Trois

Naturellement, la nuit a fini par se terminer. La femme nous a encore un peu gonflés avec cette histoire de parapluie qu’on n’avait pas retrouvé — qu’on n’avait pas cherché —, on lui a restitué les affaires de sa fille et Léon lui a marqué sur une convocation l’adresse de la morgue ainsi que celle du commissariat de jour qui poursuivrait l’enquête, et puis elle est partie, lentement, doucement. Peut-être n’avait-elle plus très envie de rentrer chez elle. Léon, qui s’était radoucie, l’a raccompagnée jusqu’à la poterne.

Peu avant cinq heures, on nous avait amené deux voleurs à la roulotte qui ont été opérés tout de suite. Les choses auraient pu être pire. Entre six et sept, j’avais somnolé un moment dans l’un des bureaux du fond où il y a deux lits pliants, mais pas de fenêtre. J’avais revu toute la bande, y compris Calhoune et Franck. Dans mon rêve, qui n’en était pas vraiment un, ils étaient plus jeunes et moi aussi. C’était en juin, près des étangs, et nous avions allumé un grand feu en notre honneur et en celui du soleil dont c’était la fête. Mon ancien groupe vivait ses derniers jours, moi aussi. « Jadis, a écrit Rilke, jadis nous fûmes riches… » Calhoune portait une de mes vieilles chemises, des jeans et des santiags. Calhoune m’aimait. Franck aussi, je suppose. À l’époque, je suppose, tout le monde m’aimait et j’aimais tout le monde ou presque. Surtout Calhoune et Franck. Les flammes crépitaient et grondaient et des gerbes d’étincelles montaient dans le ciel noir comme des balles traçantes. C’était en juin et il avait fait très chaud et sec. Certains souvenirs sont plus dévastateurs qu’un tir groupé dans l’abdomen. À l’époque, j’aurais souhaité qu’on m’enterrât dans le sable avec mon cheval et ma guitare, au jour du dernier jour.

À l’époque, je ne savais pas. Je n’avais pas commencé à descendre. Je cheminais encore sur la ligne de crête. Peut-être même Calhoune disait-elle vrai, peut-être m’aimait-elle vraiment après tout, à sa manière. À l’époque.

En fin de service, personne ne s’était inquiété du conducteur de la Golf et on n’avait pas retrouvé la Lancia. Bien des petits crimes demeurent ainsi impunis, beaucoup de minuscules regrets atroces aussi.

Au matin, j’ai quitté la Division et je suis allé prendre le métro. Dans les couloirs, j’ai croisé tout un tas de vivants qui allaient dans un autre sens que le mien. Dans l’ensemble, ils paraissaient astiqués et raisonnablement neufs, convenables comme le sont les rames et les stations le matin, les trottoirs et les rues, et peut-être au fond le monde entier et tout ce qui en est encore à peu près au début avant que les choses n’aient trouvé le temps de trop mal tourner. Ils étaient pressés aussi, bien plus que moi.

Dans mon sens, je remontais. J’avais fini. Une nuit de plus. J’avais les paupières lézardées et la gorge en carton de trop de cigarettes, j’avais froid dans les os mais cette fois encore je ne m’en étais pas trop mal tiré. Presque indemne.

Je suis resté debout appuyé à une barre, le sac en bandoulière et les poings enfoncés dans mes poches de blouson, à rêvasser en me balançant sur les talons au rythme du wagon, un tempo plus proche du tango argentin que de la valse, avec souvent des syncopes de deux ou trois mesures, des hoquets secs et carrés comme une intro de rock. Dans le temps, le Duke a commis pas mal de blues qui ont l’air d’avoir été écrits dans un train. Je me suis demandé quelle sorte de musique il aurait tirée du métro, certainement des choses moins harmonieuses, plus dures et plus concrètes, mais pas moins irrémédiables. Les graffiteurs fous avaient encore frappé : les vitres étaient barbouillées de leurs grosses signatures à la peinture blanche. Les plus belles ressemblaient à des runes, ou aux dernières traces d’une civilisation éteinte, et la plupart à rien. Celles-ci ne ressemblaient à rien. Je me suis bougé et un morceau de vitre intact m’a renvoyé l’image d’une face maigre aux yeux remplis d’ombre et aux joues creuses — rien de bien reluisant, simplement une de ces gueules en coin de rue comme en ont ces pâles voyous qui rôdent et ne croient plus guère aux réductions de peine et certains flics qui n’y ont jamais cru. C’était la mienne.

Je rentrais.

J’habite un cinq pièces au dernier étage d’un immeuble déjeté à la façade couleur d’une dent malade. La boutique de hi-fi du rez-de-chaussée est fermée et les fenêtres du premier et du second sont murées avec des parpaings. Un jour ou l’autre, un promoteur trouvera que ça a trop duré et un incendie se déclarera accidentellement. Ce sont des choses qui arrivent et l’enquête n’aboutit jamais. En cinq sets, on édifiera à la place un de ces machins clean avec parking et digicode que les golden-boys s’arrachent, quelque chose de propre et d’élégant comme une sanisette. Peut-être que je serai parti avant. En attendant, avec d’autres baltringues dans mon genre, j’y vivais. Le couloir d’entrée en bas donne dans deux rues à la fois à l’image des traboules lyonnaises, ce qui est bien pratique pour les camés et les dealers, et les rare boîtes aux lettres bâillent à tous les vents, ce qui n’est pratique pour personne. L’escalier vétuste se tarabiscote et s’entortille dans le noir autour d’une rampe aux allures de vieille folle qui frémit et gronde tout du long dès qu’on y pose la main comme un tambour de bronze. On y trouverait facilement de la grâce et du mystère. En haut, la verrière est cassée et il pleut sur mon palier aussi bien que dehors.

Sur mon palier, la fille qui habitait avant chez moi (avant que ce soit chez moi) a laissé par terre contre le mur près de la porte un grand miroir de bistrot dans lequel on peut se voir en pied. Le cadre s’enjolive encore de ces fleurs en plastique qu’elle allait rapiner dans son cabas au Père-Lachaise, les jours de grand vent, d’angelots aussi roses, joufflus et vains que des promesses électorales, et dans les deux coins supérieurs elle avait suspendu de ces colliers de perles synthétiques dont on se sert pour orner les couronnes mortuaires. Il y a aussi, attachée avec une tresse de raphia, une grosse pointe-feutre plate. Dans le temps, ceux qui passaient la voir s’en servaient pour lui laisser des messages sur la glace verdie, quand elle n’était pas là.

Je n’ai jamais eu ni le courage de tout lire jusqu’au bout ni celui de tout effacer. Tout est resté tel quel. Ceux qui passaient savent bien qu’elle est partie et peu de gens viennent me voir.

Je remontais chez moi, marche par marche, en soufflant à mi-palier. Le pistolet me battait contre le flanc — un de ces vieux automatiques que le bureau de l’armement retire petit à petit de la circulation et remplace par de gros revolvers .357 qui ne sont ni moins lourds ni mieux adaptés à nos missions, seulement plus à la mode. Je remontais. Sept étages sans ascenseur.

Je n’allais plus très vite, ni très loin, seulement un peu plus haut. Après le septième, il n’y avait plus rien. Sauf le ciel. À quoi bon se hâter ? J’étais comme une machine fourbue envoyée sur la voie de garage. Je rentrais au dépôt.

Sur mon palier stagnait un fin crachin fantomatique.

La pluie avait éclaboussé le bas du miroir.

Ma porte, je n’y suis pour rien, avait été recouverte dans le temps d’un rouge sang très gras, tellement épais et encore si luisant qu’on aurait pu le croire appliqué du matin à grands seaux, alors qu’il datait de l’octroi. Pas très haute mais carrée, elle s’orne de tout un tas de verrous en laiton ou en chrome, qui auraient pu la faire paraître solennelle et redoutable si un seul d’entre eux avait jamais réussi à résister aux huissiers. À des générations d’huissiers. Aucun n’y était parvenu. On l’ouvre en soufflant dessus.

Ce matin-là, quelqu’un avait soufflé dessus et était rentré, et peut-être ressorti, sans même se donner la peine de refermer. Pour quoi faire ? Sauf Yellow Dog, il n’y avait plus rien à voler chez moi, plus rien qui en valût la peine : les sicaires du fisc s’en étaient chargés et sur eux au moins on pouvait compter. Ils avaient tout nettoyé. Eux aussi pratiquent l’acharnement thérapeutique. Ils ne m’avaient laissé que le minimum légal — le minimum légal et Yellow Dog.

Yellow Dog est un jeune et gros chat mastoc au pelage d’un gris jaunâtre. Il a l’élégance rustique d’une 403 Peugeot. Sa grosse face carrée arbore souvent une expression pédante et il a les yeux orange, larges et durs comme la mauvaise lune. C’est un animal sans race. Lorsqu’il se déplace, il ne fait pas plus de bruit que l’ombre d’un nuage sur la mer. Je l’ai trouvé dans un squatt de l’îlot Chalon quand ce n’était encore qu’un bébé. Il se blottissait entre les seins d’une fille qui venait de claquer de surdose. Nous nous sommes plu tout de suite, lui et moi. Nous étions aussi seuls. C’est des choses qui se sentent. Depuis que nous habitons ensemble, il a grandi et forci, et je sais que la nuit quand je ne suis pas là, il vadrouille sur les toits où il fait les quatre cents coups — et que c’est un tueur. S’il en était autrement, peut-être que je l’aimerais quand même, mais lui ne m’aimerait pas. Même quand il ronronne et s’étrangle dans mes mains avec son terrible bruit de turbine creuse, Yellow Dog a une mine sinistre et des airs de sauvagerie.

Personne n’aurait l’idée de taxer Yellow Dog.

Trop risqué, mon pote…

Je suis rentré. Yellow Dog n’était pas en train de me guetter comme de coutume, assis en tailleur devant la pièce qui me sert de chambre. Je suis rentré et j’ai laissé glisser mon sac sans bruit à mes pieds. De la cuisine dont la porte était poussée, il est venu une odeur de café. Du vrai café, pas de la cochonnerie soluble dont je me sers la semaine et tous les autres jours du mois. C’était la dure, forte et salubre senteur de l’expresso. De l’expresso frais. Yellow Dog ne sait pas faire le café et je n’ai pas de fiancée attitrée. Depuis que je me suis remis à payer la pension alimentaire tous les mois, Mme Ex ne vient plus me voir. Je ne me connaissais pas d’autre ennemi que ce type qui habite Salem aux USA, un certain R.J. Reynolds dont le nom est inscrit au dos des paquets de Camel et que je ne rencontrerai jamais, plus d’autre ennemi mortel que lui ou mon percepteur. Ni l’un ni l’autre n’aurait eu la délicatesse de venir me faire la café. Du café.

J’ai entrouvert mon blouson en étouffant le bruit des bouton-pression et je me suis avancé comme on le fait dans un endroit hostile. C’était ridicule, bien entendu.

D’un coup de botte, j’ai ouvert la cuisine.

Franck a vu tout de suite où se trouvaient mes doigts sur la crosse de mon pistolet. Tout en brandissant ses mains vides au-dessus de la tête, il a émis un rire bref qui se voulait apaisant. Il était assis, le dos à la petite fenêtre qui ne donne sur rien. Yellow Dog habitait en travers de ses cuisses comme un fusil à canon scié et donnait l’impression de dormir. Franck a enlevé les pieds du tabouret et a souri alentour. C’était pour rire. Il m’a fait signe de prendre place. Il a dit :

Salut et fraternité, pays… Café ?

J’ai sans doute bougé les épaules, puis je me suis assis à califourchon en face de lui, tout en renfonçant mon pistolet dans l’étui. Nous n’avions pas beaucoup de place et guère de temps. Presque sans bouger, Franck m’a servi et il a ajouté juste ce qu’il fallait de crème, ensuite il a sorti un étui à cigarettes en laque sombre de sa poche de manteau, l’a ouvert et me l’a tendu avant de se servir. C’est lui qui a allumé nos deux cigarettes avec le Dupont que je lui avais toujours connu. Par-dessus la courte flamme, il m’a regardé froidement, tristement, comme on vise. Le café était fort, amer et chaud comme le sont les vrais durs dans les vieux films noirs. J’ai soutenu son regard et il a observé :

— Je t’ai connu plus prospère pays… Plus en forme.

Ce genre de remarque ne pouvait aboutir à rien. La voix de Franck était courte, sourde et rauque, mais pas désagréable, sauf qu’elle semblait provenir de la pièce à côté. Avec le froid. Ce qu’elle racontait à son insu contredisait le complet sombre aux revers italiens, les bottines Weston et la grosse Rolex que Franck portait au poignet gauche. Je me suis penché et j’ai bien scruté ses yeux puis toute sa face. Il a remué une main sèche et maigre devant lui. Sa chevalière était à présent trop large. Il a retroussé les lèvres, mais dans ses yeux se lisait de la peur.

— Cancer.

— Combien de temps ?

Il a haussé les épaules. Sa cigarette fumait toute seule.

J’ai aimé Franck plus que n’importe qui d’autre au monde, si on excepte Calhoune. Je l’aimais encore mais ce n’était pas ce qu’il voulait, qu’on l’aime. Il voulait autre chose et j’ai su qu’il ne me le dirait pas, pas ce qu’il voulait vraiment. Il a de nouveau regardé partout sans s’attacher à rien. Il a observé :

— Tu es foutu, pays. Tu aurais dû appeler…

— Pas la peine, Franck.

Il a secoué la tête. Un jour ou l’autre, on finit par se taire. J’avais déjà fait un bon bout de chemin, mais pas assez puisqu’il m’avait retrouvé. Il m’a demandé :

— Qu’est-ce qu’il te reste ?

Il a répondu à ma place :

— Rien. Tu es fini. Tu n’as plus de moelle. Plus rien. Tu baises encore ?

Je baisais encore. Quand Farida venait me voir. Le plaisir sans l’amour. Cent fois, elle m’avait proposé de la thune pour sortir du trou. Farida avait de la thune. Elle travaillait dans le quartier Opéra et roulait en Mercedes. Deux ou trois fois seulement, elle était parvenue à me payer le restaurant, et pas dans le quartier Opéra. Chez Gino, un Rital qui m’avait servi de cantine quand j’étais le patron des Unités de recherches et où personne n’aurait trouvé à redire que je ne paye pas. Parfois, elle me laissait une cartouche de cigarettes. Et merde. J’ai repris du café. J’avais froid et envie de dormir. Franck s’était remis à me regarder. Il allait mourir, c’était un fait.

J’aurais préféré qu’il ne fût pas revenu.

Il a écrasé sa cigarette en prenant des précautions exagérées.

Sans me quitter des yeux, il a tapé là où ça pouvait faire le plus mal. Il m’a dit :

— Tu l’attends toujours. Tu n’as jamais cessé de l’attendre. Je te connais, pays. Tu l’attendais depuis toujours. Il aurait mieux valu que tu ne la rencontres jamais. (Il a agité les doigts comme sous l’eau courante.) Elle, elle ne t’attend plus. Elle court les antiquaires, pays. Quand elle n’a pas une voiture de l’Usine, elle roule en Porsche.

— C’était ce qui pouvait lui arriver de mieux, Franck.

Il m’a jeté un regard surpris. Je ne lui demandais pas de comprendre. Il ne faut jamais demander aux autres de comprendre. Il ne faut pas non plus leur en vouloir d’être différent d’eux. J’ai enlevé mon keffieh, j’ai allumé une de mes cigarettes et moi aussi j’ai regardé alentour ce moche petit décor de bois blanc et de peinture sans âge, ce plafond qui s’écaillait par place et ces faïences aux murs, ces choses tristes que j’habitais et que je m’acharnais à tenir toujours propres et nettes comme j’aurais souhaité que l’eût été ma vie. Franck a repris du café. Il a réfléchi avant de parler, puis il m’a déclaré :

— J’ai revu Calhoune. Nous avons parlé de toi. (Il a souri en portant la tasse à ses lèvres.) Elle m’a dit : Je me demande ce que j’ai pu foutre tout ce temps avec un baltringue pareil…

C’était assez finement vu et d’une manière lucide. Je ne trouvai rien à y redire. Franck a reposé la tasse avec une extrême minutie. Sans doute aurait-il fait de même d’une pièce d’échec pour un mat en deux coups. Il a poursuivi :

— Elle est à l’inspection générale des services. (Il a traduit instantanément :) Elle est aux Bœufs. (Il ne m’apprenait rien. Je le savais par Radio-Coursives. Calhoune avait été affectée à la police des polices dès sa sortie de l’École des commissaires, ce qui ne se voit pas tous les jours. Il a encore bougé les doigts.) Je l’ai revue parce que…

— Je sais, Franck.

Il a relevé le front. Il préparait son mat en deux coups. Je n’avais plus sommeil, seulement très froid et mal dans les articulations. Qu’est-ce qu’elle avait pu foutre tout ce temps avec un baltringue pareil ? Tout ce temps avait duré trois ans. Trois ans. Je me suis levé et j’ai mis deux aspirines effervescentes dans un peu d’eau que j’ai bue en m’appuyant au petit chauffe-eau. Je savais et j’ai dit à Franck :

— Je ne me défendrai pas, pays.

Il m’a examiné, puis il a regardé ses doigts et il a reposé la main sur le crâne de Yellow Dog qui s’est contenté de remuer une oreille dans son sommeil. Lui aussi avait dû connaître une nuit difficile. Franck m’a fait signe de lui donner une Camel et je lui ai lancé mon paquet qu’il n’a eu aucune peine à attraper. Rapide, Franck. J’ai rincé mon verre et je l’ai renversé sur la paillasse. Quand je me suis rassis, Franck a eu une grimace qui n’était peut-être due qu’à la souffrance. Il a estimé :

— Alors, tu es rincé. Calhoune t’a mis dans la zone rouge. Ce qu’on ne trouve pas, on n’a aucun mal à l’inventer, et elle n’aura pas de mal à trouver. Ni à inventer. Elle a des amis, tu sais.

Ça aussi, je le savais. Moi aussi, j’avais eu des amis. J’en avais eu à peu près aussi longtemps que j’avais pu payer. J’ai répété à mi-voix, plus pour moi que pour lui :

— Je ne me défendrai pas.

Il m’a observé de ses yeux ternis. On y lisait de la peur et une sorte d’amertume que je ne lui avais jamais connue. Je n’aimais pas leur expression. La Camel l’a fait tousser et il l’a coincée dans l’encoche du cendrier. Lorsqu’il s’est redressé en tâchant de rattraper son souffle rauque, sa voix m’est parvenue courte et hachée, mais très froide. C’était sa voix de flic. Ses yeux aussi étaient redevenus ses yeux de flic. On n’y lisait plus ni peur ni regret ni la moindre trace de commisération à l’égard de quiconque, même s’il avait de petites larmes au coin des paupières. Elles n’étaient dues qu’aux effets mécaniques de la toux. Il m’a demandé sèchement :

— Combien tu vaux ? Là, maintenant. Tout de suite ?

Je n’ai pas répondu. Il m’a dit :

— Je te donne trois plaques. Trois cents briques. En cash, exempt d’impôts. La moitié du fade. (Il a ricané à ses propres propos, sans la moindre trace d’entrain. Franck n’avait jamais parlé comme un malfaiteur. Les comptes qu’il réglait à l’intérieur, il les réglait avec quelqu’un d’autre que je ne connaissais pas et dont je n’aurais pas aimé être le débiteur. Il a fixé la Camel dans le cendrier avec une sorte de haine.) Un gros coup, pays… Six cents briques minimum. (Il a ricané tout seul.) C’est pas de l’argent propre. Rien que du fric qui n’existe pas.

Il n’y a pas d’argent propre, ni non plus d’argent sale. Il y a seulement des manières propres ou sales de le gagner et de le dépenser. Franck s’était remis à regarder à l’intérieur de lui-même et rien n’indiquait que le spectacle lui convînt parfaitement. Il me laissait du temps, un peu de temps. À l’Usine, des gens racontaient que Franck en mangeait, et qu’il mangeait cher. J’ai su plus tard que c’était vrai. Ce que les gens qui bavaient ne savaient pas, ce qu’ils ne sauraient jamais, c’est pourquoi et comment Franck était devenu un policier corrompu, pourquoi il s’était fait rincer et ce qui lui en coûtait, en définitive, combien il a payé. Si on savait tout, c’est sûr qu’il ne resterait plus qu’à se taire.

J’ignore ce qu’il a cru quand je lui ai demandé pour quand c’était. Il m’a seulement dit :

— Dans quarante-huit heures. (Il a pris son ton de briefing.) Mettons X. Un X. Il réside à l’étranger. Couverture en acier inoxydable. Il a une vraie femme, un vrai boulot, une vraie voiture. Ni connu ni recherché. Des vrais gosses qui sont vraiment à lui. Une fois par mois, il prend sa voiture et descend à Paris. (Il s’est mis à jouer avec sa chevalière. Elle lui venait de son père, qui la tenait du sien et ainsi de suite depuis des siècles, mais elle était devenue trop grande et trop lourde pour lui. Il a souri avec lassitude.) Dans la voiture, on a aménagé des caches. À Paris, on les remplit de fric, puis à un endroit convenu, X. charge avec lui le goûteur. Le goûteur est un camé. On ne trompe pas un goûteur. X. et le goûteur montent sur le Dam. Le goûteur goûte, le testeur teste. On ne trompe pas un détecteur de billets. Fric contre came. Retour à Paris. X. livre et ramasse trente mille balles et regagne ses vraies pénates, là où siègent ses dieux lares. Le goûteur retourne à ses chères études.

Franck avait abandonné sa bague. Il tripotait à présent sa tasse. Sa face était creuse, grise et indifférente, mais ses doigts maigres semblaient incapables de connaître le moindre repos. Il a conclu amèrement :

— Parcours sans faute. L’affaire dure depuis trente mois, mais la tête de réseau est intouchable. (Il a eu un sourire de loup que je ne lui avais jamais connu auparavant.) Cette fois, il y a six millions dans le pot. Tu vois un lézard ?

Il avait toujours son ton de professionnel s’adressant à un autre professionnel. Je ne voyais pas de lézard et en même temps j’en voyais trop. D’un côté, c’était simple, joli et presque moral : personne pour aller aux flics porter le deuil, de la monnaie en cash sans liasse marquée ni billets numérotés — et pas de vrai préjudice. Pour moi, ceux qui font dans la dope sont encore pires que les vautours du fisc et les promoteurs, même si leurs motivations et leurs méthodes sont identiques. On ne peut pas leur porter tort en cassant le coup. D’un autre côté, il fallait savoir tellement de choses, par exemple qui était X., la marque et le type de sa voiture ainsi que son numéro d’immatriculation, les points de passage, le jour et l’heure. Six plaques. Il devait y avoir, devant ou derrière, une voiture de protection… Bien trop de choses à savoir. Mais si on les avait dans la main, ces choses, c’était un coup facile. Je crois bien que j’ai dû rire un peu, sans méchanceté, sans la moindre arrière-pensée blessante pour Franck. Comme disent les sandinistes, j’avais perdu depuis longtemps l’habitude bourgeoise de faire deux repas par jour. Je n’aspirais qu’au repos et à l’oubli. « Comme la vie est lente, et comme l’espérance est violente… » Certains poèmes sont des plaintes qu’on n’aura jamais le courage de déposer. Franck a sorti de sa poche de manteau un jeu de photos en couleurs. Il les a étalées comme une donne de poker, de manière que je voie bien l’homme et la voiture. L’homme avait l’air d’un jeune fonctionnaire international et la BMW portait des plaques consulaires. Franck a commenté d’un point de vue technique :

— Nikon-moteur, zoom 70/200. Pellicule 400 ASA. (Il a pointé son index.) Les caches de fric se trouvent dans les garnitures de portières et la malle. Ici, dans le compartiment moteur, en bas du pare-brise, l’endroit où ils mettent la came… (Il a reculé le buste et n’a pu s’empêcher de paraître satisfait.) Les plaques sont de vraies plaques du corps diplomatique. Tu connais le goûteur : c’est Ali-Baba Mike. Et c’est pour dans quarante-huit heures au plus tard. Rien que toi et moi.

— Pourquoi moi ?

J’ai cru qu’il allait se mettre à compter sur ses doigts, mais il les a seulement contemplés de mauvaise grâce, tout en faisant avec un geste futile. Sa Camel fumait seule, il n’en resterait bientôt plus rien. Il a dit :

— Parce que tu es foutu. Parce que tu sais te taire.

C’étaient deux mauvaises raisons, mais le pire venait après, comme toujours :

— Parce que tu es le meilleur, pays. Le meilleur en combat. Ça ne t’a jamais dérangé de sécher quelqu’un.

Il a murmuré avec une étrange douceur qui n’était pas feinte :

— Je n’ai pas des yeux dans le dos, pays. Viens avec moi.

Voilà. J’ai fini le café froid. Yellow Dog dormait toujours. Derrière Franck, dans la petite cour sombre qui avait l’air d’un puits, il s’était remis à pleuvoir sans bruit. Personne n’a des yeux dans le dos. Combine de merde. Franck m’a regardé. Il devait se demander si j’avais peur. Je n’avais pas peur. J’étais froid et vide et j’avais un goût amer dans la bouche. J’aurais pu lui faire observer que je n’avais jamais séché personne pour mon propre compte, et jamais autrement qu’en légitime défense. J’avais appris à me battre bien avant d’entrer à l’Usine. J’avais été le meilleur en combat parce que j’avais eu la malchance de commencer jeune, parce que j’étais né là où il ne fallait pas, au moment où il ne le fallait pas, parce que… On ne va jamais vraiment au bout des choses et de soi-même. Entre autres griefs, on m’avait reproché à l’Usine de diriger mon groupe comme un commando et de me croire à la guerre — et d’avoir abattu d’une balle en plein front un pauvre type qui venait seulement de m’en mettre une dans le ventre, une balle qui aurait dû me tuer, si la malignité des choses ne s’en était pas mêlée. On m’avait enlevé le Groupe en me laissant le choix entre un commissariat de quartier et la nuit. Seule Léon m’avait suivi dans ma disgrâce, alors qu’elle n’y était même pas obligée.

Fidèle, Léon.

J’ai refait avec les photos une petite liasse bien nette, que j’ai battue, coupée et recoupée. Franck observait mes doigts. Ils ne pouvaient rien lui apprendre qu’il ne savait déjà. J’ai étalé la donne — full aux as par les dames, servi. Qu’est-ce qu’on pouvait bien foutre avec trois cents briques ? Qu’est-ce qu’on pouvait bien foutre de plus quand on était triquard partout, usé, rincé, quand on n’avait plus la moelle ? Et avec un cancer ? J’aimais Franck, et malgré cela j’ai repris les photos, et je les ai remises en ordre et poussées devant lui, à proximité de ses doigts presque inertes. Je lui ai dit, et c’était une longue et épuisante tirade :

— Je ne parlerai pas, pays. Tu n’es pas venu et je ne t’ai pas vu. Fous le camp, Franck.

Il s’est levé, il m’a donné Yellow Dog et a ramassé les photos. Avant de sortir, sur la petite ardoise en plastique qui me sert pour les courses, à côté de la porte, il a inscrit deux numéros de téléphone, et sans un mot, sans se retourner, il est parti.

Je ne devais plus le revoir.

Plus le revoir vivant.

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