voir sous sa véritable forme, en trompant toujours ceux qui s’acharnaient à sa poursuite, Bobinette croyait mourir, croyait s’écrouler sur le sol… ses jambes vacillaient, un vertige l’entraînait toute, elle tomba à genoux:

— Pitié! maître!.. pitié! Fantômas!

Il railla encore:

— Fantômas avoir pitié! Ah! Bobinette, comme ton cerveau est petit! comme ton intelligence est médiocre! vouloir accoler ces deux mots: Fantômas et pitié… Quelle dérision!

Il poursuivit, pris d’une colère furieuse:

— Fantômas ne fait point merci; Fantômas ordonne et qui lui résiste disparaît…

— Mais qu’ai-je fait?… maître, Fantômas… qu’ai-je fait?…

Lentement, le bandit qui avait ramassé sa cape, s’enroula dans le vêtement mystérieux. Encore qu’il eût lâché Bobinette, il ne pouvait venir à la pensée de cette dernière de tenter seulement de prendre la fuite. De toute la force de sa volonté, Fantômas l’immobilisait comme un oiseau est hypnotisé devant le chat qui le guette. Il jouait avec elle. Il était certain d’en être maître au moment où il lui plairait de s’en saisir…

— Ce que tu as fait? tu as voulu me trahir. Tu as indiqué à la police, à Juve ou à Fandor, à mes ennemis personnels, à ceux qui veulent ma mort, aux seuls hommes qui jusqu’ici aient su déjouer mes plans, le repaire des Russes.

— Je ne l’ai pas fait, hurla Bobinette. Je vous jure…

Mais Fantômas était convaincu que la jeune femme l’avait trahi. Pour une fois son admirable perspicacité se trouvait en défaut. Il ne soupçonnait pas comment Juve avait pu savoir cette adresse. Il était persuadé que seule Bobinette avait pu la fournir, et il dédaigna de répondre directement à la protestation de la jeune femme:

— Tu vas mourir, dit-il… Mais il ne sera pas dit que moi, Fantômas, j’aurai jamais porté la main sur l’un de ceux qui me servent, sur l’un de ceux que j’emploie… tu vas mourir, mais ce ne sera pas de ma main, je te donne à la mort, je ne veux pas te tuer…

* * *

Bobinette entendait des cloches carillonner. Il semblait à la jeune femme qu’elle ne reposait pas sur le sol, qu’elle était légère, légère… Et puis, tout à coup, Bobinette avait la sensation que rien ne la soutenait plus, qu’elle croulait, qu’elle roulait dans un abîme. Bobinette fit un effort sur elle-même, voulut ouvrir les yeux, tenter un mouvement, elle se dressa, s’assit, souleva ses paupières… elle ne rêvait pas. Bobinette comprit qu’elle s’était évanouie et qu’elle avait imaginé les sensations ressenties la minute d’avant alors qu’elle revenait à la vie peu à peu… Elle revenait à la vie. Cela lui semblait surprenant, au point qu’encore étourdie, elle se demanda si il était bien vrai qu’elle vivait encore. Fantômas l’avait menacée de mort, et elle vivait, cela n’était pas possible. Et ce fut soudain une minute d’angoisse qui la tenaillait. Où était-elle?

Bobinette se sentait si faible, si étourdie, qu’elle demeura assise, sans tenter un mouvement… Que s’était-il passé exactement?… Oui! c’était bien cela… Au moment où Fantômas lui disait qu’elle allait mourir, elle était tombée sur la route, sa jupe était encore mouillée… elle avait froid… mais qu’était-il arrivé depuis?

Bobinette entendit le vent qui soufflait. La pluie tombait toujours, mais elle remarqua qu’elle ne la recevait plus sur le visage…

— Où suis-je?

Nette, la réponse à la question lui apparut soudain:

— Fantômas m’a enfermée dans la roulotte, c’est dans la roulotte contre laquelle nous étions appuyés que je suis prisonnière…

Elle tâta le sol autour d’elle… Elle était bien sur un plancher, grossièrement raboté… elle s’agenouilla, elle étendit les bras et heurta une paroi… Vraiment oui, elle était dans la roulotte, elle pouvait craindre que Fantômas soit tout près, elle pouvait redouter son apparition… Elle n’était pas sauvée.

Mais si l’effroi qui avait jeté Bobinette par terre, évanouie, privée de sentiments, avait été terrible, il était moins causé par la crainte de la mort que par la surprise d’être face à face avec Fantômas. Maintenant qu’elle était seule, la jeune femme redevenait maîtresse d’elle-même. Fantômas lui avait dit: «Tu vas mourir!»

Elle décidait au contraire qu’elle vivrait, qu’elle se sauverait. Il fallait qu’elle échappât…

Bobinette se remettait peu à peu de son malaise. Au fur et à mesure que l’inquiétude la reprenait, elle se sentait plus forte, plus disposée à la lutte aussi.

Elle pensa:

— Si Fantômas était là, je l’entendrais. Il a dû partir? Il faut que je m’évade de cette prison avant son retour…

Bobinette se leva. La roulotte avait bien une porte, une fenêtre?… elle réussirait à briser un panneau de bois? à arracher une grille? Elle était forte, et c’était sa vie qu’elle défendait.

Bobinette promena ses mains sur la paroi de la voiture. Elle entreprit d’en faire le tour… Il y avait déjà quelques instants qu’elle tâtonnait de la sorte — la roulotte devait être vide, sans aucun meuble, car elle suivait exactement la paroi sans rien rencontrer qui la fît trébucher — lorsque soudain elle sentit que sa main venait de frôler quelque chose d’indéfinissable, de doux, de chaud, qui bougeait.

D’un bond, Bobinette s’était jetée en arrière. Ah çà! elle était folle! qu’imaginait-elle? La jeune femme, après quelques secondes d’attente, s’avança à nouveau… à nouveau ses doigts frôlèrent, quoi? elle n’aurait su le dire…

Mais tandis qu’elle s’efforçait de définir l’étrange objet que sa main heurtait, voici qu’elle sentait que cet objet se reculait, se dérobait à sa caresse… et soudain la roulotte s’emplissait d’un grognement formidable, terrible, abominable, un grognement qu’elle reconnaissait, qui était la répétition du cri qu’elle avait entendu, une heure avant, dans la nuit, lorsqu’elle se rendait au sinistre rendez-vous. Bobinette faillit mourir d’effroi: elle avait compris, elle avait deviné. Au fond de la roulotte dormait un fauve. C’était un ours qu’elle venait de réveiller. Fantômas l’avait enfermée avec un fauve pour la faire dévorer vive… Blême, retenant sa respiration, pensant mourir de peur, Bobinette s’était reculée à l’extrémité de la roulotte et, de longues heures, elle attendait… Que faire?

Par bonheur, l’animal avait dû se rendormir. Elle entendait sa respiration lourde et au fur et à mesure que l’air devenait plus rare dans la voiture hermétiquement close, l’odeur de la bête la prenait à la gorge.

— Que faire?

Et Bobinette terrifiée, toute la nuit, songea:

— Il dort… mais il va se réveiller demain matin, il se jettera sur moi! je suis perdue!

* * *

Après des heures interminables d’attente, d’immobilité, de stupide hébétement, devant la mort inévitable, horrible, torturante, on commençait à y voir clair.

Elle avait entendu, peu à peu, décroître la fureur du vent. La pluie s’était arrêtée. Dehors, un petit jour blafard venait de se lever, et dans les parois de bois de la roulotte, de minces lézardes laissaient passer des traits de lumière…

Bobinette vit l’ours se réveiller, se retourner, bâiller et soudain accroupi, la considérer fixement…

— Que faire? Que faire?…

Bobinette avait lu jadis qu’il était possible, par le regard, d’effrayer une bête féroce…

Elle s’efforçait de mettre dans ses yeux une énergie farouche, mais, hélas! elle avait trop peur elle-même, pour pouvoir faire peur au monstre…

L’ours se léchait.

— Que faire?

De temps à autre Bobinette entendait passer, contre sa prison, de rapides grondements. Elle se rendait compte que c’étaient là des automobiles, qui, sur la grande route, s’en allaient vers Versailles ou vers Paris, dépassant la roulotte abandonnée bien loin de se douter du terrible drame dont elle était le théâtre…

Appeler?

C’était folie!

Comment supposer qu’on entendrait ses cris?

Comment supposer que les conducteurs de ces voitures passant à toute vitesse, insoucieux, auraient jamais l’idée de s’arrêter près de la roulotte, de venir lui porter secours?… Non! certes, c’était réveiller la colère de l’ours, c’était l’exciter, c’était hâter la mort…

* * *

— Hue!.. sacré carcan!.. il est vrai que je dois être un bien mauvais charretier… cette bête n’a pas du tout l’air de me prendre au sérieux!..

Au long de la route de Sceaux, un homme marchait à grands pas, vêtu en habits de travail et conduisant une maigre haridelle, la conduisant d’ailleurs en dépit du bon sens.

— Nom d’un chien! faisait-il, si je devais aller loin, j’aimerais mieux abandonner mon cheval que de m’obstiner à le diriger… évidemment, je n’ai pas la voix qu’il faut!.. Diah!.. diah!

Le cheval, malgré l’ordre impératif du charretier, tourna franchement à gauche…

Soudain, l’homme blêmit.

— Ai-je rêvé? dit-il.

Puis, ayant de nouveau prêté l’oreille, il s’élança au pas de course à travers champs.

— Arriverai-je trop tard?

Le charretier courait à perdre haleine, approchait de la roulotte abandonnée.

Arrivé à celle-ci, il colla l’oreille à la porte. Et soudain, d’une détente, il enfonça la porte à coup d’épaule.

Un coup de feu troua le silence de l’aube.

Bobinette était écroulée, le visage tailladé.

Le charretier posa la main sur la poitrine de la jeune fille:

— Elle vit… N’ayez plus peur, Bobinette, c’est Juve qui vous parle.

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