Ce matin-là, dès neuf heures, une animation inaccoutumée régnait au Deuxième Bureau de l’État-Major.
Le Deuxième Bureau.
Cette formidable organisation installée au Ministère, que tout le monde connaît de réputation, dont la désignation officielle «Bureau de la Statistique» n’illusionne personne, occupe dans les bâtiments de la Guerre des locaux assez vastes mais de fort modeste apparence, au troisième étage de l’un des plus vieux immeubles de la rue Saint-Dominique.
Les services du Deuxième Bureau s’amorcent sur un long couloir et tiennent toute la moitié de l’étage dans l’aile droite du bâtiment.
Lorsque, d’aventure, on est autorisé à y pénétrer, on rencontre d’abord une assez grande pièce où, installés à des pupitres en bois, travaillent une douzaine de secrétaires d’État-Major, jeunes gens à belle écriture. On les change fréquemment afin d’éviter qu’ils ne soient trop renseignés sur la nature des travaux qu’ils exécutent. Le plus souvent d’ailleurs, ces travaux n’ont aucun caractère confidentiel, ou tout au moins leur signification est si dissimulée que les secrétaires ne peuvent en comprendre l’importance.
Attenant à ce local, se trouve la pièce réservée aux travaux dits de «la statistique».
C’est un vaste local carré qu’éclairent abondamment deux larges fenêtres, et au milieu duquel se trouve une grande table en bois blanc. Parfois des dossiers l’encombrent, mais le plus souvent elle est nette, débarrassée des paperasses et l’on y voit étalées des cartes de tous les pays de France et de l’étranger, bariolées de traits de crayon rouge et bleu, ornées de signes cabalistiques, surchargées d’annotations.
Autour de la pièce, adossés au mur, se trouvent les bureaux occupés par les officiers du service, deux capitaines et deux lieutenants.
La pièce voisine est un petit cabinet où se tient ordinairement le sous-chef, le commandant Dumoulin.
Ce cabinet ne présenterait aucun aspect particulier et ne retiendrait pas autrement l’attention du visiteur si l’on ne savait que dans le mur de droite se trouve scellée la fameuse armoire de fer dont seul le commandant Dumoulin possède la clé et dans laquelle sont enfermées, dit-on, les instructions les plus secrètes relatives à la Défense Nationale et à la Mobilisation.
Le cabinet du commandant Dumoulin qui donne d’un côté dans le bureau de la statistique communique du côté opposé avec un salon sobrement meublé de fauteuils et de canapés en velours vert, les murs en sont tapissés de papier vert, un seul tableau orne ce lieu solennel: le portrait du Président de la République.
C’est dans ce salon que le personnel du service reçoit les visiteurs qui ont obtenu l’autorisation de pénétrer jusque-là. Visiteurs de marque, la plupart du temps, et dont les communications doivent avoir la plus haute importance…
On peut d’ailleurs parler sans crainte dans ce salon; un tapis épais étouffe le bruit des pas, rideaux et portières mettent les causeurs à l’abri des indiscrétions.
Enfin tout à l’extrémité du couloir on arrive au cabinet du commandant en chef du Deuxième Bureau, le colonel Hofferman, officier jeune, instruit, appelé au plus grand avenir.
L’installation du colonel Hofferman ne ressemble en rien à celle des pièces voisines: le bureau est élégamment meublé; l’officier a contribué pour sa part personnelle à l’installation confortable et élégante de ce cabinet de travail où il passe le plus clair de ses journées, parfois même de ses nuits.
Tout un jeu de téléphones unit le colonel Hofferman avec les divers services du ministère et aussi avec la Ville; deux fils directs le relient, l’un au Ministre, l’autre au Gouverneur de Paris.
Dans un petit réduit, enfin, attenant au bureau de cet officier supérieur est installé un poste télégraphique.
Le colonel Hofferman, qui appartient à l’infanterie, est un homme d’une grande distinction.
Avec tact et autorité, depuis trois ans déjà, le colonel Hofferman dirige le délicat service de la «statistique» auquel il a fait faire de gros progrès.
Très homme du monde, il est reçu dans les milieux les plus aristocratiques; célibataire et encore fort beau garçon malgré l’approche de la cinquantaine, on assure qu’indépendamment des visites professionnelles qu’il reçoit souvent, il a au ministère même des conversations intimes avec de délicieuses Parisiennes qu’il n’entretient certes pas de la Défense Nationale.
Dans le bureau des officiers, on causait avec animation:
— Alors, c’est encore un artilleur? interrogea le lieutenant Armandelle.
Le capitaine Loreuil, qui était occupé à tailler un crayon, s’arrêta. Souriant, il se renversa sur le dossier de son fauteuil et répondit:
— Non, mon ami, cette fois nous allons avoir un sapeur.
Levant les yeux par-dessus ses lunettes, le capitaine Loreuil fredonnait doucement le vieux refrain de Thérésa:
Rien n’est sacré pour un sapeur…
Armandelle éclata de rire:
— Ah! mon cher, on peut dire que vous n’engendrez pas la mélancolie, quoi qu’il advienne, vous avez toujours le mot pour rire…
— Eh parbleu, mon vieux, pourquoi se frapper?
Ah! il devait savoir en profiter, en effet, le capitaine Loreuil, si on le jugeait aux apparences. Personne n’avait moins l’air militaire que lui; au surplus, ses camarades ne l’avaient-ils pas surnommé «le notaire», qualificatif qui convenait d’ailleurs beaucoup mieux à son aspect extérieur que le titre de capitaine.
Loreuil était, en effet, tout rasé; sa face replète semblait celle d’un chanoine, ou encore d’un gros homme de loi; effroyablement myope il ne quittait jamais ses besicles, aux verres ronds, cerclés d’or. Enfin, il avait un gros ventre, qui paraissait posé en équilibre sur deux petites jambes courtes et grassouillettes.
Le capitaine Loreuil appartenait, disait-on, à l’infanterie; bien rares étaient ceux qui l’avaient vu en uniforme; l’officier affectionnait particulièrement la tenue civile dans laquelle il se trouvait évidemment beaucoup plus à l’aise.
Parfois, il se plaisantait lui-même et déclarait avec un bon gros rire:
— J’ai l’air, en tenue, d’un territorial. C’est vraiment malheureux pour un officier de l’active!
Toutefois, sous ses dehors brave garçon et avec sa face joviale qui permettait difficilement de le prendre au sérieux, le capitaine Loreuil était un des officiers les mieux appréciés du Deuxième Bureau.
Il revenait, en effet, d’une assez longue absence; pendant six mois il avait disparu et le bruit courait dans les services qu’il les avait employés à une dangereuse besogne consistant à servir comme maçon dans une équipe d’ouvriers qui construisaient un fort sur une frontière étrangère, fort dont il avait minutieusement relevé les plans, bien sûr.
Le bruit courait sans d’ailleurs être confirmé, car, en dépit de son intimité avec ses compagnons, le capitaine, fidèle observateur de la consigne, n’avait rien raconté de son absence et ses camarades, trop habitués à la discrétion que leur profession leur imposait, s’étaient bien gardés de l’interroger.
Au surplus, les voyages inopinés, les disparitions soudaines, les retours inattendus, les missions mystérieuses, tel est le lot des officiers du Deuxième Bureau.
Le vieil archiviste Gaudin qui, dans la salle des officiers, classait méthodiquement une volumineuse correspondance qu’on allait soumettre à la signature du commandant Dumoulin, interpella presque familièrement Armandelle:
— Alors, mon lieutenant, c’est un capitaine du génie qui va remplacer ce pauvre capitaine Brocq?
— En effet, Gaudin, répliqua l’officier. Sa nomination a été signée hier par le ministre, nous l’attendons ce matin à neuf heures et demie. Quelle heure est-il?
Gaudin regarda la pendule:
— Neuf heures et quart, mon lieutenant…
— Vous voyez, il ne va pas tarder…
— Tiens, c’est pour cela, s’écria le capitaine Loreuil que j’ai vu tout à l’heure le patron. Ça n’est pas son habitude d’arriver au bureau de si bonne heure.
— Sans doute qu’il médite un discours à l’usage du nouveau venu, le capitaine… Comment s’appelle-t-il donc?
— Muller, précisa le lieutenant Armandelle. Il vient de Belfort…
Loreuil poursuivit:
— Mon cher capitaine, va lui dire Hofferman, vous entrez aujourd’hui dans la maison du silence et de la discrétion…
Mais il s’interrompait, considérait le bureau voisin du sien:
— Ah çà, Gaudin, interrogea-t-il, où est donc ce matin le lieutenant de Loubersac?
— Mais, mon capitaine, expliqua le vieil archiviste, vous savez bien qu’il a été commandé pour l’escorte du roi de Grèce…
— Sacré Loubersac! jura Loreuil goguenard, en allumant voluptueusement une énorme pipe, il est de toutes les fêtes…
Un bruit de pas, quelques paroles brèves, un planton ouvrit la porte et salua:
— Mon capitaine, c’est le capitaine Muller qui fait savoir qu’il est arrivé.
Nonchalamment étendu sur un confortable canapé qui occupait l’angle de son cabinet, l’élégant colonel Hofferman se polissait les ongles, tandis que le commandant Dumoulin, respectueusement, se tenait debout devant lui, sanglé dans l’uniforme sobre des chasseurs à pied.
C’était tout l’opposé de son chef, le commandant Dumoulin, le type accompli du militaire d’ancien style. Cheveux en brosse, moustache cirée, uniforme strictement à l’ordonnance, pieds chaussés d’énormes godillots à bouts carrés.
Vraisemblablement, le commandant Dumoulin, sans cesse congestionné, étouffait toujours dans la chaleur tiède des bureaux, et n’eût été le respect qu’il avait pour la hiérarchie, chaque fois qu’il travaillait avec le colonel, qui, assez frileux brûlait une énorme quantité de bois dans la cheminée, il aurait volontiers mis bas la moitié de ses vêtements.
Mais Dumoulin avait conscience de son importance et du poste considérable qu’il occupait. N’était-il pas le dépositaire responsable de la fameuse clé qui ouvrait l’armoire de fer?
— Vous allez procéder, n’est-ce pas, à l’installation du capitaine Muller?
— Oui, mon colonel, sitôt que j’en aurai terminé avec vous…
Le colonel leva ses yeux clairs sur son subordonné:
— Mon cher Dumoulin, je n’ai plus rien à vous dire.
Le commandant s’apprêtait à faire demi-tour, par principe. Le chef du Deuxième Bureau le retint d’un geste:
— Il serait bon, fit-il, que nous parlions au capitaine Muller. Il arrive dans le service au moment où nous avons de sales affaires… embêtantes…, très embêtantes… n’est-il pas vrai, Dumoulin?
— Très embêtantes, en effet, mon colonel…
Mais celui-ci, sans prendre un air tragique comme son subordonné, appuyait sur un timbre. Un planton se présenta:
— Priez le capitaine Muller de venir.
Et pour l’édification du soldat, le colonel ajouta:
— C’est le capitaine du génie qui vient d’arriver ce matin… Allez…
Quelques secondes après, le capitaine Muller entra dans le bureau du chef, et après avoir salué il se tint à distance:
D’un geste aimable, le colonel l’invita à s’asseoir:
— Prenez ce fauteuil, capitaine…
Dumoulin, un peu scandalisé que le colonel provoquât une semblable familiarité allait, par discrétion, se retirer. Le colonel le fit asseoir également, puis s’adressant à l’officier du génie:
— Vous arrivez parmi nous, monsieur, commença-t-il, en s’écoutant parler, car il avait la parole facile et la voix agréable, à la suite de tristes événements: vous n’ignorez pas que vous succédez au capitaine Brocq, un officier d’une grande valeur, que nous aimions beaucoup?…
— Nous étions camarades de promotion à l’École… Brocq et moi, dit le capitaine Muller.
Le colonel Hofferman poursuivit:
— Vous aurez à prendre la suite des travaux qui avaient été commencés par le capitaine Brocq… le commandant Dumoulin, votre chef de service, vous mettra au courant du détail, mais d’ores et déjà, et avant toute chose, je tiens à vous poser quelques questions sur des points particuliers. Dites-moi, capitaine, quelle importance attachez-vous aux ordres d’appel et de répartition des ouvriers d’artillerie dans les divers corps d’État-Major?
— À quel point de vue, mon colonel? interrogea le capitaine Muller.
— Au point de vue de la mobilisation.
— Cette répartition a une grande importance à mon avis, car l’affectation des hommes dépendant de la première catégorie d’ouvriers, aux divers corps d’armée, permet de préciser nettement quels doivent être, au cas de mobilisation, les évolutions et les mouvements de ces corps d’armée…
Il s’arrêta.
— Très bien, dit le colonel. Les journaux ont raconté que Brocq avait été volé, qu’on lui avait pris les plans des «ouvrages dissimulés» répartis de l’Est à Paris. Mais je vous le dis confidentiellement, capitaine, c’est l’état de répartition des ouvriers d’artillerie qui a disparu… c’est plus grave. Or, depuis quelque temps déjà, nous avons à l’étude un projet de remaniement de cette compagnie d’ouvriers. Nous allons profiter de la disparition du document en question, du document № 6 — retenez-en le chiffre — pour mettre au point notre travail et refaire, en somme, le plan de mobilisation des arrière-gardes; vous serez chargé de cela, je compte que vous vous y emploierez activement?…
— Vous pouvez compter sur moi, mon colonel.
Hofferman abandonna son canapé, et lâchant son poussoir à ongles, vint les deux mains tendues vers le capitaine:
— Mon père a connu le vôtre autrefois, s’écria-t-il; ils étaient tous les deux originaires de Colmar?
— Mais en effet, mon colonel, répliqua le capitaine, enchanté de se trouver en pays de connaissance…
Hofferman poursuivait:
— Allons, tout ira bien. Je vous sais travailleur, sérieux… vous avez des notes excellentes… marié, n’est-ce pas?
Muller hocha la tête affirmativement:
— C’est parfait, conclut le colonel…
Et menaçant du doigt l’officier qui se retirait:
— Vous savez la consigne ici, pas de dame de pique, pas de maîtresse, beaucoup de relations… très peu d’intimes.
Le colonel ne resta pas longtemps seul dans son bureau, il venait de faire appeler le lieutenant de Loubersac.
Au bout d’une seconde, avec une ponctualité toute militaire, le lieutenant de cuirassiers se présentait à son chef. Il était en uniforme. L’officier avait à peine eu le temps de passer chez lui pour enlever sa cuirasse et son casque, qu’il arrivait au Ministère au moment précis où le colonel le demandait.
— Rien d’anormal ce matin, Loubersac? interrogea Hofferman, qui considérait avec complaisance le militaire, superbe dans son magnifique uniforme, et dont le visage martial, élégant, incarnait si bien le type classique du bel officier de cavalerie.
— Rien, mon colonel, déclara Loubersac: l’arrivée du roi de Grèce s’est passée parfaitement. Nous l’avons escorté jusqu’aux Affaires Étrangères, où il est descendu.
— La foule?
— Peuh! assez indifférente, mais curieuse de voir tout de même. Assez nombreuse sur la place de la Concorde et la rue de Rivoli…
— Cela doit vous faire une émotion, Loubersac, chaque fois que vous passez au carrefour de Rohan? interrogea en souriant Hofferman.
— Ma foi, mon colonel, déclara le lieutenant, je vous avoue franchement que oui. Depuis la bombe du roi d’Espagne, qui m’a doté d’une cicatrice au front, j’y pense toujours…
— Hé! s’écria le colonel, à quelque chose, malheur est bon, vous aurez la croix plus vite…
Henri de Loubersac hocha la tête…
Hofferman reprit:
— Mon cher ami, vous savez… le document qui a disparu…
Aux premiers mots du colonel, l’officier avait rectifié la position, repris une attitude respectueuse et attentive.
— Le document qui a disparu, poursuivit le chef, est important…, très important, il faudrait le retrouver…
— Bien, mon colonel…
— Avez-vous en ce moment un agent perspicace, dégourdi?…
De Loubersac réfléchit un instant, puis d’un ton sûr:
— Oui, mon colonel.
— Qui est-ce?
— L’homme qui s’occupe de l’affaire V…
— Quand le voyez-vous?
— Cet après-midi, mon colonel, nous avons rendez-vous à trois heures et demie.
— Cette histoire fait un potin de tous les diables. La Rente a baissé de deux points, ce qui ne s’était pas vu depuis les incidents du Maroc…
«Loubersac, il faut mettre d’urgence votre agent sur cette affaire, discrètement, bien entendu, mais activement.
— Et quelles sont les conditions?
Après une seconde de réflexion, Hofferman répondit:
— Vous traiterez au mieux.
Midi. Les vastes locaux du ministère, jusqu’alors silencieux, s’emplissaient de murmures et d’éclats de voix. Des bruits de pas précipités dans les escaliers, des portes claquées. Les bureaux se vidaient…
— Tiens! s’écria le capitaine Loreuil en enfonçant jusqu’à ses yeux un énorme chapeau mou qui lui donnait une vague allure d’artiste peintre ou de marchand de marrons, tiens, voilà le plus beau cavalier de France et de Navarre…
Et il entonna, d’une voix claire:
Ah, que j’aimerais ce cuirassier
Si j’étais encore demoiselle…
Henri de Loubersac, qui venait de se heurter au jovial capitaine, éclata de rire et lui serra les mains chaleureusement.
Un nombre restreint de promeneurs, de curieux, d’oisifs, se tenait immobile au Jardin des Plantes, le long de la palissade qui sépare le public du bassin rocailleux dans lequel évoluent en liberté une demi-douzaine de crocodiles.
Quelques enfants, pilotés par des bonnes ou des institutrices, jetaient avec des gestes maladroits des morceaux de pain aux monstres qui refermaient leurs formidables mâchoires avec des claquements secs.
Il y avait aussi, autour de la barrière protectrice, des miséreux en loques, quelques types d’étudiants, un ou deux ouvriers, l’inévitable petit télégraphiste qui s’attarde en route au lieu d’aller porter les dépêches et enfin un personnage qu’un observateur aurait vite remarqué parmi cette foule éminemment populaire. Jeune homme blond, élégant, sanglé dans un pardessus à taille et coiffé d’un chapeau melon…
Ce jeune homme, planté depuis dix minutes devant le parc des crocodiles, paraissait n’accorder aux évolutions des sauriens qu’une médiocre attention. Sans cesse il jetait autour de lui des regards furtifs, semblant chercher quelqu’un.
Vraisemblablement, c’était un amoureux, venu d’avance à un rendez-vous, escomptant l’arrivée d’une femme peut-être en retard…
Drôle d’endroit toutefois pour se parler d’amour que ce triste Jardin des Plantes embrumé et dont les arbres, peu à peu, dépouillaient leur parure de feuilles.
Un uniforme surgit d’une allée; c’était un sergent d’intendance qui passait affairé!
À peine l’eut-il aperçu, que le jeune homme élégant s’écarta, abandonnant sa place au premier rang de la palissade et alla se dissimuler derrière un arbre en grommelant presque à mi-voix:
— Décidément, il faut toujours être sur la défensive… pas la peine de me faire voir par ce sergent que je connais pour l’avoir rencontré dans les couloirs du ministère… et qui, sans doute, ne doit pas ignorer ma tête.
Le jeune homme déboutonna son pardessus.
— Trois heures vingt-cinq, dit-il, il ne tardera pas!
À deux cents mètres de là, sur la place Valhubert, devant la grande entrée du Jardin, un attroupement s’était formé. La foule, badaude au possible, se bousculait…
Le vieux joueur d’accordéon, d’un coup d’œil rapide avait examiné le visage de son interlocuteur.
Celui-ci, qui, penché en avant traçait avec sa canne des ronds sur le sable, interrogea brièvement:
— Où en sommes-nous, Vagualame?
— Je n’ai plus d’argent, mon lieutenant…
— Qu’est-ce qu’il vous prend? il n’y a pas de lieutenant… ici… pas plus qu’ailleurs! je suis M. Henri, pas autre chose! Est-ce que je m’inquiète de savoir qui vous êtes, Vagualame?…
— Oh! protesta le vieillard, il suffit. N’ayez aucune crainte; je connais mon métier, vous savez mon dévouement… malheureusement, ça coûte cher…
— Oui, reprit Henri de Loubersac, car c’était en effet l’officier de cuirassiers, oui, je sais, vous êtes toujours à court.
— Aurais-je de l’argent bientôt? insista Vagualame.
— Cela dépend, fit le lieutenant, où en sont les affaires?
— Lesquelles?
— Vagualame, vous n’êtes qu’un imbécile, l’affaire dont je vous parle, c’est l’affaire V…, où en est-elle?
Le vieillard se mit à rire:
— Peuh! rien du tout! c’est encore des histoires de femmes… vous savez bien, monsieur Henri… cette petite chanteuse de Châlons? la nommée Nichoune?… hé! hé!.. assez gentille… j’aurais, ma foi, quarante ans de moins que… ça sort du ruisseau, ces gaillardes-là… c’est vicieux dans l’âme… pour un bijou on en ferait ce qu’on en voudrait… vous la connaissez bien?… elle a débuté à La Fère, et puis ça a roulé les bastringues de la Picardie, des Ardennes?…
— Tout ça, interrompit le lieutenant, ne signifie rien, Vagualame…
— Pardon! monsieur Henri, Nichoune, c’est la maîtresse du caporal V… il est en permission, le caporal…
— Je sais, observa l’officier, il est même à Paris…
— Et alors, que voulez-vous que je fasse?
— Vous allez partir pour Châlons, procéder à une enquête très serrée sur les relations de V… avec Nichoune. V… était pourri de dettes?…
— Il les a réglées, observa Vagualame…
— Ah! fit le lieutenant un peu interloqué, eh bien, sachez comment et pourquoi! Renseignez-moi aussi sur un nommé Alfred…
— Je le connais, mon lieutenant… pardon, monsieur Henri… une «boite aux lettres…»
— Faudra préciser aussi la nature des relations qui unissaient le caporal V… avec feu le capitaine Brocq…
— Dites donc, a-t-on du nouveau pour cette histoire?
Henri de Loubersac s’écarta et toisant le vieillard d’un air un peu hautain:
— Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde…
— Bon!.. bon!.. ça va bien! s’excusa le joueur d’accordéon affectant un air confus, cependant qu’un éclair de joie brillait sous sa paupière…
Il y eut un instant de silence.
Henri de Loubersac mordillait sa moustache, Vagualame, qui l’observait à la dérobée surprenait son attitude et se disait:
— Toi, mon gaillard, je t’attends, tu as un gros morceau à me casser, je te vois venir…
— Vagualame, voulez-vous une belle prime?
— Oui, monsieur Henri. Est-ce difficile à gagner?
— Dame, naturellement…
Vagualame insistait:
— Dangereux aussi?
— Peut-être.
— Combien payez-vous?
Sans hésiter, l’officier lâcha:
— Vingt-cinq mille…
Également, sans hésiter, mais prenant un air offensé, Vagualame rétorqua:
— Rien à faire…
— Trente mille?…
— Diable, murmura le vieillard, de quoi donc s’agit-il?…
Baissant encore la voix, l’officier ajouta:
— C’est un document perdu… peut-être volé… un état de la répartition des ouvriers d’artillerie… le document № 6 relatif aux corps d’armée…
— Mais, s’écria Vagualame, qui feignit soudain de comprendre l’importance de la pièce, mais cela équivaut au plan complet de la mobilisation?
Agacé, le lieutenant Henri coupait la parole au vieillard:
— Je ne vous demande pas votre appréciation, pouvez-vous retrouver cela?
Vagualame murmurait quelques paroles incompréhensibles:
— Qu’est-ce que vous dites? interrogea l’officier qui, de plus en plus énervé, le secouait par la manche.
— Doucement! monsieur Henri, doucement s’il vous plaît, geignit le vieillard; je pensais simplement, comme toujours d’ailleurs. Cherchez la femme.
— La disparition de la pièce coïncide, croit-on, avec la mort du capitaine Brocq…
Il s’interrompait, regardait Vagualame: celui-ci se frottait les mains, simulant une satisfaction extrême et marmottant encore d’un air enjoué:
— Les femmes! toujours les petites femmes! ah! ces sacrées petites femmes!..
Puis redevenant sérieux:
— Monsieur Henri, déclara-t-il, je vous trouverai cela, mais… ça vaut cinquante mille.
— Hein? fit le lieutenant avec un soubresaut.
— Pas un sou de plus! pas un sou de moins!.. cinquante mille?…
Henri de Loubersac hésita une seconde, puis:
— Allons… c’est entendu… faites vite!.. adieu!