23 — À LONDRES ET À PARIS

Alors que le petit jour commençait à poindre, le lieutenant Henri de Loubersac, qui marchait aux côtés de Juve, était soudain devenu silencieux. Il ne répondait plus que par monosyllabes aux paroles de son compagnon de veille… Bientôt, il ne répondit plus du tout…

Juve regardait l’officier, en souriant:

— Je crois, monologuait-il, que le voilà parti pour le pays des rêves!.. il dort debout!..

Fraternellement, presque, le policier guida le jeune homme qui n’avait plus qu’à peine conscience de sa marche vers la guérite de douanier où lui-même s’était dissimulé quelques heures avant. Juve y installa son compagnon, certain que, de la sorte, Henri de Loubersac pourrait se reposer. Il bourra une nouvelle pipe et reprit sa marche le long du quai…

Juve était très nerveux, et de très méchante humeur.

Sans qu’il pût préciser au juste pourquoi, car, en apparence, l’arrêt de Vinson et du prêtre à Rouen n’était pas d’un intérêt considérable, il s’inquiétait de cette soudaine interruption de voyage…

— Pourquoi couchent-ils en route? pensa-t-il, quelle peut-être au juste la raison qui leur a fait suspendre leur chemin? Je ne comprends pas que le caporal Vinson, toujours porteur du débouchoir, ait eu l’audace de stationner dans un hôtel… Il était tard, eh, pardieu, cela ne les empêchait pas de rouler!.. Logiquement, ils auraient dû poursuivre leur voyage jusqu’ici…

Sans qu’il formulât précisément sa pensée, Juve craignait par-dessus tout que les deux espions qu’il guettait n’eussent appris la surveillance exercée sur eux…

Et, tout en se promenant de long en large, tout en faisant les cent pas, régulièrement, inlassablement, il ne pouvait s’empêcher d’examiner la fine silhouette du yacht hollandais dont les mâts, rappelés en arrière, se balançaient lentement au gré des flots.

Juve vérifiait l’heure à sa montre…

— J’ai dit au commissariat de laisser un agent de garde toute la nuit et la poste a des instructions pour transmettre continuellement les dépêches qui pourraient y être adressées… voici qu’il est six heures, il ne serait peut-être pas mauvais que j’aille voir s’il n’y a rien de nouveau…

Juve, à pas précipités, revint vers la guérite où Henri de Loubersac sommeillait toujours.

— Mon lieutenant?… allons! mon lieutenant?…

Henri de Loubersac dormait si profondément que Juve fut obligé de lui poser la main sur l’épaule pour le tirer de son somme:

— Mon lieutenant, disait-il, je m’excuse de vous réveiller, mais je voudrais vous passer la faction pendant quelques minutes… je cours jusqu’au commissariat voir s’il n’y a rien de nouveau…

L’officier s’empressait, naturellement, de faire le guet à la place de Juve. Le policier partit aux nouvelles et arriva au poste en même temps qu’un petit télégraphiste porteur d’un pli à son nom.

Juve, le fragile papier aux doigts et tandis qu’il rompait la bande, ne put s’empêcher de frémir:

— Pourvu, pensait-il, que mes deux oiseaux n’aient pas trouvé moyen de s’envoler…

La dépêche tremblait aux mains de Juve, tandis qu’il lisait son texte, qui, tout d’abord, lui parut incompréhensible:

«Caporal Vinson, réfugié à Londres, a été reconnu et identifié par moi ce matin, à quatre heures, au moment où il sortait de la gare de Victoria-Station. Je l’ai suivi, je sais où il est. Que faire? J’attends vos avis. — L.»

Tout tourbillonnait devant Juve…

— Le caporal Vinson est à Londres! Il sortait ce matin de Victoria-Station!.. Ah ça, qu’est-ce que ça veut dire? Pourtant, cette dépêche est bien précise, je ne peux pas douter de son contenu, non plus que de l’agent qui me l’envoie… un fin limier… pas d’erreur, pas d’hésitation. Il est évident que Vinson a trouvé, cette nuit, moyen de continuer sa route en trompant la vigilance des gardiens que j’avais mis à ses trousses à Rouen, il a dû rallier la côte et un bateau inconnu, passer le détroit, cette nuit… Ah! sapristi, de sapristi!..

Vingt fois de suite, Juve relut le télégramme, pestant, jurant, bouleversant tout dans le poste de police sous l’œil ahuri de l’agent de garde.

— Vous allez, faisait-il soudain à celui-ci, ne pas bouger d’ici jusqu’à l’arrivée de M. le commissaire. Vous lui donnerez ce télégramme. Vous lui direz de conserver et d’ouvrir toutes les dépêches qui pourraient encore arriver à mon nom, je télégraphierai dans la matinée des instructions pour qu’elles me soient réexpédiées en Angleterre…

— En Angleterre?

— Oui, je vais y passer immédiatement en profitant du bateau d’excursion de Cook, qui part, si je ne me trompe, dans une heure… c’est bien compris?…

Juve revenait en hâte retrouver le lieutenant Henri, qui de long en large continuait à arpenter le quai, fumant cigare sur cigare pour. tâcher de retrouver son habituelle lucidité d’esprit, fort compromise par un sommeil invincible.

— Mon lieutenant, lisez ceci…

Et Juve tendit à l’officier une feuille de papier sur laquelle il avait recopié le texte du télégramme:

— Ces maudites gens, ajoutait-il, ont trouvé moyen de nous brûler la politesse…, mais j’ai plus d’un tour dans mon sac et l’aventure n’est pas terminée…

— Qu’allez-vous faire, Juve?

— Gagner Londres, de toute urgence… venez-vous mon lieutenant?

Henri de Loubersac réfléchissait:

— Non, déclarait-il enfin… d’abord je n’ai pas le droit de passer à l’étranger sans autorisation, je ne suis pas libre comme vous d’opérer comme bon me semble… et puis j’ai idée qu’il doit y avoir à faire à Paris. Il est inadmissible qu’en surveillant Bobinette qui, d’après ce que vous me disiez hier, est certainement mêlée de près à toutes ces intrigues, nous ne trouvions point des choses intéressantes. Pendant que vous allez enquêter à Londres, je vais donc de mon côté enquêter à Paris… vous m’approuvez, Juve?…

— Je vous approuve…

Juve accompagna jusqu’à la gare le lieutenant de Loubersac qui, maintenant qu’il avait décidé de regagner la capitale, semblait pris d’une extrême hâte.

Tandis que le policier revenait à pas lents vers la jetée de Dieppe pour y attendre le départ du bateau d’excursion qui, fort opportunément allait lui permettre de gagner l’Angleterre sans avoir à patienter jusqu’à l’heure du paquebot régulier, Henri de Loubersac, seul dans son compartiment, songeait, mélancolique.

Depuis longtemps il aimait Wilhelmine. Son affection, sincère, franche, était née petit à petit, s’était développée. À présent, elle tenait tout son cœur, envahissait toute sa pensée…

Les paroles de Juve, la veille, l’avaient profondément troublé. Dans la précipitation des minutes, dans l’inquiétude de la poursuite qu’il conduisait alors avec Juve, dans l’attente du caporal Vinson, il avait pu s’en distraire. Mais elles revenaient maintenant à sa pensée, mauvaises, bourdonnantes, elles assaillaient son cerveau, il ne pouvait les chasser…

Le jeune homme s’absorba si bien dans ses réflexions qu’il perdit conscience de la marche, assez lente, de son train. Les stations succédaient aux stations, sans qu’il prît connaissance des arrêts… le convoi stoppait en gare de Rouen, qu’Henri de Loubersac s’imaginait à peine avoir quitté Dieppe.

— Il faut me secouer, pensa-t-il…

Homme d’action, il avait horreur des réflexions stériles, des agitations vaines et sans but…

Henri de Loubersac sauta de son wagon, profitant des minutes d’arrêt, il alla se dégourdir les jambes, arpentait les quais de la gare, flânant aux vitrines des kiosques de journaux et d’ailleurs, l’esprit toujours hanté d’une même vision: Wilhelmine…

Il lui fallait bientôt regagner son compartiment; les hommes d’équipe hâtaient les voyageurs:

— En voiture!.. en voiture pour Paris!..

L’officier mit la main sur la rampe, s’apprêta à reprendre sa place. Une stupeur le cloua sur le marchepied…

Tandis qu’il flânait dans la gare de Rouen, une jeune femme voyant le wagon vide, y avait pris place. Elle s’était assise dans un coin du compartiment, et probablement occupée à faire des adieux ou à surveiller l’animation de la gare, avait baissé la glace de la portière, située à l’opposé de celle où Henri de Loubersac, montait.

Le jeune homme ne pouvait encore distinguer le visage de cette voyageuse, mais en vérité rien qu’à son attitude, rien qu’à sa ligne, il croyait la reconnaître…

C’était… oui, c’était…

Après un coup de sifflet strident, le convoi s’ébranlait, lentement d’abord, puis, petit à petit, il accélérait son allure… comme il quittait définitivement la gare, la voyageuse qu’Henri de Loubersac ne perdit point de vue se recula, releva la place et, se retournant enfin, s’assit à sa place… Henri de Loubersac la vit.

— Vous, monsieur Henri?

— Vous, mademoiselle Bobinette!..

Henri de Loubersac, cependant, se ressaisit rapidement:

— Par quel hasard, commençait-il…

Mais, du ton le plus naturel, Bobinette l’interrompit:

— C’est plutôt à vous qu’il faudrait demander cela, monsieur Henri… moi je reviens de passer quatre jours dans ma famille qui habite Rouen.. J’avais demandé un congé à M. de Naarboveck, mais vous?…

Le lieutenant Henri mordilla nerveusement un bout de sa moustache blonde, il haussa les épaules en répondant:

— Oh! moi! il n’est jamais étonnant de me rencontrer dans un train, puisque je voyage toujours et suis toujours par monts et par vaux… Vous avez des nouvelles de Mlle Wilhelmine?…

— D’excellentes nouvelles. Vous viendrez à la maison prochainement, monsieur Henri?

— Je compte aller saluer M. de Naarboveck ce soir même…

La conversation se poursuivit, banale, quelconque, sans aucun intérêt…

— Elle ment! pensa Henri, tout en écoutant Bobinette qui lui donnait des détails sur son séjour dans sa famille; elle ment!.. Mais je dois feindre d’être dupe.

Dans le wagon cahoté à chaque virage, le lieutenant et la jeune femme causaient de choses et d’autres, d’insignifiances, de mondanités… Mais soudain…

Sous la jupe de taffetas clair, que portait la jeune femme, Henri de Loubersac, tout d’abord, avait distingué un vague liséré noir.

Mais, quelques minutes après, comme la jeune femme faisait un mouvement, sa robe s’était un peu soulevée…

Et cette fois, le lieutenant Henri de Loubersac n’avait pu s’y tromper.

Il avait vu, nettement vu.

Ce qui dépassait par moments de la robe de Bobinette… le vêtement qu’elle portait sous cette robe, c’était… c’était une soutane de prêtre!..

Bobinette, sous sa robe, avait un déguisement de prêtre…

Ah! parbleu! Henri de Loubersac comprenait le rôle joué par la perverse créature! Il se rendait compte pourquoi il la rencontrait dans ce train revenant de Rouen… Bobinette avait joué le rôle du prêtre auprès du caporal Vinson…

Tout autre que le lieutenant Henri de Loubersac se fût peut-être trahi dans la surprise d’une pareille découverte… C’était, en effet, pour lui, la confirmation douloureuse des paroles de Juve, car il semblait difficile d’admettre que Wilhelmine fût complètement innocente des compromissions terribles dans lesquelles était engagée sa dame de compagnie.

Il fallait arrêter Bobinette.

Mais comment procéder?

Tout en continuant à parler de choses et d’autres, Henri de Loubersac se décidait:

— Je ne peux pas, moi, officier, pensait-il, même en un cas aussi grave, appréhender cette femme personnellement. Le scandale serait énorme. Mes chefs me blâmeraient… et puis, enfin, ce n’est pas mon métier. Dès que nous arriverons à la gare Saint-Lazare, je m’arrangerai pour faire signe à l’un des agents de service, je sauterai s’il le faut jusqu’au commissariat de surveillance… deux agents la boucleront avant même qu’elle ait eu le temps de se reconnaître…

La chose lui semblait d’autant plus facile que Bobinette avait, avec elle, une assez lourde valise.

Avec un grand bruit de ferraille, le convoi s’immobilisa gare Saint-Lazare.

— Je vous dis adieu, mademoiselle Bobinette. Comme je vous l’ai annoncé, il faut que je me hâte de regagner le ministère, je suis attendu de minute en minute… vous m’excuserez?…

Le jeune homme sauta sur le quai, bouscula les voyageurs qui se pressaient devant lui pour atteindre plus vite la sortie.

Mais comme il allait donner son billet à l’employé, un brouhaha s’éleva derrière lui, des voyageurs s’arrêtaient, d’autres rebroussaient chemin… des gens couraient, évidemment, il se passait quelque chose.

Trop préoccupé pour s’inquiéter d’un incident étranger à ses craintes, Henri de Loubersac qui, instinctivement, s’était arrêté lui aussi, allait continuer son chemin, lorsqu’il entendit un homme d’équipe lui souffler à voix basse:

— Ne vous arrêtez pas, monsieur Henri, vous seriez peut-être remarqué!..

Le lieutenant reconnut l’homme qui venait de lui parler. Ce facteur était employé à titre d’indicateur par la police du Deuxième Bureau…

À tout hasard, Henri de Loubersac, tendait à l’agent son paquet de couvertures, feignant, aux yeux des passants, de s’adresser à un homme d’équipe ordinaire. Il demandait:

— Qu’est-ce qui se passe donc?

— Je ne sais pas au juste, répondait l’indicateur… mais c’est une arrestation demandée par le Deuxième Bureau… il y avait un bonhomme ou une bonne femme dans le train dont vous descendez qui était signalé…

Henri de Loubersac poussait un large soupir de satisfaction…

— Évidemment, se dit-il, Bobinette aura été reconnue et identifiée à Rouen quand elle est montée dans le train… les policiers de Juve ont télégraphié.

Rassuré sur le sort de celle qu’il haïssait si profondément, maintenant, pour le tort qu’elle pouvait causer à Wilhelmine, il remercia l’homme d’équipe et s’apprêta à quitter la gare.

Mais, comme il descendait l’escalier menant à la cour du Havre, le lieutenant Henri de Loubersac s’arrêta.

Derrière lui, entre deux hommes qu’il connaissait fort bien pour être deux agents de la Sûreté, s’avançait un soldat en uniforme, le caporal Vinson à n’en pas douter. On l’emmenait très vraisemblablement à la prison du Cherche-Midi… En un instant, Henri de Loubersac comprit ce qui s’était passé… Parbleu, la dépêche que Juve avait reçue à Dieppe devait être fausse! Vinson et Bobinette, s’étant probablement aperçus qu’ils étaient épiés, avaient trouvé moyen de faire adresser à Juve un télégramme apocryphe, annonçant que Vinson avait été rencontré à Londres. Ayant attiré de la sorte Juve en Angleterre, ils étaient revenus à Paris. Bobinette et Vinson avaient dû se séparer pour avoir moins de chances d’être reconnus… c’était Vinson que l’on arrêtait tout à l’heure, au moment où lui-même descendait du train… Bobinette, devenue méconnaissable pour la police après avoir dépouillé sa soutane, devait s’être échappée…

Le lieutenant de Loubersac rebroussa chemin en courant comme un fou. Il fouilla la gare Saint-Lazare, sauta dans un taxi, parcourut à toute allure les rues avoisinantes…

Mais ses recherches demeurèrent vaines. Il avait deviné: Bobinette n’était plus là, Bobinette avait eu le temps de disparaître…

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