Neuf

Il est revenu une dernière fois. Il se tenait sur mon palier dans la lumière blême et la pluie qui tombaient de la verrière brisée, avec ce manteau sombre qu’il affectionnait particulièrement et qui l’endeuillait. De la main droite, il se tenait sous le flanc gauche et l’autre bras pendait inerte le long du corps. Sa face était couleur de cendre et ses yeux regardaient droit devant eux quelque chose que je ne voyais pas, car ils me traversaient pour se perdre loin derrière moi, dans la nuit sans fond des rêves. On ne lisait rien sur sa face, pas le plus petit regret, rien qui ressemblât à de l’amertume ou de la frayeur, on n’y discernait plus aucun sentiment humain. Franck paraissait abîmé en lui-même dans une de ses rêveries intérieures où les femmes et les hommes ne tenaient plus guère de place. Il m’a semblé qu’il y avait quelqu’un d’autre avec lui, quelqu’un qui montait par marche comme on traque, quelqu’un qui n’allait pas tarder à apparaître à son tour dans la clarté blafarde et que, naturellement, j’allais reconnaître.

Naturellement, je n’en ai pas eu le temps.

C’est peut-être le vent qui s’était levé et qui mugissait dans le conduit de cheminée comme une corne embrumée, ou bien la pluie sur le ciment du balcon, qui m’a réveillé, ou bien encore la peur de reconnaître l’ombre qui gravissait les marches en laissant glisser familièrement sa main sur la rampe. Je me suis réveillé d’un coup. Yellow Dog dormait contre mon flanc, signe que nous étions bien seuls tous les deux. J’ai toujours soupçonné Yellow Dog d’en savoir plus loin que moi sur la vie et la mort, sur la ville et les gens et tout ce bastringue dont on s’encombre dans cette longue traversée sans but et qu’il faut bien laisser. Je ne l’ai pas dérangé. J’ai regardé la pendule qui se trouvait près de ma tête. Elle marquait dix-neuf heures quinze. Le reste de la pièce était très sombre, avec un endroit encore plus noir, plus opaque que la nuit, dans le coin gauche. L’obscurité y semblait plus dense et plus profonde, presque menaçante, mais il n’y avait personne et certainement pas Franck.

J’ai remué lentement. Le temps était froid et humide et les articulations me faisaient souffrir. J’avais besoin de boire un coup. Il restait sous l’évier une bouteille de bourbon, du Jack Daniel’s, que je réservais à une grande occasion, mais je ne vois pas très bien laquelle. J’ai allumé une Camel à tâtons sans réfléchir et la fumée amère et cuivrée m’a emporté la bouche. Trop de café et de cigarettes, pas assez d’aliments solides. J’étais vide en dedans moi aussi, sans guère plus de vie que le fantôme de Franck avec lequel j’aurais pu bien m’entendre s’il était rentré au lieu de rester sur le palier bêtement sans rien dire. Nous aurions bu un coup tous les deux — tous les trois avec l’ombre qui montait. Peut-être Franck ne rêvait-il pas, lui. Peut-être était-ce moi qui me livrais à ce genre de rêverie sans but qu’il m’arrive de prêter aux autres quand ils ne sont plus occupés que par des choses de tous les jours, comme par exemple comprimer sous les doigts l’orifice d’entrée d’une blessure par balle sous le flanc gauche. J’ai tremblé de la tête aux pieds. Yellow Dog a remué dans son sommeil. Franck allait mourir — ou il était déjà mort, mais c’est notre lot à tous, de mourir. C’est pour ça qu’il portait son beau manteau noir, coupé comme un trench-coat, la ceinture dénouée et le col remonté.

Dans la solitude, on finit par se faire des idées préconçues sur soi-même et sur autrui. Elles ne valent que ce qu’elles valent. J’ai fumé ma cigarette presque sans bouger. Tant qu’on ne bouge pas, on souffre moins et je ne voulais pas déranger Yellow Dog — j’avais déjà assez fait de dégâts comme ça. Je n’aurais plus voulu bouger du tout. Quand la cigarette a été finie, je me suis quand même levé et j’ai un peu traîné dans la pièce. Il ne faisait pas très froid, finalement, il y avait seulement un vilain courant d’air glacé qui provenait de la pièce à côté dans le tambourinement monotone de la pluie. Je suis allé refermer la porte-fenêtre qui avait dû s’ouvrir sous l’effet du vent. La fille blonde ne se balançait plus à son crochet en louchant de manière idiote. Elle était partie elle aussi sous sa bâche plastique bleue, emportée par les gardiens dans une civière souple, envoyez les cuivres et roulez jeunesse, nous nous étions juste croisés et j’étais bien seul avec ma fatigue à me battre contre Franck, contre ce qui avait été mon passé, contre les hommes du jour et les vautours du fisc, contre Calhoune aussi et contre moi, seul à crever tout doucement par en dedans, plus lentement que Franck et pour d’autres raisons, mais tout aussi sûrement et avec autant d’application.

J’ai pris une douche dans le petit cabinet de toilette — froide, chaude puis froide de nouveau —, je me suis étrillé vigoureusement et je me suis rasé avec soin devant la glace du lavabo. J’avais une sale gueule grise à la peau flasque parce que j’avais trop maigri trop vite, des poches sous les yeux et les cheveux gris eux aussi. Mon regard fiévreux pouvait passer pour celui d’un détenu en instance de jugement. Chacun de mes gestes coûtait trop cher par rapport à ce que je pouvais en attendre. À un moment donné, en regardant mes côtes, j’ai pensé à ces grands trains que je voyais stockés en bout de quai gare de Lyon, eux aussi en instance de quelque chose, et qui menaient au soleil là-bas à l’autre bout de la nuit, là où je savais maintenant que je n’irais plus jamais, j’ai bien pensé à tout laisser et à en prendre un au dernier moment, en douce, comme on se sauve. Peut-être que je ne voulais plus me sauver, ou alors je savais que je n’irais plus bien loin. Quand même, c’était tentant. Moll m’avait exécuté et Calhoune avant lui. J’avais fait le guignol trop longtemps. Ça finit par lasser tout le monde, à commencer par soi. Rien qu’un peu de soleil, même triste et froid, avant de fermer… Rien qu’un peu de chaleur, comme j’en avais trouvé entre les jambes de Calhoune quand elle me disait encore qu’elle m’aimait. Elle aussi, à sa façon, elle avait essayé de me sauver. Elle avait compris le plan, à force de travailler avec moi, elle avait fini aussi par s’apercevoir que je ne le voulais pas vraiment. Alors elle était partie. À me souvenir d’elle, je m’étais ramassé une jolie érection. Quand on tombe, on finit par se raccrocher à des riens. La vie se réfugie où elle peut.

J’ai enfilé des vêtements propres, j’ai remis le brêlage compliqué du pistolet avec tout le harnachement. C’était vaguement grotesque, en un sens. Aux archives, je n’en aurais plus besoin. Plus qu’une nuit. Je sentais que ça ne serait pas la bonne. Par moments, j’en savais aussi long que Yellow Dog mais je ne voulais pas le reconnaître. Dans la cuisine, je me suis fait une grande chope de café instantané avec du lait en tube. À part un cafard gros comme l’ongle du pouce dans le bac à légumes, le frigo était vide. Plus très faim, mon pote. Le dos tourné à la fenêtre, j’ai regardé les deux numéros de téléphone sur l’ardoise en plastique. À force, j’ai fini par retenir par cœur celui qui correspondait à l’Eurosignal de Franck. L’autre, je le connaissais déjà d’avant.

Ils n’étaient pas plus utiles l’un que l’autre, et dans mon idée, mais je me trompais, Franck était mort.

Chez Saïd, j’avais une petite ardoise. Rien de bien méchant et il savait que je paierais recta dès que j’aurais mes frais mensuels. Je l’ai aggravée en prenant deux vrais cafés, mais lorsque Saïd m’a proposé de prendre un bourbon, j’ai refusé. Je sais comment ça commence et aussi de quelle manière ça finit, et je ne voulais pas prêter le flanc à la critique dans ce domaine — j’avais déjà trop donné.

Saïd m’a dit :

— Tu as l’air crevé. Tu veux les clés de la villa ?

C’était sur les hauts de Nice, dans une oliveraie.

L’ombre y était douce et fraîche et on aurait pu croire qu’elle avait emprunté au passage sa grisaille bleutée aux feuilles, mais pas le tourment des branches. Je ne connais guère d’arbre plus expressif et tendre que l’olivier, si ce n’est peut-être certaine race de bouleau, infiniment plus mélancolique, à la grâce plus nostalgique, mais tout aussi fragile et impalpable. Il devait faire meilleur là-bas. Il devait faire partout meilleur qu’ici. J’ai encore fumé toute une Camel en buvant mon café, j’ai indiqué doucement non de la tête, comme la cime d’un arbre tremble à un petit vent pensif. Saïd s’est penché sur le comptoir. Il portait une chemisette aux motifs hawaïens assez hideux. Lui aussi avait cet air vieilli et fripé de ceux qui vivent la nuit. Il m’a confié comme un secret :

— Farida est passée. Elle veut te voir. Elle m’a dit de te dire qu’elle allait passer ce soir à l’Usine. Pourquoi tu pars pas avec elle ?

Comme tout le monde, Saïd ne posait pas les bonnes questions. Je ne savais pas que Farida partait. C’était une bonne gagneuse et elle avait un cabriolet Mercedes. Pourquoi serait-elle partie, et où ? Farida n’avait pas de julot, ça je le savais. C’est vrai que j’aurais pu tout péter et partir avec elle si je l’avais aimée. À force de gratter, elle s’était fait une jolie pelote. Nous aurions pris un bar-tabac avec une licence quatre dans le Sud, là où il y a des tuiles romaines et de l’eau claire au canon des fontaines, et pourquoi pas ? Je n’aurais pas été le premier à manger du pain de fesse. Dix fois elle me l’avait proposé et dix fois j’avais refusé. C’est vrai qu’au lit on s’entendait bien et qu’on aurait pu aussi dans la vie de tous les jours. C’était un drôle de canon, Farida, bien mieux encore que Calhoune, beaucoup mieux disposée et d’une honnêteté absolue. Fidèle, aussi. J’étais seulement trop vieux et trop amer pour elle.

Saïd a soupiré comme il le faisait souvent depuis quelque temps en me voyant, il s’est passé la main sur la figure et a absorbé d’un trait tout son baby qui avait l’air d’un adulte bien bâti. Il m’a fixé de ses deux yeux verts fatigués, aux paupières éternellement rougies. J’ai compris que le téléphone arabe avait fonctionné quand il m’a dit sans bouger la face :

— Les types du Groupe criminel sont passés à midi. Le grand Willy m’a raconté que tu t’étais fait virer.

— Correct.

— Ça avait l’air de leur faire plaisir.

— Encore correct.

— Pourquoi tu te barres pas ?

— Pourquoi je me barrerais ?

— Combien de temps il te reste à tirer ?

Il aurait fallu qu’il précise le sens de sa question. Telle quelle, elle ne me plaisait pas. J’ai regardé dehors. Il ne pleuvait plus. Il faisait toujours nuit, mais il ne pleuvait plus. Il y avait encore du vent. Je savais bien ce que Saïd pensait, que c’était plus la peine que je continue à me battre comme je l’avais fait depuis si longtemps, qu’il était temps que je pense un peu à moi. Il ne me voyait pas barbillon. Saïd, à sa manière, m’aimait. Farida aussi. On n’est jamais aussi seul qu’on le pense ni qu’on le voudrait. Je sentais le poids du pistolet dans son étui. Je sentais le vent froid.

Pour ne pas boire, je suis parti très vite, sans répondre.

Pourquoi répondre ?

Dehors, le vent à rebrousse-poil crêpelait avec méchanceté les minces flaques noires bien incapables de se défendre, comme tout ce qui n’a pas d’avenir. C’était un vent court, sec et froid, qui semblait passé sur de la glace. Brusquement, j’ai revu Franck immobile et muet sur mon palier et sans mobile apparent la figure de Calhoune dans son bureau surchauffé. Elle n’avait pas eu l’air si dur et résolu que je m’y attendais. On aurait peut-être pu s’entendre, Franck, elle et moi, même si aucun de nous trois ne cherchait exactement la même chose au fond. Ça nous aurait évité à tous bien du tracas. Il aurait peut-être fallu que je les écoute mieux ou que je sois moins fier, ou encore moins loin de tout et d’eux, que je me sente encore un peu d’envie, mais ces choses ne s’improvisent pas. Et puis, c’est comme au stand de tir, la vie : c’est quand on a tout vidé et qu’on va aux résultats d’un pas d’arpenteur qu’on mesure le gâchis. Je n’en étais pas encore là. Il manquait quelques vacheries. De chez Saïd à l’Usine, je mettais en temps normal en marchant d’un bon pas cinq ou six minutes, j’en ai mis presque le double. À un moment, les nuages se sont déchirés entre les immeubles et la lune a paru nager dans un bleu outremer dur et profond. Elle avait l’air d’un plat d’argent bien bosselé et dangereusement ancien, mais récuré à fond. Les flics n’aiment pas les nuits de pleine lune. Les nuits de pleine lune, on dirait que tous les agités du bocal se passent le mot pour faire des conneries. Des conneries qui emmerdent les flics. Il y a plus d’ivresses et de suicides, plus de férocités. Pour être juste, les flics n’aiment pas les autres nuits non plus. J’ai regardé la lune dériver dans ses écharpes livides avec lesquelles elle semblait jouer quand même, le premier choc passé, de façon plus rêveuse que menaçante, et pour un peu je l’aurais envoyée au bain, bien qu’elle fût d’une beauté à couper le souffle — un beau vieux plat d’argent coupant, un disque sans prix, si parfaitement plein et lumineux qu’il faisait mal jusque dans la mémoire.

Tout de suite après, j’ai pris le long couloir entre les immeubles qui conduit à l’Usine. Avec le planton, nous nous sommes salués sans mot dire, comme chaque fois, j’ai traversé le hall d’accueil comme un sas de décompression et je suis descendu.

C’était la dernière nuit et il ne restait plus beaucoup de marches.

Bien trop en ce qui me concernait.

En passant devant les cages, j’ai vu Jésus collé à la vitre blindée. Il retenait son pantalon tant bien que mal et avec deux doigts de l’autre main il m’a demandé une cigarette. Je n’avais pas de raison de lui en refuser. J’en ai passé quatre ou cinq sous la porte en fer, la dernière allumée. Il s’est penché en plusieurs fois et quand il s’est relevé, j’ai vu que les types du jour lui en avaient mis plein la gueule. Sans doute que Jésus avait voulu se rebeller. J’ai appris par la suite qu’il m’avait caché des choses dans sa première audition. Il avait oublié de s’allonger sur quelques braquages de plus et il ne m’avait pas raconté qu’il avait agressé une vieille chez elle, pour moins de deux mille balles, et qu’on avait dû l’hospitaliser. Je ne pouvais pas tout savoir. Les flics n’aiment pas les voyous qui tapent aux vieux. Les juges non plus et moi pas davantage. La vieille avait pris des coups, Jésus avait pris des coups, et moi ma migraine était revenue. Peut-être chez moi tenait-elle lieu d’indignation. Jésus est retourné s’asseoir sur son bat-flanc. Je savais qu’il fumerait lentement, avec précaution, en essayant de garder les mégots, en économisant. No future. Moi non plus.

Dans mon bureau, Léon tenait le téléphone. Il ne m’a fallu qu’une seconde pour me rendre compte qu’elle continuait à faire la gueule. Je ne sais pas à qui elle parlait, mais c’était d’une voix basse et neutre, avec des phrases sans portée, tout en se massant les tempes avec les doigts. En raccrochant, elle a poussé les registres dans ma direction en évitant de me regarder. Pour ma part, j’ai observé les branches qui s’agitaient follement dans le patio derrière son dos. Elles semblaient appartenir à de petits êtres griffus et malveillants acharnés à notre perte. Toute la nuit me paraissait malveillante, mais ce n’était que l’effet de la fatigue et de l’amertume accumulées. Aucune nuit n’est jamais malveillante, les hommes le sont déjà bien assez sans elle.

J’ai parcouru le livre d’activité nocturne, puis le registre de garde à vue. Jésus était en prolongation. Il y avait eu une escroquerie à la carte bleue, deux voleurs à la roulotte qu’on avait expédiés avant mon arrivée, une histoire de coups et blessures que Léon avait réglée en rédigeant une main courante et qui resterait sans suite. J’aurais certainement fait de même à sa place. C’était une nuit nulle.

Longtemps, Léon s’est ingéniée avec soin à ne pas m’adresser la parole.

En ce qui me concernait, c’était certainement la meilleure initiative qu’elle pût prendre. Le reste du groupe jouait au tarot dans un bureau contigu. Je ne trouvais rien à y redire. Il ne s’est rien passé jusqu’à zéro heure quarante. À zéro heure quarante, l’Étage des morts m’a annoncé un cambriolage dans un magasin d’électronique. Préjudice évalué provisoirement à deux cent mille francs. Propriétaire sur place, ainsi que les flics en tenue. Léon a pris des clés de voiture et un enquêteur, et elle est partie faire les constatations. Comme c’était un joli casse à l’ancienne et que la plume avait laissé des traces d’effraction exploitables, j’ai fait envoyer l’identité judiciaire. Routine. Par désœuvrement, j’ai joué un moment avec les autres, ni très bien ni très mal, avec l’esprit ailleurs, tout en parvenant à emmener deux fois le petit au bout sur une garde sans le chien.

Quand le téléphone a encore sonné, j’étais en train de ranger les cartes d’un pli qui serait pour moi sans relief, et j’ai pris tout de suite, en regardant machinalement ma montre. Elle marquait alors juste deux heures. J’ai annoncé comme d’habitude :

— Douzième Division. Bonsoir, j’écoute.

Il y a eu un petit cafouillis de déclics complexes sur la ligne, puis aussitôt la voix m’est parvenue aussi claire et distincte que si elle provenait de la pièce d’à côté ou de la planète Mars, et j’ai compris que c’était un appel sur les lignes extérieures. La voix était nette, sèche, le ton pressé et sans détour. Je l’ai reconnue tout de suite, comme elle m’avait reconnue.

La voix a dit :

— Dans une heure chez toi, pays, ou alors porte de la Chapelle.

Puis aussitôt la tonalité qui, elle, provenait nettement du fond d’un tonneau vide abandonné sur la planète Mars. Franck m’avait tout dit. J’ai raccroché à mon tour. Pour ne pas trembler, j’ai serré les mâchoires mais ça n’a pas été très utile. J’ai tremblé de bas en haut comme un arbre qu’on déracine à l’explosif. J’ai quand même joué mon pli et je l’ai perdu. C’était bel et bien le bout de la route. Franck avait fait le coup. Autrement, il n’aurait pas appelé, ou bien il se serait adressé à moi autrement. Je suis retourné dans mon fauteuil, j’ai écouté le crachotement de la radio sur la fréquence de la police judiciaire. Calme plat. Ça ne me rassurait pas.

Rien n’aurait pu me rassurer. J’ai entendu les branches crisser contre la vitre dans mon dos, le vent peser en sifflant entre les joints de la fenêtre là où ils étaient foutus. Ils étaient foutus presque partout. Pour tromper le temps, je suis monté prendre un café. Franck m’avait donné une heure. J’ai pris un café court, sans sucre. Il n’était ni bon ni mauvais, seulement court et brûlant, sans sucre. Peu après, Léon est rentrée de son expédition. Elle s’est bornée à me rendre compte d’un ton plat et formel qui ne pouvait l’engager à rien. Léon était très capable de ce genre d’insolence à l’égard d’un supérieur, quel qu’il fût. Malgré cela, il m’a semblé qu’il y avait de la crainte dans ses yeux d’étain, bien que ce fût difficile à imaginer, de la crainte ou peut-être une sorte de souffrance passablement hideuse. Elle m’a pris le gobelet des doigts sans me toucher et a bu deux gorgées en faisant la grimace. Drôles de destins croisés. Elle m’a rendu le café sans un mot, elle a tourné les talons. Son comportement avait quelque chose de vain et d’un peu forcé. Je l’ai regardée passer les portes battantes. Rudement bien faite, Léon. Sans douceur, du moins je le croyais. Sa douceur, elle la réservait tout entière pour Franck, et on aurait pu en remplir des cargos, mais je ne le savais pas et Franck n’avait plus besoin de douceur depuis bien longtemps. Ce que Léon avait commis pour lui, je n’en avais pas fait le centième. Ce qu’elle réservait encore, je n’en avais pas idée.

À tout se rappeler, il vient une grande fatigue qui se mélange aux regrets et à une tristesse sans remords, peut-être la seule forme de sagesse qui nous soit accessible. Je suis resté près de la machine à café puisque je savais que Léon était en bas et qu’elle prendrait les communications en cas de besoin — et qu’elle me rendrait compte sans tarder. J’ai fumé, assis dans un des fauteuils de l’entrée, les chevilles croisées. J’ai repris un café court, sans sucre. Je n’attendais pas — je n’attendais plus. Je ne voulais plus entendre parler de rien ni de personne. Je n’étais plus de taille à me mesurer à de vrais bandits. Je ne cherchais plus d’histoires. À personne, pas même à moi. Il se peut que je me sois même assoupi cinq minutes. J’ai entendu la voix du planton, puis le bruit des portes vitrées. Pas de bruits de bottes, donc on ne m’amenait pas de viande. Non, un pas un peu sec, précis, rapide, sur un rythme de fox-trot. Talons aiguilles.

Je suppose que Farida croyait bien faire en venant me voir, en me prévenant. Elle n’avait pas du tout l’air d’une pute et je ne ressemblais pas à un flic. Elle portait un trench ceinturé qui la faisait paraître pressée et des talons bien moins hauts que je le pensais. Elle m’a vu tout de suite en rentrant, là où elle ne s’attendait pas à me trouver, je lui ai lancé une pièce de deux francs qu’elle a saisie au vol et elle s’est tiré un café à la machine, comme chaque fois qu’elle passait. Je n’avais rien à offrir de plus. Elle est venue s’asseoir en face de moi dans un fauteuil. Très belle femme, Farida. Elle avait ramassé sa crinière rousse en catogan et ne portait pas le moindre bijou. Elle n’en avait pas réellement besoin. Dans la rue, certains la prenaient pour un trave tellement elle était grande et bien faite, mais je savais que c’était vraiment une femme et pas un Brésilien. Elle m’a dit :

— Je suis convoquée chez les flics. Tu sais pourquoi ?

— Je sais pourquoi. Carte bleue.

— Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

— La vérité.

D’un air inquiet, elle a regardé partout — là où la vérité ne risquait pourtant pas de se trouver. Peut-être commençait-elle à supposer que la vérité ne se trouvait nulle part, ce que bien des flics et des putes savent sans oser se l’avouer. Elle m’a regardé aussi, avec peut-être plus d’attention et de regret que le reste, tout en s’allumant une Dunhill. Elle a murmuré :

— Tu es malade.

J’étais malade. Depuis très longtemps. Ni elle ni moi n’y pouvions grand-chose séparément et même en s’y mettant à deux ça n’aurait rien donné de fameux. C’était elle qui m’avait ramassé à ma sortie de clinique, elle aurait dû admettre que c’en était fini. Elle m’a dit d’un ton de souffrance :

— Je veux pas que tu tombes. Pas à cause de moi. Tu n’as rien fait.

— On tombe pas forcément pour ce qu’on a fait. Des fois, on tombe pour ce qu’on n’a pas fait. Des fois encore, on tombe pour rien.

— Qu’est-ce que tu n’as pas fait, toi ?

Si seulement je l’avais su, ça m’aurait peut-être aidé. Ou alors, je le savais et je ne voulais pas me rappeler. Tout de même, ça n’était pas faute d’avoir cherché. Ma cicatrice au ventre m’a brûlé. J’ai regardé ma montre de manière machinale. Il me restait une demi-heure pour me rendre où serait Franck, peut-être, et j’ai compris que je n’irais pas, parce que cette histoire ne me concernait en rien et que j’avais peur. Une drôle de chose, la peur. Elle m’avait accompagné tout le temps, chaque jour à chaque heure depuis des années, elle remontait par vagues glacées, ma peur. Elle devait se voir comme le nez au milieu de la figure. J’ai juste bougé un peu d’une fesse sur l’autre.

— Tire-toi, Farida.

— Non.

— Sois gentille, tire-toi.

— Non. Je veux pas te laisser comme ça.

— Comme quoi ?

— Malade.

— Je ne suis pas malade.

— Tu es malade.

Je n’avais pas envie de discuter avec elle. Je me suis levé et elle m’a suivi dehors. Elle avait laissé le cabriolet Mercedes en double file devant la Division. Ce genre d’engin vaut au bas mot cinquante unités. En grattant un peu, Calhoune et ses hommes trouveraient bien que c’était moi qui l’avais fait avoir à Farida pour moins de trente briques. Je n’avais pas touché de commission. Je n’étais pas un hareng, mais Calhoune s’en foutait. Il me restait vingt minutes pour rentrer chez moi attendre Franck. Farida m’a pris le poignet. Elle a observé :

— Tu as froid.

— J’ai froid.

— Monte cinq minutes dans la voiture.

Je suis monté. La nuque contre l’appui-tête, j’ai tremblé, les mâchoires soudées. Farida me tenait la main. Au bout d’un petit moment, elle a mis le contact et je ne l’ai pas empêchée de démarrer, comme j’aurais dû. Si on avait mis ce qui me servait de cervelle dans la tête d’un corbeau, il aurait volé à reculons. Les poings dans les poches de blouson, j’ai continué à trembler en dépit de la climatisation, puis peu à peu le froid s’en est allé et j’ai pu allumer une cigarette d’une main. Je savais qu’en bas Léon tenait solidement les commandes du Groupe et qu’elle les tiendrait le temps qu’il faudrait après mon départ. Je ne pouvais pas penser qu’elle partirait avant moi, ni que je me faisais des idées. Farida a roulé doucement, sans but. C’était une souple et belle machine, cette Mercedes. Il n’y faisait pas froid. Elle aurait pu me conduire ailleurs, loin, et peut-être même à bon port, là-bas où le soleil finissait toujours par se lever pour quelqu’un. La pendule de bord a marqué sans bruit trois heures puis trois heures dix. J’ai fait signe à Farida qu’il était temps de me ramener dans mon gourbi, en bas. C’était en bas, ma place, plus pour très longtemps, et c’était un endroit ni très fameux ni très reluisant, mais c’était tout ce qui me restait. Cette dernière promenade, je me souviens qu’elle a été triste comme un fond de bouteille.

En bas, il ne s’était rien produit durant mon absence. Léon m’a laissé le fauteuil et le téléphone. Elle est allée dormir un moment et j’ai fumé cigarette sur cigarette en attendant la suite. La suite et la fin. Elles sont arrivées à une mauvaise heure de la nuit, sur le coup des cinq heures, sous la forme d’une voix qui était celle d’un Mickey Mouse et qui me disait :

— Cadeau pour toi. Devant l’Usine. Cadeau.

On s’était servi d’un petit appareil destiné à déformer le timbre et la diction du correspondant, de manière à le rendre inidentifiable. J’ai raccroché, j’ai pris mon pistolet dans le tiroir et je suis monté.

Devant la Division, bien rangée sur un emplacement réservé à la maison, il y avait la grosse Alfa de Franck. Le capot-moteur n’avait pas eu le temps de refroidir. Franck non plus, dans le coffre.

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