15 — L’APPRENTISSAGE DE TRAÎTRE

Bien que depuis quatre jours Fandor fût devenu le plus ponctuel des caporaux français, bien qu’il remplaçât de son mieux le malheureux Vinson, ce n’était point sans un certain effarement qu’il se réveillait chaque matin dans la vaste chambrée.

N’ayant pas fait son service militaire puisque légalement il n’existait pas, Fandor avait à peu près tout à deviner de son rôle de caporal.

Fandor ne voulait pas s’avouer à lui-même la témérité de sa conduite.

— À chaque jour suffit sa peine, pensait-il, attendons les événements!.. Et il s’efforçait de vivre l’heure présente sans prendre souci de l’heure qui suit. Or, ce matin-là, Jérôme Fandor s’éveilla avec un sentiment d’inquiétude, plus précis encore que jamais.

La veille, l’adjudant de semaine l’avait attiré à part:

— Vous avez votre permission de la journée, Vinson, avait-il fait… Mes félicitations d’ailleurs! vous n’avez pas rejoint le corps depuis quatre jours et vous trouvez déjà moyen d’obtenir votre soirée… mazette!

Fandor avait souri et était allé se coucher… Mais longtemps le sommeil avait fui ses paupières.

— Ma permission de la journée? pensait-il. Du diable si j’ai jamais demandé une permission!.. qu’est-ce que cela veut dire? qui donc a signé pour moi?

Et il songeait que le matin même, à la levée de dix heures, le vaguemestre lui avait remis une carte postale, dont l’adresse était libellée à la machine, qui avait été mise à la poste à Paris et qui représentait la route de Verdun à la frontière…

Vainement, Fandor avait cherché une phrase quelconque qui lui eût permis de deviner qui lui avait envoyé cette carte et ce qu’elle voulait dire: il n’avait rien trouvé qui fût capable de le renseigner!

Mais maintenant la lumière se faisait dans son esprit.

Alors qu’il recevait le caporal Vinson — le vrai caporal Vinson — dans son appartement, celui-ci ne lui avait-il pas déclaré:

— Ce qu’il y a d’effrayant dans l’espionnage c’est qu’on ne sait jamais à qui l’on obéit, de qui l’on doit suivre les ordres, qui est votre ami, qui est votre chef… un beau jour vous apprenez que vous êtes en permission… ce jour-là vous recevez d’une manière quelconque l’indication d’un lieu quelconque aussi… vous y allez, vous y rencontrez des gens que vous ne connaissez pas, qui vous posent des questions parfois insignifiantes, parfois graves… À vous de deviner si vous êtes en face de vos chefs, si au contraire vous n’êtes point tombé dans un piège, tendu par la police.

* * *

Il était exactement sept heures du matin lorsque Fandor tendit sa permission au sergent qui se tenait à la porte de la caserne:

— Encore un qui va s’amuser toute la journée et toute la nuit, grommela l’autre… passez, caporal…

Fandor eut un sourire joyeux… dans le fond de lui-même il était infiniment moins gai.

Fandor pensa qu’il n’était point mauvais de ruser. Au lieu de se rendre directement sur la route de Verdun, il flâna quelque temps dans la ville, revint sur ses pas, s’assura que nul n’avait suivi sa piste.

Et ce ne fut que lorsqu’il en eut la persuasion, qu’il se décida enfin à gagner la route.

Il faisait beau; l’air frais, sans être froid, avait un bon goût de pureté. Fandor avança à grands pas.

— Ouvrons l’oeil! ouvrons l’œil et le bon! il s’agit de ne pas manquer mes individus, il s’agit qu’ils ne me manquent pas, eux non plus…

Et Fandor se rappelait les avertissements que lui avait donnés Vinson: — Deux indicateurs qui doivent se rencontrer et qui ne se sont jamais vus se reconnaissent, avait affirmé le caporal, à ceci: c’est que l’un et l’autre prévenus qu’ils vont à un rendez-vous causent à tous les gens qui leur semblent susceptibles d’être celui qu’ils cherchent… Ce sont autant d’alibis qu’ils se préparent, autant de preuves manifestes d’une parfaite tranquillité d’âme… et puis, enfin, c’est la certitude que la rencontre aura bien lieu…

Mais, en vérité, Fandor ne voyait personne à qui parler.

La grande route était déserte et les champs eux-mêmes s’étendaient à perte de vue, désolés. Aucun paysan ne travaillait.

Fandor marcha plus d’une heure, droit devant lui, entêté dans sa décision de pousser jusqu’au bout l’aventure, lorsqu’au détour d’un vallon, en haut d’une côte, il aperçut une automobile arrêtée.

— Ce ne sont pas mes gens, pensa le caporal, qui de loin, reconnaissait de riches touristes, mais, enfin je suis content de rencontrer des êtres humains… Et puis je vais flâner près de leur voiture, s’ils sont en panne, cela me fera prendre patience…

Traînant un peu les pieds, car il était fort gêné par les godillots réglementaires, le jeune journaliste s’avança vers l’automobile… Deux personnes l’occupaient: un monsieur, très chic, tout engoncé dans une pelisse de fourrure et un abbé assez jeune, emmitouflé dans plusieurs couvertures.

Au moment où Fandor approchait, il entendit l’abbé qui disait d’une voix aigrelette au chauffeur:

— Alors, mon cher ami, qu’est-ce qui se passe? qu’a-t-elle encore votre voiture?

Sombrement, sur un ton de désespoir comique, l’élégant voyageur répondait au prêtre:

— Mon cher abbé, ce n’est plus le pneu avant droit, c’est le pneu arrière gauche qui vient de crever!..

— Dois-je descendre?

— Nullement! ne bougez pas!

Fandor n’était plus qu’à quelques mètres de l’automobile, le chauffeur ajoutait, se tournant à demi vers ce passant:

— Malheureusement, mon cric fonctionne mal et je me demande si je vais pouvoir tout seul réussir à le glisser sous l’essieu…

— Évidemment, pensa Fandor, d’après les principes que m’a donnés Vinson, je n’ai pas à hésiter…

Il proposa:

— Si je peux vous donner un coup de main?

Le chauffeur se retourna souriant:

— Vous êtes bien aimable, caporal… je ne refuserai pas votre aide…

D’un coffre de la voiture, il trouva un cric de fonte qui ne semblait point, à première vue, à l’œil exercé de Fandor, devoir fonctionner si mal que cela… Fandor, d’un coup de main, en homme expérimenté, l’aida à soulever la roue dont le pneumatique, en effet, venait de rendre l’âme…

— Voilà, monsieur, dit-il…

Le journaliste ajouta:

— Dommage tout de même que l’automobile ça ait besoin de pneumatiques… c’est toujours avec les crevaisons des retards à n’en plus finir…

L’abbé demeuré dans la voiture eut un petit haussement d’épaules et répondit au jeune soldat.

Le chauffeur cependant étalait sur le sol une chambre à air dont il dévissait le chapeau de valve afin de pouvoir l’introduire à la place de la chambre éclatée qu’il venait, très expertement de dégager.

— Sommes-nous loin de Verdun? interrogea-t-il…

— Cinq ou six kilomètres, répondit Fandor…

— Seulement?…

— Seulement, monsieur…

— Ah! bon!.. bon!.. et dites-moi le long de la route que nous suivons, il n’y a pas un chemin de fer?…

— Non, monsieur, on projette bien une voie stratégique, mais les travaux ne sont pas encore commencés…

Le chauffeur sourit et approuva:

— C’est toujours si long les projets avec l’administration française!..

— Ça, oui!..

Un petit silence pesa.

Fandor songeait, très intéressé, que, tout de même, il était bien possible que ce touriste fût…

— Ouf! fit le chauffeur en se relevant soudain. Il ne va plus y avoir qu’à rentrer cette enveloppe avec toute cette série de leviers, et si vous voulez bien encore me prêter votre aide?…

— Mais certainement…

— Oh, pas tout de suite… laissez-moi me reposer… j’ai les reins brisés d’être resté accroupi…

L’inconnu parcourut quelques pas sur la route et montrant encore à Fandor l’horizon:

— On a un joli point de vue ici… vous connaissez la région, caporal?

— Comme ça… pas trop mal…

— Alors vous allez pouvoir me donner quelques renseignements… Qu’est-ce que c’est là-bas cette grande cheminée?…

— C’est la cheminée de la fonderie de cloches…

— Ah oui, c’est vrai, j’ai entendu parler de cette usine… oh! mais ça a l’air tout près…

Fandor secouait la tête:

— Ça a l’air, remarquait-il… par la route il y a bien encore onze kilomètres…

— Tant que ça!.. À vol d’oiseau c’est à côté…

— Oui, ça semble…

Le chauffeur insistait:

— Mais combien, croyez-vous donc, caporal, qu’il peut y avoir d’ici là-bas en droite ligne? On doit vous apprendre au régiment à évaluer les distances?

Cette fois Fandor ne doutait plus. L’homme qui lui parlait était assurément l’espion qu’il cherchait à rencontrer. Qu’aurait signifié sans cela cette série de questions?

Et Fandor se rappelait encore que le caporal Vinson lui avait dit:

— Quand on a affaire à un nouveau chef espion, on est toujours certain que celui-ci vous fait passer une sorte de petit examen, histoire de se rendre compte de vos capacités…

Mais le jeune homme ne réfléchit qu’une minute; il répondit:

— À vol d’oiseau j’estime qu’il n’y a pas plus de quatre kilomètres, la route fait un long détour…

— Bien!.. bien!.. approuvait le chauffeur, vous ne devez pas vous tromper de beaucoup…

Il semblait à Fandor que ce touriste hésitait quelques secondes, comme sur le point de lui poser une question plus précise. Mais déjà il revenait vers l’automobile et appelant Fandor:

— Tenez, caporal, puisque vous êtes si obligeant, aidez-moi donc en tenant ce levier… Il y a longtemps que vous êtes en garnison à Verdun?

— Ma foi non, quelques jours seulement…

— Vous n’êtes pas trop ennuyé?

— Pourquoi donc?

— Je veux dire, la discipline n’est pas trop sévère?…

— Oh! répondit-il, moi je n’ai pas encore trop à me plaindre, j’ai assez facilement des permissions…

Mais le mystérieux touriste ne saisissait pas l’allusion, ou feignait de ne pas la comprendre:

— Et cela fait toujours plaisir! dit-il…, ah! le diable, pour les jeunes soldats dans les villes de garnison c’est, n’est-ce pas… que même les jours de permission ils ne savent comment se distraire?… Mais vous avez sans doute des relations, caporal?

— Hélas! non, monsieur…

— Eh bien, puisque vous êtes si obligeant, riposta le chauffeur, je me ferai un plaisir, si vous le voulez bien de vous présenter à des gens qui vous amuseront…

— Vous avez des amis, monsieur, à Verdun?

— Je connais quelques personnes..; et l’abbé qui m’accompagne aussi… tiens! une idée!.. monsieur le caporal, venez donc ce soir à sept heures me demander à l’imprimerie des Frères Noret. Ce sont de bons camarades, vous trouverez là des jeunes gens de votre âge avec qui vous sympathiserez sûrement et qui, je n’en doute pas, vous seront utiles…

— Vous êtes trop aimable, répondit-il, je ne voudrais pas…

— Du tout! du tout! c’est bien la moindre des choses que je vous propose… venez à sept heures… Encore merci, caporal, pour votre aide… Je ne vous offre pas de vous ramener à Verdun, ma voiture n’ayant que deux places, mais je vous répète… à ce soir.

— À ce soir.

Et pour lui seul, il monologuait:

— Pas de doute!.. voilà bien le chef espion de la région, mais du diable si je suis plus avancé maintenant qu’il y a une heure!..

* * *

À sept heures très précises, Fandor se présenta à l’imprimerie Noret, dont il avait relevé l’adresse dans un des annuaires de la ville.

Il sonna, fut introduit dans un salon d’attente, modestement décoré, ayant une vague allure de parloir de couvent. L’homme qui était venu lui ouvrir demandait:

— Qui dois-je annoncer à ces messieurs?

— Dites-leur que c’est le caporal Vinson…

Quelques minutes d’attente. Un grand jeune homme, mince, à barbe rousse, entra bientôt dans la pièce:

— Bonjour, caporal! nos amis communs m’ont annoncé votre visite… ils ne sont pas encore arrivés, mais il est bien inutile, j’imagine, que nous attendions pour faire connaissance, des présentations régulières?…

— Vous êtes trop aimable, monsieur, un modeste caporal comme moi est bien heureux de trouver dans une ville de garnison des camarades…

— Allons donc, laissons cela, je suis très content aussi de faire votre connaissance… tenez! en attendant nos amis… voulez-vous visiter les ateliers, vous verrez, c’est une visite intéressante… et utile…

Le plus naturellement du monde, l’imprimeur venait de faire entrer le journaliste dans de très vastes ateliers:

— Voici la rotative sur laquelle se tire Le Phare de Verdun, expliquait-il, vous pouvez vous rendre compte que c’est une rotative dernier modèle… vous connaissez le fonctionnement de ces machines?

— Du diable, pensa Fandor, si ce brave jeune homme s’imagine qu’il parle à un professionnel de l’imprimerie!

Mais Fandor dissimulait son dédain et s’extasiait:

— C’est admirable! déclarait-il, pour un ignorant comme moi en mécanique, c’est en tous points merveilleux… ah! je voudrais bien voir fonctionner une machine comme celle-là?

— C’est un désir facilement réalisable, déclarait-il; vous n’aurez qu’à vous présenter ici un prochain après-midi, je vous montrerai les ateliers en plein fonctionnement…

Et il entraîna le journaliste dans un autre coin de l’imprimerie:

— Vous connaissez les linotypes?

Fandor dut admirer de nouveau, bien qu’à la vérité, en homme du métier, il n’appréciait pas énormément les machines que son hôte lui soumettait.

— Pourquoi diable cette visite? songeait-il…

Fandor devait bientôt avoir le mot de l’énigme: L’imprimeur, en effet, l’entraîna vers une sorte de petite pièce dissimulée, presque un cabinet de débarras…

— Tenez, faisait-il, voici une presse qui, j’en suis sûr, vous plaira…

Et comme Fandor, assez intrigué, cette fois, considérait une housse grise, sous laquelle il devinait un bâti métallique, l’imprimeur interrogeait:

— Vous savez ce que c’est, caporal?

— Pas du tout…

— Une machine à faire des billets de banque…

— Hein?

L’exclamation de surprise avait échappé à Fandor… Ah ça, est-ce qu’en plus d’espionnage, ces gens-là s’occupaient aussi de fausse monnaie? Il reprit:

— Vraiment, vous fabriquez des billets de banque?…

— Vous allez voir… oh, bien entendu, des billets pour rire… mais enfin ils peuvent être utiles…

Une fois encore l’intonation faisait l’intérêt du mot! De faux billets de banque qui pouvaient être utiles?… Fandor décida d’éclaircir ce mystère:

— Je serais curieux, dit-il, de voir fabriquer ces billets de la sainte farce… Est-ce que vous…

— Mais j’allais vous le proposer…

Le jeune imprimeur tournait la manivelle de la machine.

— Tendez les mains!..

Et Jérôme Fandor eut la surprise de recevoir un superbe billet de banque de cinquante francs, tout neuf!..

— Qu’en dites-vous, dit l’imprimeur, est-ce bien imité?

— Certes, répondait le journaliste qui, considérant le billet de banque, demeurait fort perplexe:

— Et en voici d’autres, tenez… prenez…

Neuf autres billets tombèrent dans les mains de Fandor…

Mais le journaliste avait l’œil vif.

Et puis ça n’était pas la première fois qu’il visitait une imprimerie.

Et ce qui l’intriguait tout à l’heure ne l’intriguait plus maintenant…

— Parbleu! comprenait-il, le truc est enfantin!.. ce sont de vrais billets qui m’arrivent dans les mains… cette machine-là n’imprime rien du tout… mon nouvel ami l’a chargée tout bonnement de me donner le paiement de mes futures trahisons — cinq cents francs — et il glisse ces billets de banque sous les rouleaux… En somme, c’est un moyen de me payer, sans en avoir l’air, sans se compromettre…

— Et maintenant, caporal, proposa-t-il, il me semble que nous pourrions bien aller vider une bouteille en l’honneur de notre nouvelle connaissance?…

Le journaliste n’avait guère envie de trinquer. Il lui fallait cependant, à peine de se singulariser, accepter avec une joie feinte l’offre qu’on lui faisait.

— Évidemment, pensait-il, un caporal n’a pas le droit de ne pas vider une bouteille!

Fandor, une fois encore, imposa silence à ses propres désirs, il gardait une mine souriante, charmée, tandis que le verre en main il continuait à causer avec son interlocuteur.

Il se leva enfin, s’excusant:

— Il va falloir que je vous quitte, monsieur… ma permission de minuit n’est pas expirée, certes, mais j’ai des courses à faire…

Fandor avait hâte de se retrouver seul, de pouvoir réfléchir, de pouvoir coordonner ses pensées.

— Je suis, maintenant, songea-t-il, définitivement introduit dans les milieux d’espionnage de Verdun… il faut que j’avise aux meilleurs moyens à employer pour y découvrir des choses intéressantes…

L’imprimeur ne le retint pas, semblait au contraire apprécier l’intelligence du jeune soldat qui devinait que l’entrevue était terminée…

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