8 — UNE CHANTEUSE DE BEUGLANT

— Vas-y, Léonce! t’occupe pas des civils!..

— À la porte, le comique!..

— Nichoune!.. Nichoune!.. Nichoune!..

Le brouhaha augmentait…

Léonce, le comique, qui se trouvait sur la scène, dut interrompre son monologue. Il se tourna vers la coulisse et, d’une voix piteuse, il appela le régisseur.

La petite salle du concert de Châlons présentait, ce soir-là, son maximum d’animation.

Ce n’était pas d’ailleurs un concert luxueux, produisant, aux feux d’une rampe superbe, des étoiles prestigieuses, que le «beuglant» de Châlons.

Inlassablement, sur les planches, défilaient des chanteurs et des chanteuses, les uns tentant de faire rire par des bons mots vingt fois ressassés, les autres exhibant de maigres poitrines, entonnant de fallacieux couplets et tous également victimes des plaisanteries des spectateurs à vingt sous la place. Or, ce jour-là, messieurs les militaires étaient moins satisfaits que jamais.

Il y avait eu trois «débuts» médiocres, et ils accusaient la direction d’avoir rempli la salle de «civils» qui faisaient la claque.

— À la porte, le comique!

— Chantera pas!..

Puis, on ne savait comment, en une minute, les protestataires groupés ne formulaient plus qu’une revendication, et maintenant, toute l’assemblée hurlait un même nom, sur l’air des Lampions:

— Nichoune!.. Nichoune!.. Nichoune!..

Nichoune était l’étoile de la troupe.

C’était une assez jolie fille, à figure intelligente, qui, chose rare en ces lieux pourtant dédiés à la musique, chantait à peu près juste et surtout chantait toujours des refrains populaires, intelligemment choisis, que le public pouvait reprendre en chœur.

Le régisseur, qui connaissait son public, bondit dans la loge de cette vedette:

— Allez! cria-t-il, tu es prête, Nichoune? Descends vite en scène!..

— On me demande?

— Ils vont tout casser si tu n’arrives pas!

La jeune femme se levait:

— Ah! zut, alors, j’en ai un succès, ici! Si on ne m’augmente pas, ce que je m’en vais plaquer!.. Tu verras, le patron sera obligé de me faire revenir…

— Descends, petite!.. descends!.. chante-leur Les Inquiets, ils seront contents avec ça!

Nichoune dégringola l’escalier qui joignait le premier étage où se trouvaient les loges des artistes avec la scène, et, bonne fille, toute essoufflée d’avoir couru, apparut derrière un portant.

— Alors, on ne veut plus que moi, ici?…

On ne l’entendit pas, dans le vacarme encore bruyant, mais on vit qu’elle avait parlé… elle était là… Ce parterre de soldats, bon enfant, se calma tout de suite.

Tandis que le comique s’éclipsait, Nichoune descendait vers l’avant-scène.

Elle lança d’une voix crâne le titre de sa chanson:

Les Inquiets! musique de Delmet, paroles du même… c’est moi qui chante!

Le piano attaqua les deux premières mesures de la ritournelle, Nichoune, les poings sur les hanches, commença son couplet.

Mais, tandis qu’elle chantait, elle promenait un regard scrutateur sur le public, adressant de petits sourires à ceux de ses admirateurs qu’elle connaissait plus particulièrement.

Nichoune d’ailleurs ne devait point être dans de bonnes dispositions, ce soir-là, car soudain, alors qu’elle devait attaquer son troisième couplet, elle eut une absence de mémoire, sembla hésiter une seconde, puis, sans se démonter, entonna le quatrième couplet.

Il importait peu, au surplus, que sa chanson ainsi tronquée n’eût plus aucun sens; le public ne s’en apercevait même pas et ne lui en fit pas moins, au moment de sa tirade finale, une chaleureuse ovation.

— Le programme!.. le programme!..

D’ordinaire, Nichoune se refusait dédaigneusement à descendre dans la salle.

Mais ce soir-là, elle avait sans doute une raison particulière pour ne point se dérober à l’ovation que l’on continuait à lui adresser, car elle fit «oui» de la tête et, prenant dans la coulisse une pile de petits programmes, elle descendit les quelques marches qui faisaient communiquer la scène avec la salle…

Certes, on ne lui épargnait pas les compliments.

Mais Nichoune était insensible à l’admiration qu’elle soulevait; elle allait son chemin et soucieuse seulement, semblait-il, de se libérer au plus vite de ce qu’elle considérait comme une corvée.

On se lassait d’ailleurs de ne s’occuper que d’elle.

Une autre chanteuse venait d’apparaître sur le plateau, elle aussi fort goûtée du public, l’attention se reporta sur la nouvelle arrivée.

Nichoune parvenait à ce moment au dernier rang de chaises qui garnissaient la salle du concert, lorsqu’elle s’entendit appeler à voix basse par un homme tout enveloppé dans un grand manteau, et qui se tenait appuyé contre la muraille, debout, tout au fond de la salle.

Nichoune se retourna, cherchant, des yeux, qui venait de prononcer son nom, se demandant bien si c’était cet homme-là qui, jusqu’alors, n’avait point attiré son attention.

La jeune femme hésitait, assez disposée à poursuivre sa route, lorsqu’un instant le bonhomme entrouvrit son manteau, laissait voir une sorte de boîte assez volumineuse, qu’il portait en bandoulière…

Et, comme si la vue de cet encombrant paquet avait éveillé des souvenirs très précis dans l’esprit de la jeune femme, Nichoune se dirigea vers le bonhomme.

— Vous voulez un programme?

— Rentre immédiatement après le concert, souffla le bonhomme.

— Bien! répondit la chanteuse d’un ton soumis… C’est-y que vous êtes musicien, vous?

L’homme répondit:

— Oui, ma petite, je suis musicien moi aussi. Seulement pas de la même façon que vous: c’est pas de la gaieté que je vends…

Et l’inconnu montrait l’accordéon qu’il portait en bandoulière.

* * *

Tandis que Nichoune, ses programmes distribués, remontait précipitamment dans sa loge, l’homme qui l’avait abordée et lui avait sur un ton de commandement enjoint de venir la retrouver, quittait l’établissement.

Il suivit un itinéraire bizarre, tourna à droite, puis à gauche, parvint enfin à une sorte de petit hôtel d’aspect assez misérable, mais cependant propre, dans lequel il entra.

Endormi déjà à moitié, le garçon lui tendait un bougeoir qu’il allumait avec une allumette de papier enflammée au bec de gaz. L’homme monta dans sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte…

Bien seul alors, et s’étant assuré que les volets de sa fenêtre étaient mis et que, par conséquent, on ne pouvait l’observer du dehors, il se débarrassa du long manteau en forme de cape qui l’engonçait, il alluma sa lampe, tira une chaise, s’accouda contre la table… son visage était maintenant en pleine lumière, il était facile de le reconnaître: l’homme qui venait de parler à la maîtresse du caporal Vinson était tout bonnement Vagualame, le mendiant assassin qui avait jadis abordé Bobinette dans une allée du Bois de Boulogne, quelques heures après avoir si audacieusement tué d’un coup de fusil le malheureux capitaine Brocq, au moment où celui-ci passait en voiture sur la place de l’Étoile.

Il n’y avait pas longtemps que Vagualame attendait lorsqu’on frappa à sa porte.

— Qui va là? interrogea-t-il.

— Moi… Nichoune…

Vagualame se levait, ouvrait:

— Entrez, ma chère amie…

Ce n’était plus le ton de commandement, le ton bref et volontaire. Vagualame se faisait aimable.

Il considérait, d’un œil ravi d’ailleurs, l’amusante frimousse de sa visiteuse et débuta par un compliment:

— Toujours jolie, ma chère… de plus en plus jolie!

— Je suppose que ce n’est pas pour me dire cela que vous êtes encore venu à Châlons? Vous êtes très en avance, cette quinzaine!.. Rien de grave, je pense?

Vagualame haussa les épaules:

— Mais non, pardieu, vous avez toujours peur!

— Dame!.. savez-vous, c’est joliment dangereux, ce que nous faisons tous les deux?…

— Dangereux? allons donc!.. C’est dangereux pour les imbéciles et pour personne d’autre: nul ne pourra jamais soupçonner que la jolie Nichoune sert d’intermédiaire, de «boîte aux lettres», entre moi et «Roubaix…»

— Vous voulez encore me donner quelque chose pour Roubaix?

Mais Vagualame évita de répondre directement.

— Vous ne l’avez point revu depuis huit jours?

— Roubaix? non…

— Et Nancy?

— Nancy non plus.

Vagualame semblait réfléchir.

— Eh bien, fit-il enfin, cela n’a aucune importance, car je puis vous annoncer que Belfort passera ici, certainement demain matin…

— Belfort? mais ce n’est pas sa date.

Vagualame semblait irrité de la remarque.

— Belfort n’a point de date, dit-il un peu sèchement, je vous ai déjà répété que Belfort était son maître et faisait ce qu’il lui plaisait, c’est un divisionnaire…

Il était évident que ces noms de villes, «Roubaix, Nancy, Belfort» désignaient de mystérieux personnages…

— Un divisionnaire, répétait Nichoune, qu’est-ce que c’est au juste? Est-ce lui qui centralise tout?

— Vous me posez des questions, maintenant? Nichoune, je vous ai déjà avertie, et cela ne date pas d’hier, que je n’admettais jamais une demande de renseignements… En tout cas, je vous le répète, Belfort passera ici demain matin, vers les onze heures et demie, midi… Bien entendu, il ne me connaît pas, il ne se doute même pas de mon existence… que je ne me soucie pas de lui révéler, puisque je ne dois avoir affaire qu’à vous. C’est indirectement, très indirectement, que j’ai appris sa prochaine venue… et aussi qu’il aurait occasion de vous prendre entre les mains l’enveloppe que voici…

Vagualame venait de fouiller dans la poche intérieure de son veston. Il tendit à la jeune femme un large papier scellé de cire rouge.

— Attention! recommanda-t-il, tendant toujours l’enveloppe, je vous signale que ce document est important. On a eu beaucoup de peine à l’avoir… infiniment de peine… il ne faut pas qu’il s’égare, il faut qu’il soit remis le plus vite possible, dites-le à Belfort… Eh bien?…

Nichoune ne semblait point du tout pressée de prendre le dépôt que voulait lui remettre Vagualame.

Ce dernier répéta:

— Eh bien? qu’est-ce qu’il y a donc?

À la question précise, Nichoune éclata.

— Il y a, répondit-elle, il y a que j’en ai assez de tout ça… Zut! c’est trop dangereux!..

— Comment, petite, vous ne voulez plus être notre fidèle boîte aux lettres?

— Non!..

— Mais pourquoi donc?

— Parce que… parce que je ne veux plus! voilà!..

— Voyons, Nichoune, vous avez bien une raison?

— Si j’ai des raisons? je n’en manque pas!.. Tenez, Vagualame, après tout, j’aime mieux vous dire la vérité… eh bien, voyez-vous, l’espionnage, ça n’est pas mon fort… Il y a juste trois mois que j’en fais… depuis que vous m’avez embauchée, et je ne vis plus, j’ai tout le temps la frousse d’être pincée… C’est affolant. J’ai déjà rompu avec mon amant… je ne suis plus la maîtresse de Vinson!.. Je ne veux plus être la maîtresse d’aucun bonhomme compromis dans vos histoires… Alors, vous comprenez, Vagualame, je ne marche plus!.. J’aimerais mieux tout raconter à la justice et me mettre complètement en dehors de tout ça.

— Écoutez, ma belle, répondit-il, vous êtes libre, et si vous venez d’hériter…

— Je n’ai pas hérité.

— Enfin, reprit Vagualame, si vous vous moquez des jolis louis que je vous apportais chaque mois, c’est votre affaire. J’imagine pourtant que vous ne voudrez pas me mettre dans l’embarras?…

Nichoune semblait hésiter.

— Qu’est-ce que vous allez encore me demander? demanda-t-elle enfin.

— Peu de chose, ma toute belle… tenez, ceci seulement. Je vous le dis: Belfort passe ici demain. Ce papier que je veux lui faire remettre a une très grande importance… soyez gentille, donnez-le-lui… je ne vous ennuierai plus après…

— C’est bon! disait-elle, donnez votre enveloppe, Vagualame, mais vous savez, c’est la dernière fois qu’il faut vous adresser à moi… Je ne veux plus être la boîte aux lettres de Châlons… c’est fini!.. la dernière levée est faite!..

* * *

Le lendemain de sa mystérieuse discussion avec Nichoune, vers cinq heures de l’après-midi, Vagualame abordait le patron d’un petit hôtel situé tout à l’extrémité de la ville et fort loin de l’auberge où lui-même avait passé la nuit.

— Mademoiselle Nichoune n’est pas là? demandait-il.

— Non! Qu’est-ce que vous lui voulez?

Vagualame eut un petit rire.

— Des fois, monsieur l’hôtelier, elle ne vous aurait pas prévenu qu’un de ses pays devait venir la voir?

Le patron de l’hôtel, qui se tenait appuyé contre la muraille nonchalamment, se redressait un peu, presque intéressé:

— Si, fit-il, Mlle Nichoune nous a dit qu’un vieux musicien la demanderait cet après-midi, qu’il faudrait le faire attendre…

— La brave petite fille!

Vagualame jouait à merveille l’attendrissement:

— Ah! en voilà une courageuse et une travailleuse!

L’hôtelier considérait toujours le mendiant, assez intrigué…

— Vous la connaissez bien?

— Si je la connais!.. parbleu! mais c’est moi qui lui ai appris à chanter!.. Je suis violoniste, moi, monsieur, je n’ai pas toujours pianoté sur ce soufflet…

Vagualame montrait son accordéon et proposait:

— Vous ne voulez pas que je vous en joue une? C’est-y qu’elle va être longtemps à rentrer, Nichoune?

L’hôtelier avait un geste de doute:

— Non, je ne pense pas, elle sera là dans un petit quart d’heure… Si vous voulez entrer l’attendre, sa chambre, c’est la pièce au bout du corridor, elle est ouverte…

— C’est que je ne sais point, répondait Vagualame, si c’est très «comme il faut» d’entrer comme ça dans la chambre d’une jeunesse?…

L’hôtelier eut un bon rire.

Il trouvait la plaisanterie très fine.

— Comme vous voudrez! dit-il; moi je vous offre ça parce qu’elle m’a prévenu de votre visite…

Vagualame se décidait:

— Merci, mon bon monsieur, j’vas toujours aller me reposer quelques instants…

Et, clopin-clopant, exagérant sa démarche fatiguée, Vagualame gagna la chambre de l’artiste.

Mais il n’en avait pas refermé la porte derrière lui, qu’immédiatement son attitude changeait:

— Vite! faisait-il, j’ai un quart d’heure devant moi, il faut en profiter. Ah! le mobilier n’est pas somptueux… une table, le lit, des chaises, ce fauteuil… Si il y a quelque chose, où cela peut-il être?

Il réfléchissait quelques instants, puis:

— Voyons la table!

Il renversait le meuble en tous sens, ne trouvait rien.

— Voyons la cheminée!

Un examen attentif paraissait le désoler…

— Que je suis bête! faisait-il soudain. C’est dans le matelas qu’il faut chercher… Une semblable cachette, c’est classique!..

Il tirait de ses vêtements une longue aiguille et entreprenait de sonder avec elle l’épaisseur du matelas du lit de Nichoune, dont il se gardait bien, crainte d’être pris, de défaire la couverture…

— Parbleu! fit-il tout d’un coup…

L’aiguille qui lui servait de sonde avait rencontré un objet qui résistait, qu’elle traversait difficilement.

— Je parie que voici mon affaire!

Vagualame, d’un geste habile, glissait sous le couvre-pied sa main fine et sèche; il retenait mal un cri de satisfaction.

— La petite imbécile! elle n’a même pas caché cela dans l’intérieur du matelas; elle s’est contentée de le glisser entre celui-ci et le sommier… C’est une enfant!..

Sa main ramenait deux enveloppes, dont il regardait avidement les suscriptions.

— Oh! oh! faisait-il, c’est plus grave encore que je ne le pensais… Il va falloir agir… Ah çà! mais est-ce qu’elle se moquerait de moi?… Nichoune! Nichoune! tu viens de jouer un jeu dangereux, un jeu qui, dans quelques minutes, pourrait te coûter cher…

Sur la première des enveloppes que tenait Vagualame, le vieux mendiant avait lu un simple mot:

«Belfort»

C’était le document qu’il avait remis la veille au soir à l’actrice. Il n’était, après tout, que médiocrement étonné de constater que Nichoune ne l’avait point remis au divisionnaire annoncé…

Mais l’autre enveloppe, elle, portait comme adresse ces deux lignes:

M. BONNET


Juge d’instruction.

Vagualame considéra longuement cette suscription:

— Elle nous vend! murmura-t-il, parbleu, c’est certain!.. pas de doute! la petite misérable!.. Ah! elle a des scrupules!.. Je m’en vais lui servir une leçon de catéchisme de ma façon…

Le vieux mendiant tenait toujours l’enveloppe, la tournait dans tous les sens.

— Ce qu’il faudrait, monologuait-il, c’est savoir exactement ce qu’elle a écrit là-dedans?… Mais si je l’ouvre en ce moment, je n’aurai peut-être pas le temps de faire un faux, d’imiter son écriture, de trouver une enveloppe semblable… je risque d’éveiller son attention… Ah! soyons raisonnable, laissons tout en état… Aussi bien, je m’arrangerai pour prendre ce petit papier, dangereux malgré tout, demain matin, lorsque…

Vagualame s’interrompit soudain, prêtant l’oreille:

— Attention! faisait-il, je reconnais sa voix… bigre! j’allais rater mon affaire.

Il remit prestement en place les deux documents qu’il venait d’examiner, puis, rapidement, tirant de sa poche une liasse de lettres écrites à la main et, merveilleux d’habileté, forçant un tiroir de la table, les mêla à d’autres lettres conservées par Nichoune…

— Voilà, ma petite, monologuait-il, de quoi faire honorer ta mémoire!

Nichoune entrait dans la pièce.

— Bonjour! cria-t-elle.

Vagualame feignait de se réveiller en sursaut:

— Ah!.. ah!.. ah!.. bonjour, Nichoune… Dis donc, tu n’as pas vu Belfort, hein?

— Comment le savez-vous? demanda-t-elle.

— Je viens de le rencontrer… il m’a dit qu’il ne t’avait point trouvée au rendez-vous habituel…

Nichoune baissa la tête:

— J’ai cru que j’étais filée…

Vagualame approuva de la tête:

— Bon… bon… ça n’a pas autrement d’importance… Rends-moi toujours mon enveloppe…

— Vous la voulez?

— Bien entendu…

La jeune femme hésita une seconde… mais pouvait-elle résister?

— Par précaution, fit-elle, figurez-vous, Vagualame, que je l’avais cachée entre mon matelas et mon sommier… Tenez, la voici…

Nichoune, naturellement, ne tendait au vieux mendiant qu’une seule enveloppe, ne faisant point allusion à la seconde lettre, celle destinée au juge d’instruction, et qu’elle laissa dans sa cachette…

— Merci, petite…

Vagualame sembla indifférent à la remise du document. Il considérait maintenant la jeune femme si attentivement, que celle-ci lui demandait:

— Mais qu’avez-vous donc à me regarder comme ça?…

— Je te trouve très jolie!..

— Comment! voilà que vous devenez galant!..

— Galant!.. non, tu exagères: je te trouve jolie, Nichoune, mais tu as de vilaines mains…

L’artiste riait et tendait ses deux petites mains.

— Que leur reprochez-vous donc?

— Elles sont rouges… Je m’étonne qu’une femme comme toi ne pense pas à les faire blanchir… Tu ne connais donc pas le moyen?

— Non… Que faut-il faire?…

— Mais, c’est l’enfance de l’art, ripostait le mendiant. Tiens, tu n’as chaque soir qu’à t’attacher les deux mains avec un ruban et à les maintenir levées au-dessus de ta tête.

— Comment ça? Je ne comprends pas!

— Mais si!.. tu mets un clou dans la muraille, n’est-ce pas?… et puis tu t’arranges que toute la nuit tu gardes les mains levées… Tu verras que le lendemain elles seront blanches comme des lis…

Nichoune paraissait vivement intéressée.

— Vrai?… J’essayerai cela ce soir… Il faut dormir les mains attachées en l’air, alors?

Quelques minutes après, Vagualame s’éloignait par les rues de Châlons. L’affreux bonhomme ricanait.

— Les mains en l’air, ma jolie!.. essaye cela ce soir! Avec la petite maladie de cœur que je te connais, j’imagine que le résultat ne se fera pas attendre! Hé… hé… cela servira d’exemple à ceux et à celles qui veulent écrire au juge d’instruction…

Et Vagualame songeait encore:

— Il va falloir que je fasse très attention ce soir, quand je viendrai me cacher chez cette petite imbécile… il faudra de toute façon que je puisse prendre cette lettre compromettante avant que personne dans l’hôtel se soit aperçu du décès… il faudra surtout que personne ne s’aperçoive… oh! cela, il est vrai…

Ceux qui croisaient Vagualame croyaient tout simplement rencontrer un vieux joueur d’accordéon…

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