— Allô!.. c’est bien à la Préfecture de police que je parle?… Oui…? au brigadier de service?… parfait!.. C’est le commissaire du quartier de Wagram qui vous téléphone… on vient d’amener chez moi le corps d’un officier, mort subitement place de l’Étoile et j’aurais besoin que vous m’envoyiez l’un de vos inspecteurs… cet officier était porteur de documents assez importants pour que je tienne à le faire remettre directement à l’Autorité Militaire… Allô!.. bon! vous m’adressez quelqu’un immédiatement?… un inspecteur sera au commissariat dans dix minutes?… parfait!.. très bien!..
Le commissaire de police raccrochait les récepteurs du téléphone et se tournait vers l’agent, qui, demeuré immobile, debout dans son cabinet, attendait ses ordres, l’air visiblement embarrassé…
Quelques minutes auparavant, le taxi-auto tragique dans lequel le capitaine Brocq avait trouvé une mort inattendue s’était arrêté à la porte de son poste de police et les agents de garde en avaient descendu le corps du malheureux officier…
Appelé en toute hâte, le commissaire s’était penché sur le cadavre et immédiatement avait commencé une rapide enquête en examinant les documents qui se trouvaient contenus dans la serviette de la victime.
— Bigre! s’était-il alors dit tout bas, des états de ravitaillement en munitions! des ordres pour les forteresses de l’Est!.. Voici des papiers d’importance que je ne me soucie point de garder longtemps en ma possession!..
Et, comme on l’a vu, il avait immédiatement téléphoné à la Préfecture de police pour demander un inspecteur de la Sûreté à qui confier ces documents qu’il importait évidemment de remettre au plus vite à l’Autorité Militaire afin d’éviter toute indiscrétion…
Rassuré sur ce point, le commissaire se tourna vers l’agent et d’une voix brève, l’interrogea:
— Vous avez rédigé votre rapport?
Le brave gardien de la paix touchait son képi et perplexe, se grattait le front:
— Pas encore, monsieur le commissaire! sitôt l’accident, nous avons ramené le corps ici, alors je n’ai pas eu le temps de le faire, mais je vais l’écrire immédiatement…
L’embarras de l’agent était visible, le commissaire en eut pitié et souriant, il proposa:
— Voulez-vous que nous le fassions ensemble? Étant donné la personnalité du défunt, je crois que cela présente une certaine importance… Voyons, il s’agit d’un capitaine, n’est-ce pas? les papiers trouvés dans son portefeuille et le nom écrit sur sa serviette permettent de savoir qu’il s’appelait Brocq et qu’il était attaché au ministère… voilà pour son identité… ne nous occupons pas du domicile, nous l’aurons à la Place… ah! en revanche, précisons les conditions de l’accident… dites-moi donc, agent, comment s’est exactement produit ce décès?
Le gardien de la paix, une fois encore, se gratta le front d’un geste anxieux:
— Monsieur le commissaire, je n’ai rien vu du tout!.. déclara-t-il.
— Et le mécanicien du taximètre? vous avez sa déposition?…
— Il n’a rien vu non plus, monsieur le commissaire!.. Il m’a dit comme ça que son client était en train de lui parler par la portière pour lui indiquer le chemin à prendre, lorsqu’il s’était tout à coup renversé à l’intérieur de la voiture… il était mort, monsieur le commissaire!..
— Appelez-moi ce chauffeur, cependant…
Mais, quelques instants après, le commissaire de police renvoyait l’honnête conducteur, le court interrogatoire qu’il venait de lui faire subir l’avait, en effet, convaincu que ce dernier n’avait rien vu, ne pouvait en rien l’aider dans ses recherches…
Le commissaire de police rappela l’agent:
— Voyons, précisait-il, vous êtes certain que la victime est morte immédiatement?
— Dame! monsieur le commissaire, pendant que je dissipais l’attroupement qui s’était formé, un médecin est venu et c’est lui qui m’a dit comme ça que le mort était mort…
— Bien!.. Ce médecin ne vous a pas indiqué la cause du décès?
— Non, monsieur le commissaire, mais il m’a donné sa carte de visite…
L’agent fouillait dans la poche de sa tunique, en tirait un calepin crasseux entre les feuillets duquel il prenait en effet une carte qu’il tendait à son chef:
— Voilà, monsieur le commissaire…
Le magistrat regarda le nom: «Professeur Barrel, de l’Académie de Médecine», puis, tournant le bristol, lut à haute voix une indication au crayon:
«Mort subite attribuable à un phénomène d’inhibition…»
Il demeura troublé:
— Ce professeur ne vous a pas expliqué ce qu’il entendait par «mort due à l’inhibition»?
— Non, monsieur le commissaire…
— C’est ennuyeux… j’ignore ce que cela veut dire… enfin nous reprendrons le mot dans le rapport…
Le commissaire de police allait continuer son enquête, lorsqu’on frappa à la porte de son cabinet.
— Monsieur le commissaire, il y a un inspecteur de la Sûreté qui vous demande d’urgence… il affirme que vous l’avez fait appeler?…
— Qu’il entre!..
Le personnage que l’agent annonça sous cette qualité toujours impressionnante: «Inspecteur de la Sûreté» était à peine apparu dans l’encadrement de la porte que le commissaire de police se leva et, les deux mains tendues, s’avança vers lui:
— Vous, Juve! Ah! je suis content de vous voir… Comment allez-vous?
C’était, en effet, le célèbre inspecteur, le policier Juve que les hasards du service amenaient au commissariat de police! Juve n’avait guère changé. C’était toujours le même homme, un peu trapu, un peu fort, mais étonnamment vif, agile, resté jeune, malgré sa moustache grisonnante, malgré la voussure des épaules qui, par moments, semblaient plier sous le poids des fatigues passées…
— Juve!
Lorsque à la suite de la terrible affaire Dollon, connue dans le public sous le nom de «le mort qui tue» Juve avait été blâmé officiellement par M. Annion, l’inspecteur de la Sûreté n’avait pu se défendre d’un sentiment de mauvaise humeur que les circonstances justifiaient. Après tout, s’il avait échoué, on ne pouvait lui en faire grief! Nul n’aurait deviné la fin de cette affaire, l’invraisemblable procédé dont l’extraordinaire, le redoutable, le subtil Fantômas avait fait choix pour échapper à la dernière minute aux menottes que Juve s’apprêtait à lui passer aux mains… Et le policier, désespéré, mais nullement désireux d’abandonner la lutte contre le sinistre bandit qu’il poursuivait depuis des années, avait demandé quelques semaines de congé, s’était tenu coi, puis avait repris son poste à la préfecture de police, cherchant à se faire oublier, à attirer le moins possible l’attention sur son personnage, se bornant à guetter une occasion qui lui permettrait de rentrer en scène, de pourchasser à nouveau son ennemi personnel…
Depuis lors, rien n’avait pu le mettre sur la piste de Fantômas. Aucun crime ne s’était produit dans des circonstances pouvant permettre de supposer la participation de l’insaisissable meurtrier…
Le policier commençait à se demander si, bien que n’ayant pas été assez heureux pour arrêter ce roi des assassins, ce génie du crime, il n’avait pas toutefois réussi, en le démasquant une fois encore, à l’obliger à la fuite, à le mettre dans l’impossibilité de nuire?…
C’était du moins ce qu’il disait, ce qu’il prétendait, ce qu’il s’efforçait de persuader à ses chefs, qu’il tentait de faire considérer comme vrai par l’opinion publique qui, sachant que Juve était un héros, continuait à se passionner pour ses moindres faits et gestes.
Rapidement le commissaire du quartier Wagram mit l’inspecteur au courant des incidents qui l’avaient conduit à téléphoner à la Préfecture:
— Vous comprenez, mon cher Juve, fit-il, que dès que je m’aperçus que ce malheureux officier portait dans sa serviette des documents secrets, intéressant la Défense Nationale, je ne me suis pas soucié de confier cela à un agent ordinaire. C’est pourquoi je me suis permis de demander à la Préfecture…
Juve interrompit le magistrat:
— Vous avez bien fait, monsieur le commissaire, de pareilles choses sont excessivement graves et on ne saurait trop prendre de précautions. Vous avez la serviette de ce mort?
— La voici, mon bon ami…
Juve se saisit du portefeuille et l’ouvrît:
— On ne sait jamais ce qui peut arriver, déclara-t-il, si vous le voulez bien, monsieur le commissaire, je m’en vais dresser un bordereau des pièces que vous me remettez, je vous laisserai ce bordereau et j’en prendrai un double que je donnerai contre reçu au bureau de l’État-Major… De la sorte ma propre responsabilité ainsi que la vôtre seront parfaitement dégagées…
Juve et le commissaire s’occupaient depuis quelques minutes à ce rapide travail de dépouillement, lorsque soudain, l’inspecteur se leva, et tenant un papier à la main, marchait de long en large dans le cabinet du commissaire de police, puis se tournant vers le magistrat, interrogeait:
— Vous avez lu cela?
— Quoi donc? Non…
— Lisez-le…
Le magistrat prenait le document que lui tendait l’inspecteur. Il lut:
«État des pièces qui m’ont été soumises par le Deuxième Bureau de l’État-Major dont j’ai signé le reçu et que je m’engage à rapporter et à remettre contre décharge au Deuxième Bureau de l’État-Major, le lundi 7 novembre…»
— Eh bien? interrogea-t-il…
— Eh bien, reprit Juve, comparez les documents qui sont mentionnés sur cette liste, monsieur le commissaire, avec ceux qui se trouvent dans cette serviette… ce sont les mêmes…
— Naturellement! ce sont les mêmes! je le pense bien… cela prouve tout simplement, j’imagine, que cet officier est mort au moment où il se rendait à son bureau pour restituer les papiers et documents qui lui avaient été confiés? Que voyez-vous de surprenant à cela?
Juve hocha la tête:
— Je vois, fit-il, — il donnait ainsi sans s’en douter une extraordinaire preuve du flair merveilleux dont il était doué, — je vois, monsieur le commissaire, que ce que je craignais est vrai… oui, cette liste est bien celle des documents qui sont contenus dans cette serviette, mais…
— Mais quoi?…
— Mais il en manque un…
Les deux hommes, fébrilement, compulsèrent les papiers du capitaine Brocq. Juve avait dit vrai: il manquait en effet un plan, le document № 6…
— Sapristi… murmura le commissaire, pourvu que cela ne fasse pas encore un scandale désagréable… Comment savoir si ce document a été perdu en voiture, s’il a déjà été restitué par le capitaine, ou bien si…
— Ou bien s’il a été volé, ponctua la voix de Juve.
Et la supposition que le policier formulait ainsi — lui qui ne pouvait se douter cependant des craintes que le capitaine Brocq avait eues pendant ses dernières minutes de vie, — était si grave, si terrible, si lourde de conséquences, que le commissaire de police, a son tour, se prit à trembler:
— Volé! répéta-t-il, volé, mais par qui? Où? Comment? dans le trajet de la place de l’Étoile, ici? pendant qu’on amenait le mort au commissariat?… Juve, c’est invraisemblable…
Le policier, se promenait toujours dans le cabinet du commissaire de police, le front soucieux, la mine inquiète:
— Je n’aime pas ces histoires-là, déclara-t-il, toutes les affaires où sont mêlées des officiers et surtout des officiers du Deuxième Bureau, sont terriblement délicates… On ne sait jamais où elles peuvent vous conduire… ces officiers-là, voyez-vous, monsieur le commissaire, ce sont, en vérité, de par leurs fonctions, les maîtres de toute la défense militaire de la France… et dame!..
Juve s’interrompit brusquement, puis questionna:
— Dites-moi, je pourrais voir le corps de ce pauvre homme?
— Certes… mais que voulez-vous chercher?
Le commissaire de police guida Juve vers une des salles du commissariat où le cadavre du capitaine Brocq gisait étendu sur le sol. Des mains pieuses avaient allumé une bougie et, étant donné la qualité du disparu, deux gardiens de la paix veillaient, attendant que l’on vînt réclamer le défunt…
— Vous me disiez tout à l’heure que le professeur Barrel, de l’Académie de Médecine, s’était trouvé par hasard présent au moment du décès?… demanda Juve.
— En effet…
— À quelle cause attribue-t-il la mort?
— Tiens, c’est vrai, je n’y pensais plus, vous allez peut-être me renseigner, mon cher Juve. Le professeur prétend que la mort est due à un phénomène d’inhibition… qu’est-ce que cela signifie inhibition?
— Inhibition… dit-il, peuh!.. c’est un mot savant, un mot très savant…
— Qui veut dire?
— Qui ne veut rien dire… Parfaitement! ça ne veut rien dire, dit-il… inhibition, c’est l’étiquette dont on catalogue toutes les morts que l’on ne peut pas expliquer… Rigoureusement, cela se traduirait: «mort de peur»… mort de peur?… pourquoi? comment?… quelqu’un qui meurt de peur succombe généralement à une faiblesse du cœur et dans ce cas la médecine dit: mort survenue à la suite de tel phénomène… mais inhibition! inhibition! c’est le terme que l’on réserve à toutes les morts inexpliquées, inexplicables… c’est le terme dont la science se couvre quand elle ne veut pas avouer son ignorance…
— De sorte, Juve, que vous concluez que M. le professeur Barrel a déclaré que cet officier était mort par inhibition, parce qu’en fait il ignorait de quoi il était mort?
— Exactement…
Juve s’était agenouillé sur le sol et penché sur le cadavre, il l’examinait.
— Que cherchez-vous donc, Juve?
— La cause de cette inhibition…
— Vous ne trouvez rien?
Juve soudain se releva, et, se tournant vers les agents commanda:
— Déshabillez-moi ce mort!
— Pour quoi faire?
— C’est utile pour votre rapport.
— Allons donc! en quoi?
— Pour ça, fit-il, désignant du doigt la jaquette de l’officier…
— Ça? quoi ça?… Je ne vois rien!
— Vous ne voyez rien, déclara-t-il, parce que vous regardez mal… tenez, monsieur le commissaire, penchez-vous et considérez de près cette petite éraflure du drap…
— Oui, eh bien?
— Eh bien, cela ne vous dit rien?
— Non, ma foi!
— Déshabillez-moi ce cadavre!
Puis, se tournant vers le commissaire, il ajouta:
— Cela me dit, à moi, que cet homme a été tué d’un coup de fusil ou d’un coup de revolver!..
— Allons donc!
— Vous allez voir…
— Le vêtement n’est pas troué…
Juve se prit à sourire:
— Monsieur le commissaire, dit-il, vous ne devriez pas ignorer que les armes à grande pénétration, tirant des projectiles de faible diamètre, des projectiles rayés, occasionnent, dans les étoffes que leurs balles traversent, des dégâts presque imperceptibles. Maintes expériences l’ont montré: un vêtement de drap peut être, dans certaines conditions, traversé par trois ou quatre balles d’un diamètre inférieur à six millimètres sans que cependant il semble seulement avoir été effleuré… le passage du projectile, voyez-vous, est si rapide, son mouvement giratoire si accéléré, que les fils du tissu sont en quelque sorte, non pas rompus, mais écartés… ils se resserrent après le passage de la balle et l’on peut parfaitement ignorer, à moins d’un examen très attentif, comme celui auquel je viens de me livrer, qu’un projectile les a troués… d’ailleurs…
Juve, du doigt, montra au commissaire de police les deux agents occupés à dévêtir le cadavre.
À peine eurent-ils entrebâillé le gilet de l’officier, que la chemise du malheureux était apparue à l’endroit du cœur, tachée de sang.
Juve s’étant rapproché, continua ses explications:
— C’est bien ce que je disais, une balle de petit diamètre, animée d’une formidable puissance de pénétration a causé la mort immédiate en produisant une blessure qui n’a presque pas saigné, tant la plaie a été faite de façon nette et précise…
Juve à nouveau se penchait sur le cadavre:
— Voyez, répétait-il, cet officier est bien mort d’une balle, d’une balle en plein cœur.
Le commissaire de police cette fois protesta:
— Mais c’est épouvantable et c’est inadmissible ce que vous nous racontez là, Juve! comment cet homme aurait-il pu se suicider sans que personne s’en soit aperçu? sans que personne ait retrouvé son revolver? et cela au moment même où il se penchait par la portière pour donner des indications à son chauffeur!
Juve ne semblait point disposé à répondre…
Après quelques minutes de silence, toutefois, il prit familièrement le bras du commissaire de police, et l’entraînant:
— Voulez-vous que nous revenions dans votre cabinet, demanda-t-il, j’ai deux mots à vous dire?…
Et quand le magistrat et l’inspecteur de la Sûreté eurent pénétré dans la pièce, quand ils furent seuls, quand le policier se fut assuré que la double porte à tambour était bien fermée et que nul ne pouvait les entendre, Juve, les deux mains appuyées sur le bureau, regardant bien en face le commissaire de police, qui, assis dans son fauteuil, attendait qu’il prît la parole, commença:
— Monsieur le commissaire, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, sur les conditions de l’accident?… cet officier est mort d’une balle au cœur, alors qu’il passait en voiture place de l’Étoile, et au moment précis où il se penchait par la portière, cela, sans que personne ait rien vu, ou entendu?
— Oui, Juve, c’est bien cela… ce suicide est incompréhensible!
— Ce n’est pas un suicide, monsieur le commissaire…
— Qu’est-ce donc?
— Un crime!
— Un crime? mais vous êtes fou!
— Cet homme a été tué d’un coup de fusil tiré de loin… d’un coup de fusil, car un revolver n’aurait certainement point permis de viser avec une aussi grande précision… d’un coup de fusil tiré de loin, car nul n’a vu le geste de l’assassin et pourtant la place de l’Étoile était encombrée de monde… d’un coup de fusil tiré de loin encore, parce que, monsieur le commissaire, il y a quelque chose que vous oubliez, et qui cependant a son importance… Ce mort est un officier, un officier attaché au Deuxième Bureau, un officier qui était porteur au moment de son décès, de pièces importantes dont une fait défaut. Il y a eu crime, et le motif est évident.
Atterré, le commissaire de police considéra Juve, en articulant non sans peine:
— Mais c’est impossible, absolument impossible, je vous le répète, Juve, ce que vous inventez là. Vous oubliez qu’un coup de fusil, le coup de fusil d’une arme assez puissante, cela fait du bruit… que diable, on entend la détonation…
— Non, monsieur le commissaire! il y a maintenant des armes parfaitement silencieuses, des fusils à l’acide carbonique liquéfié, par exemple, qui envoient à plus de huit cents mètres un projectile, sans que l’on entende autre chose qu’un claquement sec au moment du départ de ce projectile…
— Mais enfin, Juve un crime pareil, cela tient du roman, il faut que le criminel tire au milieu de la foule… qui voulez-vous qui ait cette audace?
— Vous me demandez quel criminel peut avoir osé cela? quel criminel peut avoir réussi ce meurtre? Monsieur le commissaire, je n’en connais qu’un…
— Et c’est?
— C’est… c’est…
Mais Juve, soudain se tut, comme effrayé. Parbleu, dit-il, si je savais le nom du coupable, j’irais l’arrêter…
Bobinette, cependant, continuait sa promenade.
— Vous m’arrêterez, commanda-t-elle au conducteur, presque à l’allée cavalière qui passe derrière le Pavillon Chinois…
Arrivée là, elle descendit, paya, s’engagea dans le petit sentier qui court le long de l’allée cavalière. Bientôt Bobinette ralentit sa marche. Un banc inoccupé se trouvait sur le côté de l’allée, elle vérifia l’heure à sa montre, s’assit.
— Nous sommes exacts tous les deux, murmura-t-elle en reconnaissant un promeneur encore éloigné…
Alors, Bobinette, de son manchon tira un petit rouleau de papier…
C’était un minable individu qui s’avançait vers la jeune femme, tout courbé sous le poids d’un accordéon volumineux. Il pouvait avoir une soixantaine d’années, mais en raison de la longue barbe blanche, jamais taillée, fort mal soignée, qui lui dissimulait à moitié le bas de la figure, tandis que sa moustache très fournie et sa longue chevelure coiffée à l’artiste en voilaient le haut, il paraissait beaucoup plus âgé. Un mendiant? non pas. Nul ne sachant son nom véritable, on l’appelait «Vagualame», tant sa musique inspirait de mélancolie.
Le vieillard avait, lui aussi, aperçu Bobinette.
Vers la jeune femme il s’avançait aussi vite que le lui permettaient ses jambes et dès qu’il fut assez près d’elle pour pouvoir lui parler sans hausser la voix, il interrogea:
— Eh bien?
— Eh bien? répéta-t-il anxieux.
— C’est fait dit Bobinette.
Et tendant au mendiant le rouleau de papier qu’elle considérait quelques minutes auparavant, elle ajoutait:
— Voilà! Je n’ai pu l’avoir qu’à la dernière minute, mais enfin je l’ai et j’imagine qu’il ne se doute de rien…
Aux derniers mots de Bobinette, l’homme eut un ricanement:
— Tu crois cela?… Il est certain que maintenant il ne se doute plus de rien!..
La façon dont le vieillard avait articulé le mot «maintenant» intriguait la jeune femme.
— Que voulez-vous dire?
— Le capitaine Brocq est mort.
— Mort!
Bien qu’elle n’aimât guère son amant, Bobinette avait bondi.
— Oui, mort, dit l’homme, froidement. Et d’abord fais-moi le plaisir de t’asseoir. Sapristi, joue ton rôle, tu es en ce moment une jeune femme qui parle à un vieux mendiant. N’oublie pas cela!..
Bobinette, machinalement se rassit.
— Mort? Que s’est-il donc passé?
— II s’est passé que tu n’es qu’une sotte. Brocq a parfaitement vu que tu lui as volé le document…
— Il a…
— Oui, il l’a vu… je me méfiais de la chose, heureusement!.. Donc ce maudit capitaine s’est jeté dans un taxi et t’a suivie… au moment où ta propre voiture tournait sur la place de l’Étoile, la sienne allait te rejoindre… déjà Brocq te hélait, sans moi, tu étais bel et bien pincée…
— Mon Dieu… mon Dieu… Mais qu’avez-vous fait?
— Je viens de te le dire… clac! une balle au cœur et il est resté sur place… sans jeu de mot…
— Mais où étiez-vous?
— Cela ne te regarde pas!..
— Que faudra-t-il donc que je dise, si par hasard on m’interroge?…
— Comment ce qu’il faudra que tu dises? la vérité…
— Je vais avouer que je le connaissais?…
Vagualame tapa du pied, excédé.
— Que tu es bête, mais comprends donc une chose: à l’heure actuelle il est à peu près certain que l’identité de ce bonhomme est établie. C’est bien le diable si quelque policier n’est pas déjà à son domicile, si l’on n’enquête pas sur la vie du capitaine Brocq. Donc ne nie rien. Tu diras…
Mais Vagualame s’interrompit:
— Voilà du monde, je te quitte, si j’ai besoin de te voir, je te reverrai… Ne t’inquiète pas… Je prends tout sur moi… attention.
Et changeant de ton, soudain, il eut des mots de mendiant.
— Merci bien, ma bonne dame… le bon Dieu vous le rendra en pluie de bénédictions… Au revoir.