Quinze

Après le départ de Léon, j’ai dormi, très mal, par brèves saccades. Sans cesse revenait le moment où j’avais repris conscience à Saint-Antoine dans le service de réanimation, avec des sondes et des tuyaux partout, et même dans l’urètre, dans la pénombre et le scintillement des écrans, mais pas dans le silence. Rien n’est moins silencieux qu’un hôpital. Je croyais que c’était la même nuit — nous étions quatre jours plus tard et je n’étais pas mort. J’avais un gros pansement sur le ventre et je souffrais du nez et de la gorge à cause des tubes, c’était tout. La pendule du moniteur marquait cinq heures dix.

Je n’étais pas mort.

On venait, on se penchait sur moi et je n’étais pas mort. Je n’étais même pas sérieusement blessé. Une fois de plus, je n’étais rien. Plus tard, la grosse face carrée et plaisante de Strauss apparaissait non loin de moi. Il m’avait recousu le flanc et le ventre juste au-dessous du nombril et il me montrait ma boucle de ceinture.

— Bidon. Une plaque d’acier avec presque rien d’argent dessus. Ton Jivaro a dû se servir d’un morceau de Sherman pour la fabriquer. (Il me montrait autre chose, une ogive qui avait champignonné à l’impact.) Tu t’es fait arroser à la neuf parabellum. Ce sont des morceaux de la chemise en métal qui t’ont labouré autour.

Il ne riait pas, Strauss. Pas vraiment. Quatre jours de coma deux.

Il haussait les épaules.

— Probablement le choc nerveux. Tu l’as vu par le trou de la serrure. Quelle tête il a ?

— Quelle tête a qui ?

— Le diable, bien sûr. Léon est passée, deux ou trois de tes soldats aussi. Des flics d’un autre service. (Il haussait les épaules. Il me regardait d’un air mécontent.) À la prise de sang, tu avais deux grammes trente-six d’alcoolémie. Ça ne t’a pas empêché de descendre ton adversaire.

Strauss s’est planté un index en plein front, perpendiculairement au crâne. Une seule balle, à moins de six mètres, à bras tendu. Plus tard encore on m’interrogeait. J’étais naze, mais pas au point de ne pas saisir le sens des questions. J’avais expédié Gino Maretti de sang-froid — pour autant qu’on pouvait être de sang-froid avec autant d’alcool dans le sang. J’avais fait en sorte de l’obliger à me tirer dessus et j’avais été assez fort et persuasif pour que Gino me manque la première fois, pour que la deuxième balle se borne à me labourer superficiellement le flanc droit et que la troisième vienne se loger exactement dans ma boucle de ceinturon, ce qui m’avait sauvé. Je garde un souvenir nauséeux de ces interviews, l’impression d’avoir pataugé inlassablement dans un marécage putride avec plus toute ma tête, un sentiment triste et amer de défaite. Je sentais bien que ceux qui m’interrogeaient n’avaient rien contre moi, rien de personnel en tout cas. Leur version se tenait aussi bien que la mienne, sauf que je ne voyais pas pourquoi j’aurais descendu Maretti comme un chien.

Les flics des Bœufs non plus.

Voilà tout ce qui revenait à la surface entre deux brefs accès de sommeil, ce matin-là. Ça et le fait que j’aurais aimé que Calhoune vienne me voir, mais elle n’avait plus de raisons de le faire. Je l’attendais quand même, je m’en rends compte maintenant. Je n’attendais qu’elle. Je lui aurais sans doute dit ce qui s’était passé, ce que Gino m’avait dit. Je lui aurais tout raconté en lui tenant la main, je lui aurais promis, c’est sûr, monts et merveilles. Elle ne m’aurait pas cru et elle aurait eu raison.

Le diable…

Ni cette fois, ni avant ni après, je ne l’avais vu. On ne voit jamais ce qui est partout autour de soi, même pas dans la soudaine et brutale immobilité d’un arbre en plein vent, on ne voit jamais ce qui devrait crever les yeux. Personne n’a jamais vu non plus le Trésor public, vu de ses propres yeux, et pourtant tout le monde sait qu’il existe.

Franck non plus, je ne l’ai pas vu pendant tout ce temps, ni à l’hôpital ni à la clinique par la suite. Tant mieux, parce que je n’avais rien à lui dire, rien de raisonnable ni de constructif pour l’avenir, comme on dit de nos jours. Je ne le tenais pas pour responsable. De surcroît, sur ce coup, je lui avais fait perdre une commission qui faisait dans les cent mille francs, entre ce qu’il devait toucher des voleurs et des volés. Six minutes pour un casse, pour un vrai casse, c’était bien peu. Il y avait eu des complicités. Ne serait-ce que financièrement et du point de vue de sa fiabilité auprès de ses interlocuteurs non institutionnels, je lui avais causé un réel préjudice. Il faut être juste, si Franck m’en a voulu un tant soit peu par la suite, en tout cas il ne me l’a jamais dit. Il avait ses raisons, Franck, et qui en valaient bien d’autres. S’il me les avait confiées, je les aurais peut-être comprises. J’ai bien compris ce qu’il m’a confié un soir comme un secret, cette observation banale qui n’en était pas un, lorsqu’il m’a dit, sur le pont de Solférino une des dernières fois que nous nous sommes vus : « Le seul pouvoir, pays, le seul vrai pouvoir est celui de corrompre. L’honnêteté, c’est ce qu’on exige des pauvres et des gens de maison. Des commis — mais pas des grands commis. »

Je ne pouvais pas lui donner tort. Il n’est pas utile de contredire ceux qui disent vrai, même s’ils ne le veulent pas vraiment. Il avait tout compris, Franck, sauf que ça ne servait à rien de le dire. En s’approchant de son Alfa, il m’avait demandé si je voulais qu’il me ramène. Peu de petits commis peuvent se payer ce genre d’engin et je n’avais pas d’endroit où aller — aucun endroit particulier. C’était la nuit et il faisait froid. La voiture s’est éloignée rapidement avec une houppette de vapeur d’eau au bout du tuyau d’échappement, dans ce feulement inimitable qui constitue le charme des moteurs de la marque, un peu creux et rauque, mais pas du tout désagréable.

Elle emmenait Franck et ses rêves.

Il ne savait pas comment elle me le ramènerait.

À force de ne pas arriver à dormir, j’en ai pris mon parti. J’ai rangé la monnaie et les photos que Hadj m’avait fait remettre dans l’enveloppe et je l’ai glissée entre deux disques. L’un des deux était l’enregistrement historique d’Armstrong au Carnegie Hall, l’autre la Far East Suite du Duke, mais j’étais trop imbibé pour que l’un ou l’autre puisse m’être utile en quoi que ce soit. J’ai ramassé les cadavres de Kro et il m’a fallu trois voyages pour aller les flanquer à la poubelle, puis je me suis fabriqué tout un pot de café soluble brûlant. En attendant qu’il refroidisse, je suis allé me raser et me doucher. J’ai changé de vêtements et je suis retourné dans la cuisine. Du bout des doigts, j’ai effacé sur la petite ardoise en plastique les deux numéros de Franck, mais c’était un peu tard. Il en est resté la trace et je n’avais ni le trichlo ni l’envie de mieux les enlever.

Je suis resté un moment dans l’un des deux fauteuils du Salon de musique. Je n’attendais pas le jour, mais je ne le redoutais pas non plus. Avec lui, je savais que viendraient le sommeil et un morceau d’oubli — et peut-être un peu de paix. Inlassablement, mes pensées sont revenues à l’hôpital, et à la clinique après. C’était un établissement moderne, de plain-pied dans la campagne, au bord d’un bois, au décours d’une colline. J’aurais pu m’y sentir bien, je n’y avais pas été mal. Même pendant les dix jours de cure de sommeil au tout début qu’on l’eût prévenue qu’elle ne pourrait pas me voir, Farida était venue. Elle avait été la seule. Elle m’apportait du chocolat noir, des cigarettes et des pièces de vingt centimes. Le chocolat noir parce que j’en avais vaguement manifesté l’envie, les cigarettes car elle savait que je ne pouvais me passer de fumer et les pièces de vingt centimes pour la machine à café. Ma première sortie, je l’avais faite à son bras. J’avais encore la mandibule du bas qui tremblotait et à chaque pas il semblait que mon crâne allait éclater, mais tout doucement et assez droit, nous étions parvenus jusqu’à l’embranchement du village.

C’était un grand voyage pour elle et moi.

Deux ou trois fois en la voyant descendre de la Mercedes, je l’avais prise pour Calhoune. De loin, bourré d’antidépresseurs comme je l’étais, l’illusion était dépourvue de cruauté et n’avait rien de blessant, mais Calhoune ne serait jamais montée dans une Mercedes. Même un cabriolet était trop vulgaire pour elle, un cabriolet Mercedes, j’entends. Je ne pouvais pas lui parler de Calhoune, à Farida. Pas plus au psychiatre. Je ne pouvais en parler à personne. Calhoune, je l’ai aimée du premier jour où je l’ai vue, dès le premier instant. Elle portait un tailleur grège, avec une veste droite boutonnée aux revers italiens, un chemisier crème et des bottes à talons bordeaux. Des collants aussi probablement, et des dessous. Elle serrait une pochette en cuir sous le bras et avait l’air craintive. C’est bien la seule fois que je l’ai vue craintive.

Elle sortait de l’École des inspecteurs et on m’avait chargé de son initiation, ou du moins de son instruction. Pendant deux ans, je l’ai menée à la dure. Je ne voulais pas de femme dans le Groupe, mais Calhoune était plus qu’une femme — elle n’était pas n’importe quelle femme. À sa manière, tout comme Léon, c’est une dure. Pas très bon tireur, mais teigneuse et volontaire. De tous les flics que j’ai formés, Calhoune était certainement la plus douée, mais pas la moins fragile. Comme chacun d’entre nous, Calhoune avait deux faces. Savoir laquelle des deux gagnerait… Il lui manquait du vice, mais moins que je le croyais, et cette force d’amertume que confèrent la pratique et l’habitude du mensonge et des faux-semblants, et le spectacle de l’avidité. Il lui aurait fallu plus d’endurance et d’insensibilité, moins de besoins, pas forcément de luxe. On survit à ses caprices, mais pas à ses envies. Calhoune voulait tellement de choses… Pour commencer, elle voulait être heureuse, ce qui ne porte jamais chance. Je n’ai jamais dragué Calhoune et elle ne m’a jamais dragué. L’une de ses deux faces m’a aimé, pas l’autre, et il en a été de même en ce qui me concernait. Pas chanceuse et trop jeune.

Les vrais joueurs veulent perdre, comme s’ils désiraient rien tant que se punir pour des actes qu’ils n’ont pas commis. Calhoune était joueuse, elle avait tout mis sur moi et j’avais fait mine de la croire, de croire cette face, cette Calhoune, mais il y en avait une autre, qui avait tout mis sur le concours de commissaire, les beaux habits et la maison de Samois, la Porsche et les meubles de style, sans que ce fût blâmable — et les deux étaient aussi vraies l’une que l’autre. Franck m’avait dit le même soir, pont de Solférino : « Calhoune est une femme chère. Très chère. »

Il l’avait dit, et je l’avais compris, comme un compliment. Nos vies ne sont parfois que des croisements de routes et personne ne reste jamais au milieu d’un croisement et c’est pourquoi elles sont si fréquentées et si désertes en même temps. J’aurais aimé pour elle que Calhoune se mette en règle avec elle-même pour commencer. J’aurais aimé qu’elle fût enfin heureuse. J’ai fait tout ce que je pouvais pour qu’elle le soit. Je ne pensais plus à la Douze et à mes embêtements, je pensais seulement à elle, à sa façon de se mouvoir pensivement, à son sourire et à la douceur de sa hanche, à ses rages et ses bâillements de chaton lorsqu’elle allait tomber dans le sommeil. Au moment de dormir, juste sur le bord du puits de la nuit, Calhoune bourrait son oreiller de petits coups de poing, et je disais souvent qu’elle ne bâillait que d’un œil, ce qui la faisait rire, et tout était à recommencer, les petits coups de poing, les deux bâillements… Le nombre de fois que je l’ai veillée sans qu’elle le sache… Je me sentais très fier et bêtement important comme si j’étais responsable en quoi que ce soit du fait qu’elle existât.

Le matin est venu. Pluie et vent. Yellow Dog est rentré et je lui ai préparé son assiette. Il a mangé en se goinfrant et nous sommes allés nous coucher. J’ai mis la pendule pour dix-huit heures, sans trop réfléchir que je n’avais pas besoin de me lever puisque je ne prenais pas la nuit. Du bout des doigts, j’ai mis une cassette de Bessie Smith très en sourdine. La bande-son de Saint Louis Blues, avec ses diamants de pluie.

Je ne voulais de mal à personne.

Plus même à moi.

Du moins, je le croyais.

Vers dix-neuf heures, je suis descendu chez le Tunisien. J’ai pris six œufs, un tube d’harissa, deux boîtes de lait condensé et un paquet de café. Du vrai café. Certains soirs, je m’offre ce genre d’extra. Du vrai café et de l’harissa du Cap. Bon pour mettre sur les œufs durs. Il pleuvait toujours, mais je ne me sentais pas morose. Je voyais bien une soirée pour moi tout seul, à écouter Bessie Smith et le vent dans le conduit de cheminée ainsi que la pluie clapoter sur le ciment du balcon. Comme je progressais le front bas à cause des bourrasques, je n’ai pas prêté attention à la voiture qui stationnait en double file. J’ai seulement tourné la tête dans sa direction en entendant un petit coup d’avertisseur. Pontiac noire. Vitres teintées. Radio-téléphone. La glace électrique s’est baissée du côté du conducteur et Lampe-Torche m’a appelé de sa main gantée. Ça ne sert à rien de toujours fuir. Je me suis approché la tête dans les épaules, le paquet d’épicerie sous le bras. Lampe-Torche me regardait. Il avait plus de la trentaine. Son visage était inexpressif, pas ses yeux. Il y avait dedans la morgue que mettent les agents du Trésor pour détroncher ceux qui sont insolvables. Je me suis un peu penché.

— De quoi on parle, cette fois ?

— D’un homme qui ne se presse pas beaucoup.

Lampe-Torche a levé l’épaule gauche pour plonger la main dans sa poche de manteau. Ça n’était pas le geste qu’on fait pour sortir un calibre et il n’y avait rien de malveillant dans son attitude. Avec un léger soupir contrarié, il a sorti un petit paquet, l’a examiné et me l’a tendu sans mot dire. Je l’ai pris, j’ai fouillé dans la poche de gousset de mon jean et je lui ai donné la pièce. Lampe-Torche l’a saisie, l’a examinée et l’a lancée en l’air d’une pichenette. Elle est retombée sur le haut du gant, mais je n’ai pas vu si c’était pile ou face. Lampe-Torche ne m’avait pas quitté des yeux et il semblait brusquement plutôt content. Son contentement n’avait rien de chaleureux. Son regard non plus. La pièce a disparu, le contentement aussi, de même que la main gantée qui a cherché le bouton de commande de la vitre électrique, qui a commencé à remonter. Quand il n’est plus resté que les yeux ternes et un morceau de front de visibles, Lampe-Torche a déclaré comme pour réparer un oubli de sa part :

— Mon employeur souhaite que vous repreniez contact avec lui. Rapidement.

« Souhaite. » La vitre est remontée jusqu’au bout, la voiture est partie en se dandinant un peu à cause de l’essieu rigide à l’arrière. Une Pontiac noire avec à son volant un homme ganté de noir semblant dépourvu de vie. C’était à mourir de rire. De tête, avant qu’elle disparaisse au coin de la rue, j’ai relevé le numéro d’immatriculation sur la plaque de police à toutes fins utiles, et je suis resté comme un gland, avec la pluie qui me dégoulinait sur la figure et détrempait mon sac de commissions, à balancer entre le pouce et l’index le petit paquet qui se comportait au bout du ruban à la manière d’un cadeau de prix. L’emballage était fait d’un beau papier pourpre moiré aux plis cassants, savants et riches. L’objet avait la taille d’un étui servant à contenir une montre-bracelet, ou n’importe quel bijou, trop allongé pour que ce fût une bague, ou encore un gros stylo à plume. Le bolduc était en rayonne mauve, exactement appareillée au papier, avec sur le nœud un chou d’où partaient encore deux bouts de ruban qui s’enroulaient comme des vrilles de vigne vierge, retenus par la petite étiquette dorée d’une boutique free-taxe sur les Champs. Le chou, je le jugeais un peu excessif mais on s’était à l’évidence donné un certain mal à le confectionner. C’était trop léger pour une montre. C’était trop léger pour tout. J’ai été à deux doigts de tout laisser tomber dans le caniveau.

J’aurais mieux fait.

En rentrant, j’ai branché ma petite machine à expresso et j’ai mis de l’eau à bouillir pour les œufs. Le néon au-dessus de l’évier dispensait une lumière froide et bleutée, mais pas inamicale. J’ai allumé une Camel tout en retournant le paquet dans tous les sens. Je l’ai secoué près de mon oreille, sans parvenir à identifier le son qui en provenait, ni le genre d’objet qui pouvait le provoquer. Mentalement, j’injuriai Hadj, puis sa race, sa mère et le reste de la famille. Je fis de même pour Lampe-Torche, bien que je ne visse pas au juste à quelle race il pouvait appartenir, s’il pouvait avoir eu une mère, et si ce genre d’homme pouvait avoir une famille. Peut-être Lampe-Torche se posait-il la même sorte de questions sur mon compte, après tout ?

J’ai sorti mon Buck de l’étui de ceinture — c’était un tout petit Buck qui ne portait pas à conséquence —, et j’ai tranché le bolduc. J’ai défait le papier proprement, je l’ai plié à part, et je me suis interrompu pour aller mettre les œufs dans la casserole et me servir une tasse de café. L’étui rigide était du même mauve que le bolduc, long, plat et un peu duveteux au toucher, sans aucune marque dessus. J’ai trouvé sans difficulté le petit fermoir et j’ai ouvert.

J’ai perdu ma cigarette et sans que je le veuille, mes mains se sont mises à trembler. Ce n’était pourtant pas bien terrible et pas vraiment hideux comme spectacle. Il n’y avait même pas de sang. C’était inerte, pour sûr, livide bien entendu… C’était un doigt. Un simple doigt qu’on avait coupé au ras de la main, trois phalanges d’un annulaire de femme où il y avait encore des bagues en métal doré d’une faible valeur marchande comme en portait Farida lorsqu’elle travaillait. L’ongle était peint d’un mauve lisse et doux qui était souvent sa couleur. Rien de sale. Je n’y ai pas touché. Je l’ai examiné en le portant à la hauteur des yeux. La section était franche et précise, l’os intact. Je n’aurais pas dû, mais j’ai jeté le paquet contre le mur comme si c’était un verre que je voulais faire éclater, avec trop de force et de rage, et le doigt en ricochant et en roulant a rendu un bruit de caillou.

J’ai ramassé ma cigarette, je l’ai ramassé aussi et je l’ai lancé dans l’évier. Il était froid. Très froid. Congelé. Je suis allé vomir en m’empêtrant les bottes. En vomissant, je me suis brûlé avec ma cigarette.

Pas de nerfs, hombre, pas de nerfs…

Lorsque j’ai eu fini de vomir et de trembler tout en couvant les chiottes dans mes bras d’un regard idiot, je me suis relevé en plusieurs temps, pièce par pièce, avec beaucoup plus de morceaux que je ne croyais en comporter d’ordinaire, tout en respirant de moins en moins mal cependant. Il n’y a pas de colère juste et pas de colère injuste non plus. Il y a des colères utiles et d’autres qui ne le sont pas. J’ai fermé les deux poings à hauteur des épaules, coudes au corps, comme les jeunes crétins modernes qui font de la publicité à la télévision pour une marque d’eau gazeuse à l’usage des yuppies, avec des airs de niais et de petits moignons qui se voudraient menaçants mais ne le sont guère. Mes poings à moi sont gros, osseux et cabossés, je les ai toujours trouvés vilains à faire peur et ma figure ne devait pas être avenante non plus. J’ai bougé sur les hanches et j’ai remué les épaules. Les boxeurs font de même lorsqu’ils sont mécontents d’un mauvais coup dans le flanc. Mauvais coup ou pas, les boxeurs ont souvent l’air mécontent, sans doute à cause de tout ce qu’ils sont contraints d’encaisser. J’ai sonné durement — gauche-droite — le réservoir mural de la chasse d’eau. Les coups se sont répercutés jusque dans mes talons de bottes. J’avais pourtant reçu des cadeaux bien pires. Ma colère n’est pas tombée.

Je suis allé éteindre le gaz sous les œufs, j’ai bu en hâte une autre tasse de café, puis je l’ai passée sous le robinet. Dans le second bac, dont je me sers rarement, il y avait toujours le doigt. Raide, dur, pointu. Minéral. Je l’ai ramassé et entortillé dans un morceau de papier essuie-tout et je l’ai stocké dans le compartiment à glaçons du frigo. Sur le moment, j’ai pensé que ça ferait une compagnie à mon camarade le cafard mort qui habitait lui le fond du bac à légumes.

J’ai ramassé mon blouson et je suis sorti.

Dans la nuit.

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