12

« […] les variétés sont des espèces en voie de formation, ou sont, comme je les ai appelées, des espèces naissantes. »

Charles Darwin, De l’origine des espèces, 1859.

Il était bien après 15 heures quand Hugo Quarry rentra au siège du hedge fund. Il avait laissé plusieurs messages restés sans réponse sur le portable d’Hoffmann, et il se demandait avec un certain malaise où son associé avait bien pu passer : il avait trouvé son prétendu garde du corps en train de faire du plat à une fille de la réception, totalement inconscient du fait que l’homme dont il avait la charge avait même quitté l’hôtel. Quarry l’avait viré sur-le-champ.

Malgré tout, l’Anglais se sentait de très bonne humeur. Il estimait à présent qu’ils allaient pouvoir engranger le double des nouveaux investissements prévus, soit deux milliards de dollars, ce qui signifiait quarante millions de dollars supplémentaires à gagner par an en simples frais de gestion. Il avait bu plusieurs verres d’un vin proprement excellent. Et, en rentrant du restaurant, il avait fêté ça en appelant chez Benetti pour leur commander une piste d’atterrissage pour hélicoptère à l’arrière de son yacht.

Il souriait tellement que le scanner de reconnaissance faciale ne parvint pas à faire correspondre ses traits avec la base de données, et il dut recommencer une fois qu’il eut repris son sérieux. Il franchit l’œil impassible mais vigilant des caméras de sécurité placées dans le hall, lança joyeusement « Cinquième » à l’ascenseur et fredonna tout le temps de la montée dans le tube de verre. C’était l’hymne d’Eton, ou du moins ce dont il se souvenait — sonent voces omnium, di doum di-doum di-doum — et, lorsque les portes s’ouvrirent, il souleva un chapeau imaginaire pour saluer les autres occupants désapprobateurs de l’ascenseur, ces sinistres bons à rien de DigiSyst ou EcoTech ou n’importe quel nom à la noix de leur boîte. Il avait même réussi à garder son sourire quand la cloison de verre d’Hoffmann Investment Technologies s’était écartée pour révéler l’inspecteur Jean-Philippe Leclerc, de la police de Genève, qui l’attendait à la réception. Il examina la carte de son visiteur, puis la compara au personnage hirsute qu’il avait devant lui. Les marchés américains ouvraient dans dix minutes. Ce n’était vraiment pas le moment.

— Ne serait-il pas possible, inspecteur, de reporter cette petite conversation ? Si je dis cela, c’est uniquement parce que c’est un peu la folie aujourd’hui.

— Je suis tout à fait désolé de vous déranger, monsieur. J’avais espéré échanger un mot avec le docteur Hoffmann, mais, comme il est absent, j’aimerais discuter de certaines choses avec vous. Je vous promets que cela ne prendra pas plus de dix minutes.

Il y avait quelque chose dans la posture du policier, pieds légèrement écartés, qui avertit Quarry de faire profil bas.

— Bien sûr, dit l’Anglais, affichant son sourire de commande, prenez tout le temps qu’il faudra. Allons dans mon bureau, ajouta-t-il en tendant la main pour faire passer le policier devant lui. Continuez tout droit jusqu’au bout.

Il avait l’impression de ne pas avoir cessé de sourire pendant au moins quinze heures durant cette journée, et il avait les zygomatiques endoloris par tant de bonhomie. Dès que Leclerc lui eut tourné le dos, il s’autorisa une mine renfrognée.

Leclerc traversa lentement la salle des marchés, posant un regard intéressé sur tout ce qui l’entourait. Ce grand espace ouvert peuplé d’écrans et d’horloges multi-fuseaux horaires correspondait à peu près à ce qu’il s’attendait à trouver dans une société financière — il avait déjà vu ça à la télévision. Mais il fut surpris par les employés — tous jeunes, aucun ne portant une cravate, et encore moins un complet — et par le silence ambiant, chacun se trouvant à son poste dans une atmosphère de concentration presque palpable. L’endroit lui rappela une salle d’examen dans une faculté de garçons. Ou un séminaire, peut-être : oui, un séminaire dédié à Mamon. L’image lui plut. Sur plusieurs écrans, il remarqua un slogan, rouge sur blanc, digne de l’ex-Union soviétique.

L’ENTREPRISE DE L’AVENIR N’UTILISE PAS DE PAPIER
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR NE FAIT PAS DE STOCK
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST ENTIÈREMENT NUMÉRIQUE
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST LÀ

— Bien, reprit Quarry en affichant à nouveau son sourire, que puis-je vous offrir, inspecteur ? Thé, café ? De l’eau ?

— Du thé, puisque je suis avec un Anglais. Merci.

— Deux thés, Amber, mon chou, s’il te plaît. English Breakfast.

— Tu as plein d’appels, Hugo.

— Oui, je veux bien le croire.

Il ouvrit la porte de son bureau et s’effaça pour laisser passer Leclerc, puis alla directement à son terminal.

— Je vous en prie, asseyez-vous, inspecteur. Veuillez m’excuser, je suis à vous dans une minute.

Il consulta son écran. Les marchés européens dévissaient assez rapidement maintenant. Le DAX avait perdu 1 %, le CAC 2 % et le FTSE 1,5 %. L’euro avait perdu plus d’un centime par rapport au dollar. Quarry n’avait pas le temps de vérifier toutes leurs positions, mais le compte de résultats montrait que le VIXAL-4 avait déjà pris 68 millions de dollars dans la journée. Malgré sa bonne humeur, il ne pouvait cependant s’empêcher de trouver tout cela vaguement inquiétant ; il avait le sentiment qu’une tempête allait éclater.

— Bon, tout va bien, dit-il en s’asseyant avec entrain derrière son bureau. Alors, vous l’avez coincé, ce maniaque ?

— Pas encore. Vous travaillez ensemble depuis huit ans, si je ne me trompe ?

— C’est ça. On a créé la boîte en 2002.

Leclerc sortit son calepin et son stylo, et les montra.

— Ça ne vous dérange pas si je… ?

— Moi, non, c’est Alex qui râle.

— Pardon ?

— Nous n’avons pas le droit d’utiliser de systèmes d’extraction de données à forte empreinte carbone — vous et moi, on appellerait ça des carnets et des journaux. Notre entreprise est censée être entièrement numérique. Mais Alex n’est pas là, alors il n’y a pas à s’inquiéter. Allez-y.

— Ça a l’air un peu excentrique, commenta Leclerc.

— Excentrique, on peut dire ça comme ça. On pourrait aussi dire que c’est complètement taré. Mais voilà, c’est Alex. C’est un génie, et les génies ont tendance à ne pas voir le monde comme le commun des mortels. Une assez grande partie de ma vie consiste à expliquer son comportement aux simples mortels. Tel Jean-Baptiste, je marche devant. Ou derrière lui.

Il pensait à leur déjeuner au Beau Rivage, durant lequel il avait dû justifier par deux fois l’attitude d’Hoffmann à de simples Terriens — la première alors que l’Américain avait une demi-heure de retard (« Il s’excuse, il travaille sur un théorème très complexe ») puis lorsqu’il avait quitté la table abruptement en plein milieu du plat principal (« Ça, c’est du Alex tout craché — j’imagine qu’il a encore eu une de ses illuminations »). Et même s’il y avait eu quelques grognements et roulements de prunelles, ils étaient prêts à tout avaler. Hoffmann pouvait bien se balancer au plafond à poil en jouant du ukulele, du moment qu’il leur assurait un bénéfice de 83 %.

— Vous pouvez me dire comment vous vous êtes rencontrés ?

— Oui, quand on a commencé à bosser ensemble.

— Et comment ça s’est produit ?

— Quoi, vous voulez toute la genèse ?

Quarry croisa les mains derrière sa tête et se carra dans sa position favorite, les pieds sur la table, toujours heureux de répéter une histoire qu’il avait bien racontée cent fois, mille fois peut-être, la fourbissant au point d’en faire une légende digne des plus grandes entreprises : quand Sears avait rencontré Roebuck, quand Rolls avait rencontré Royce et quand Quarry avait rencontré Hoffmann.

— C’était vers Noël 2001. J’étais à Londres et je travaillais dans une grande banque américaine. Je voulais me lancer et créer mon propre fonds spéculatif. Je savais que je pourrais trouver l’argent — j’avais les contacts, ce n’était pas le problème —, mais je n’avais pas de stratégie qui puisse tenir sur le long terme. Il faut avoir une tactique solide dans ce secteur — vous savez que l’espérance de vie d’un hedge fund est de trois ans ?

— Non, répondit poliment Leclerc.

— Eh bien, c’est vrai. C’est aussi la durée de vie moyenne d’un hamster. Et puis un type de nos bureaux de Genève a parlé de ce fondu de science au CERN qui avait apparemment des idées intéressantes sur le côté algorithmique des choses. On a cru qu’on pourrait l’embaucher comme analyste quantitatif à la banque, mais il n’a rien voulu savoir — il ne voulait ni nous rencontrer ni écouter de quoi il s’agissait : un vrai givré, apparemment, un reclus complet. Ça nous a bien fait marrer — ah, ces quants ! Enfin, qu’est-ce que vous voulez en attendre ? Mais il y avait avec celui-ci un petit quelque chose qui a attiré mon attention : je ne sais pas — comme une prémonition. Il se trouve que je prévoyais d’aller skier pendant les vacances, alors je me suis dit que j’allais passer le voir…

*

Il décida de prendre contact au réveillon du jour de l’an. Il avait pensé que même un reclus ne pourrait pas refuser de voir quelqu’un pour le réveillon. Il avait donc laissé Sally et les enfants dans le chalet de Chamonix — qu’ils avaient loué avec les Baker, leurs épouvantables voisins de Wimbledon — et, ignorant leurs reproches, était descendu seul à Genève, heureux d’avoir une excuse pour s’en aller. Les montagnes étaient d’un bleu lumineux sous la lune pleine aux trois quarts, et les routes désertes. Il n’y avait pas de GPS dans la voiture de location, pas à l’époque, et, lorsqu’il était arrivé aux abords de l’aéroport de Genève, il avait dû se ranger sur le bord de la route pour consulter une carte Hertz. Pour aller à Saint-Genis-Pouilly, c’était tout droit, juste après le CERN, au milieu d’immenses champs labourés qui brillaient dans le gel. Une petite ville française, un centre-ville pavé avec son café, des rangées de petites maisons proprettes à toit rouge, et enfin quelques immeubles modernes en béton construits au cours des deux ans écoulés et peints en ocre, leurs balcons ornés de carillons à vent, de chaises de jardin pliées et de jardinières desséchées. Quarry avait sonné longtemps à la porte d’Hoffmann sans obtenir de réponse, bien qu’il y ait eu un trait le lumière pâle sous la porte et qu’il sentît qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Un voisin avait fini par sortir pour lui indiquer que tous les gens du CERN * se trouvaient à une soirée dans une maison près du stade. Il s’était arrêté en chemin dans un bar, avait pris une bouteille de cognac et avait sillonné les rues sombres jusqu’à ce qu’il la trouve.

Plus de huit ans plus tard, il se souvenait encore de son excitation lorsque la voiture s’était verrouillée avec un petit gloussement électronique joyeux et qu’il s’était dirigé à pied vers les illuminations multicolores de Noël et la musique pulsée. D’autres personnes, seules ou en couples réjouis, avançaient dans l’obscurité vers le même objectif, et il sentait d’une certaine façon ce qui allait se passer, à savoir que les étoiles qui brillaient au-dessus de cette morne petite ville européenne formaient un alignement et qu’il allait se produire un événement exceptionnel. L’hôte et l’hôtesse se tenaient près de la porte pour accueillir leurs invités — Bob et Maggie Walton, un couple d’Anglais, plus âgés que leurs invités, assommants. Ils eurent l’air très surpris de le voir, et ce d’autant plus quand il leur eut dit qu’il était un ami d’Alex Hoffmann. Il avait eu l’impression que personne n’avait jamais prononcé ces mots auparavant. Walton avait refusé la bouteille de cognac comme s’il s’agissait d’un pot-de-vin.

— Vous n’aurez qu’à la reprendre en partant.

Pas très amical, mais c’est vrai qu’il s’incrustait à leur fête et qu’il faisait tache dans son blouson de ski hors de prix, au milieu de tous ces savants fous au salaire de fonctionnaires. Quarry avait demandé où il pourrait trouver Hoffmann, et Walton avait répliqué avec un regard entendu qu’il ne savait pas trop, mais que Quarry ne manquerait sûrement pas de le reconnaître, « puisqu’ils étaient si bons amis ».

— Et alors ? demanda Leclerc. Vous l’avez reconnu ?

— Oh oui. On repère toujours un Américain, vous ne trouvez pas ? Il était au milieu d’une pièce du rez-de-chaussée, et on aurait dit que la fête tournait autour de lui — il était beau mec et on le remarquait, même dans une foule —, mais sans qu’il en ait conscience. On voyait à sa figure qu’il était complètement ailleurs. Pas hostile, vous comprenez — juste pas là. Je m’y suis habitué depuis.

— Et c’était la première fois que vous lui parliez ?

— Oui.

— Que lui avez-vous dit ?

— Docteur Hoffmann, je présume.

Il avait fait apparaître la bouteille de cognac et avait proposé d’aller chercher deux verres, mais Hoffmann avait répondu qu’il ne buvait pas. « Mais alors, pourquoi venir à un réveillon du jour de l’an ? », s’était étonné Quarry, à quoi Hoffmann lui avait répliqué que plusieurs collègues charmants mais surprotecteurs avaient trouvé qu’on ne devait pas rester tout seul un soir de réveillon. Mais ils se trompaient, avait-il ajouté — il était parfaitement heureux quand il était seul. Cela dit, il était passé dans la salle voisine, obligeant Quarry à le suivre après un court instant. C’était son premier aperçu du charme légendaire d’Hoffmann, et il ne l’avait pas très bien pris.

— J’ai fait cent bornes pour vous voir, avait-il dit en le poursuivant. J’ai laissé ma femme et mes enfants en pleurs dans une cabane en pleine montagne glaciale et j’ai conduit dans la neige et le vent pour arriver ici. Le moins que vous puissiez faire, c’est quand même de me parler.

— Pourquoi vous intéressez-vous tellement à moi ?

— Parce que j’ai appris que vous travailliez sur un programme très intéressant. Un de mes collègues à AmCor m’a dit qu’il vous avait parlé.

— Oui, et je lui ai expliqué que ça ne m’intéressait pas de travailler pour une banque.

— Moi non plus.

Pour la première fois, Hoffmann l’avait regardé avec une lueur d’intérêt.

— Alors vous voulez faire quoi à la place ?

— Je veux monter un hedge fund, un fonds de couverture.

— C’est quoi, un fonds de couverture ?

Assis en face de Leclerc, Quarry rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Ils se retrouvaient aujourd’hui avec 10 milliards de dollars — en fait, très bientôt 12 — d’actifs sous gestion, alors que, huit ans seulement auparavant, Hoffmann ne savait même pas ce qu’était un fonds de couverture ! Et même si un réveillon du jour de l’an bruyant et animé n’était probablement pas l’endroit idéal pour tenter une explication, Quarry n’avait pas eu le choix. Il lui avait crié la définition à l’oreille :

— C’est une façon d’optimiser les bénéfices tout en minimisant les risques. Il faut tout un tas de maths pour que ça fonctionne. Des ordinateurs.

Hoffmann avait hoché la tête.

— D’accord. Continuez.

— Bon, avait fait Quarry en regardant autour de lui pour trouver l’inspiration. Bon, vous voyez cette fille là-bas, avec ce groupe, là, aux cheveux noirs, courts, qui n’arrête pas de vous regarder ?

Quarry avait levé la bouteille de cognac en direction de la fille et lui avait souri.

— Bon, disons que je suis convaincu qu’elle porte une culotte noire — je trouve qu’elle a une tête à porter une culotte noire. J’en suis même tellement convaincu, je suis tellement certain de cet énoncé vestimentaire que je suis prêt à parier 1 million de dollars dessus. Le problème, c’est que si je me trompe, je suis sur la paille. Alors je vais parier aussi qu’elle porte une culotte qui n’est pas noire, mais de n’importe quelle autre couleur — disons que je mise 950 000 dollars sur cette possibilité. Ça, c’est le reste du marché, c’est la couverture. C’est un exemple assez grossier, c’est vrai, à tous les sens du terme, mais écoutez-moi quand même. Donc, si j’ai raison, je me fais 50 000 dollars. Mais, même si je me plante, je ne perds que 50 000 dollars, parce que je suis couvert. Et comme 95 % de mon million de dollar restent disponibles — on ne me demandera jamais de le montrer et, le seul risque, c’est la dispersion —, je peux faire d’autres paris similaires avec d’autres personnes. Ou je peux parier sur toute autre chose. Et le plus beau dans tout ça, c’est que je n’ai même pas besoin d’avoir raison tout le temps — si j’arrive à trouver la bonne couleur de sous-vêtements ne serait-ce que dans 55 % des cas, je peux devenir très riche. Elle vous regarde vraiment, vous savez.

Elle les avait interpellés depuis l’autre bout de la salle.

— Eh, les mecs, vous parlez de moi ?

Puis, sans attendre de réponse, elle avait laissé ses amis et s’était approchée en souriant.

— Gaby, annonça-t-elle en tendant la main à Hoffmann.

— Alex.

— Et moi, c’est Hugo.

— Oui, vous avez bien une tête d’Hugo.

La présence de la jeune femme avait irrité Quarry, et pas seulement parce qu’elle n’avait si manifestement d’yeux que pour Hoffmann, et pas pour lui. Il n’en était encore qu’à la moitié de sa démonstration et il n’avait vu en elle qu’une illustration de son propos, pas une intervenante.

— Nous étions juste en train de parier, dit-il d’un ton doucereux, sur la couleur de votre culotte. (Quarry n’avait commis que très peu de bourdes d’ordre social au cours de sa vie, mais cette fois, comme il le reconnaissait volontiers, il avait fait très fort.) Depuis, elle me déteste.

Leclerc sourit et prit note.

— Mais vos liens avec le docteur Hoffmann datent de ce soir-là ?

— Oh oui. Maintenant, quand j’y repense, je me dis qu’il attendait quelqu’un comme moi tout autant que je cherchais quelqu’un comme lui.

À minuit, les invités étaient sortis dans le jardin et avaient allumé des petites bougies — « Vous savez, ces espèces de bougies chauffe-plat » — qu’ils avaient mises dans des ballons en papier de soie. Des dizaines de lanternes qui brillaient doucement s’étaient alors élevées rapidement dans l’air froid telles de petites lunes jaunes.

— Faites un vœu ! avait lancé une voix.

Quarry, Hoffmann et Gabrielle étaient restés ensemble, sans parler, le visage levé dans un nuage de buée pour regarder les lumières devenir de minuscules étoiles avant de disparaître tout à fait. Quarry avait ensuite proposé à Hoffmann de le raccompagner, mais Gabrielle, à son irritation, s’était incrustée et, assise à l’arrière, leur avait raconté sa vie sans y être invitée : un double cursus art et français dans une université du Nord dont il n’avait jamais entendu parler, un master des Beaux-Arts au Royal College of Arts, un petit boulot aux Nations unies. Mais elle avait fini par se taire quand ils avaient pénétré dans l’appartement d’Hoffmann.

Ce dernier ne voulait pas les faire entrer, mais Quarry avait prétendu avoir besoin d’aller aux toilettes — « Franchement, j’avais l’impression d’essayer d’emballer une fille à la fin d’une mauvaise soirée » — et, à contrecœur, Hoffmann avait fini par les faire entrer dans l’immeuble puis dans un vivarium de bruit et de chaleur tropicale : des cartes mères bourdonnant partout — avec de petits yeux rouges et verts qui clignotaient sous le canapé, derrière la table, dans la bibliothèque —, des faisceaux de câbles qui couraient sur les murs comme du lierre. Cela rappela à Quarry une histoire qu’il avait lue juste avant Noël, sur un type de Maidenhead qui avait élevé un crocodile dans son garage. Il y avait un terminal Bloomberg pour traders individuels en ligne. En revenant de la salle de bains, Quarry avait jeté un coup d’œil dans la chambre : d’autres ordinateurs occupaient la moitié du lit.

De retour dans le séjour, il avait vu que Gabrielle s’était fait une place sur le canapé et avait retiré ses chaussures.

— Alors, avait-il questionné, qu’est-ce qui se passe ici, Alex ? On se croirait dans une salle de contrôle de la Nasa.

Au début, Hoffmann n’avait pas voulu en parler, puis, peu à peu, il avait fini par s’ouvrir. Le sujet, avait-il expliqué, c’était l’apprentissage autonome de la machine — créer un algorithme qui, lorsqu’il aurait reçu une mission, serait capable d’opérer en toute indépendance et d’apprendre à un rythme dépassant de loin la capacité d’assimilation des êtres humains. Hoffmann quittait le CERN afin de poursuivre seul ses recherches, ce qui signifiait qu’il ne pourrait plus avoir accès aux données expérimentales qui émanaient du grand collisionneur d’électrons et de positrons. Durant les six derniers mois, il s’était donc servi à la place de flots de données émanant des marchés financiers. Quarry avait lancé que tout ça devait lui coûter cher. Hoffmann l’avait reconnu, même si le poste principal n’était pas les microprocesseurs — il avait récupéré la plupart sur des appareils au rebut — ni l’abonnement à Bloomberg, mais l’électricité : il lui fallait trouver deux mille francs par semaine pour obtenir la puissance suffisante, et il avait par deux fois plongé tout le quartier dans le noir. L’autre problème, bien sûr, c’était la largeur de bande.

— Je pourrais t’aider à financer tout ça, si tu veux.

Ils étaient tous passés au tutoiement au cours de la soirée.

— Pas besoin. Je me sers de l’algorithme pour qu’il s’autofinance.

Quarry avait eu du mal à réprimer une exclamation d’excitation.

— C’est vrai ? C’est super, comme concept. Et ça marche ?

— Mais oui. Il suffit de quelques extrapolations à partir d’analyses de marchés basiques. (Hoffmann lui avait montré l’écran.) Là, ce sont les actions suggérées depuis le 1er décembre, en se basant sur une simple comparaison des cours sur les données des cinq dernières années. À partir de ça, j’envoie un mail à un courtier pour lui demander d’acheter ou de vendre.

Quarry avait examiné les transactions. Elles étaient fructueuses, mais limitées : rien que de la petite monnaie.

— Est-ce que ça pourrait donner plus que la couverture des frais ? Est-ce que ça pourrait produire des bénéfices ?

— Oui, en théorie, mais ça impliquerait beaucoup d’investissement.

— Je pourrais peut-être t’obtenir les investissements.

— Tu sais quoi ? Ça ne m’intéresse pas vraiment de gagner de l’argent. Ne le prends pas mal, mais je ne vois pas l’intérêt.

Quarry n’en croyait pas ses oreilles. Il n’en voyait pas l’intérêt !

Il ne lui avait pas offert à boire, ni même proposé de s’asseoir — non qu’il y eût vraiment de la place, une fois que Gabrielle avait accaparé tout l’espace disponible. Quarry était resté debout, à transpirer dans son anorak de ski.

— Mais si tu gagnes de l’argent, insista-t-il, tu pourrais t’en servir pour financer d’autres recherches, non ? Ce serait la même chose que ce que tu fais maintenant, mais à une bien plus grande échelle. Je ne voudrais pas me montrer grossier, mec, mais regarde autour de toi. Tu as besoin de locaux convenables, d’un matériel plus fiable, de câbles en fibre optique…

— Et peut-être d’une femme de ménage ? avait ajouté Gabrielle.

— Elle a raison, tu sais — une femme de ménage ne ferait pas de mal. Écoute, Alex, voici ma carte. Je serai dans le coin pendant encore à peu près une semaine. Pourquoi ne pas se retrouver pour parler de tout ça ?

Hoffmann avait pris la carte et l’avait glissée dans sa poche sans même y jeter un coup d’œil.

— Peut-être.

À la porte, Quarry s’était penché pour chuchoter à l’oreille de Gabrielle :

— Tu veux que je te ramène ? Je rentre à Chamonix. Je peux te déposer en ville quelque part.

— Ça ira, merci, avait-elle répondu avec un sourire au vitriol. Je me suis dit que j’allais rester un peu, histoire de régler ce pari entre vous deux.

— Comme tu voudras, chérie, mais tu as vu la chambre ? Je te souhaite bonne chance.

*

Quarry avait avancé lui-même la mise de fonds initiale et s’était servi de son bonus annuel pour faire déménager Hoffmann et ses ordinateurs dans un bureau à Genève : il lui fallait un endroit où il pourrait amener des clients potentiels et les impressionner avec le matériel. Sa femme avait protesté : pourquoi ne lançait-il pas sa start-up tant désirée à Londres ? Ne répétait-il pas sans cesse que la City était la « capitale mondiale des hedge funds » ? Mais Genève avait fait partie des attraits de ce projet pour Quarry : outre les impôts plus bas, il y voyait une chance de repartir de zéro. Même s’il ne leur avait rien dit et ne se l’était même pas avoué à lui-même, il n’avait jamais sérieusement envisagé de faire venir sa famille en Suisse. Mais la vérité voulait que la vie domestique soit une donnée qui ne correspondait plus du tout à son portefeuille d’actions. Il s’ennuyait. Il était temps de vendre et de passer à autre chose.

Il décida qu’ils s’appelleraient Hoffmann Investment Technologies, clin d’œil à Renaissance Technologies, le fonds d’investissement légendaire basé à Long Island de Jim Simons, père de tous les hedge funds algorithmiques. Hoffmann avait protesté vigoureusement, et c’était la première fois que Quarry se trouvait confronté à son obsession de l’anonymat, mais l’Anglais s’était montré très pressant. Il avait vu depuis le début que la mystique d’Hoffmann en tant que génie mathématique, comme celle de Jim Simons, constituerait un atout important dans la vente du produit. AmCor avait accepté de jouer les prime brokers et avait laissé Quarry reprendre certains de ses anciens clients contre des frais de gestion réduits et 10 % sur les opérations concernées. Quarry avait ensuite fait le tour des conférences d’investisseurs, sillonnant l’Europe et les États-Unis, traînant sa valise à roulettes dans une bonne cinquantaine d’aéroports. Il avait adoré ça — adoré faire le représentant de commerce, celui qui se déplace seul, qui débarque « à froid » dans une salle de conférence climatisée dans un hôtel inconnu donnant sur une autoroute étouffante et emballe une assistance sceptique. Sa méthode était de leur montrer par un backtest indépendant ce qu’auraient pu produire les algorithmes d’Hoffmann par le passé, et de leur donner avec des projections un avant-goût des bénéfices qu’ils pourraient produire dans l’avenir avant de leur indiquer que le fonds était déjà fermé. Il ne leur avait présenté les choses que par politesse, pour s’acquitter de ses engagements, mais, désolé, ils n’avaient plus besoin d’argent. Les investisseurs venaient le voir après, au bar de l’hôtel. Ça marchait presque à tous les coups.

Quarry avait engagé un type de BNP Paribas pour s’occuper du back office, une réceptionniste, une secrétaire et un trader français salarié d’AmCor qui avait rencontré quelques problèmes de régulation et avait besoin de quitter Londres au plus vite. Pour le côté technique des opérations, Hoffmann avait recruté comme analystes quantitatifs un astrophysicien du CERN et un professeur de mathématiques polonais. Ils avaient travaillé sur des simulations pendant tout l’été puis s’étaient lancés effectivement en octobre 2002 avec 107 millions de dollars d’actifs sous gestion. Ils avaient fait des bénéfices dès le premier mois et n’avaient jamais cessé depuis.

Quarry s’interrompit dans son récit pour permettre au stylo-bille bon marché de Leclerc de rattraper son flot de paroles.

Et pour répondre à ses autres questions : non, il ne se souvenait pas exactement de quand Gabrielle avait emménagé avec Hoffmann : Alex et lui ne s’étaient jamais beaucoup vus en dehors du travail ; et puis lui-même avait passé énormément de temps en déplacements lors de cette première année. Non, il n’avait pas assisté à leur mariage : il s’était agi d’une de ces cérémonies nombrilistes organisées au coucher du soleil, sur une plage du Pacifique, avec deux employés de l’hôtel pour servir de témoins et pas d’amis ni de famille pour fêter ça. Et non, on ne lui avait jamais dit qu’Hoffmann avait fait une dépression quand il travaillait au CERN, même s’il s’en était douté : cette première nuit, quand il était allé aux toilettes chez Hoffmann, il avait fouillé dans son placard de salle de bains (comme l’aurait fait n’importe qui) et y avait découvert toute une pharmacie d’antidépresseurs — mirtazapine, lithium, fluvoxamine. Il ne se les rappelait pas tous exactement, mais ça lui avait paru plutôt sérieux.

— Ça ne vous a pas découragé de vous lancer dans une affaire avec lui ?

— Quoi ? Le fait qu’il ne soit pas « normal » ? Bon Dieu, non. Pour citer Bill Clinton, qui n’est pas toujours un puits de sagesse, je vous l’accorde, mais qui, en l’occurrence, a tout à fait raison : « La plupart des gens normaux sont des cons. »

— Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où peut se trouver le docteur Hoffmann en ce moment ?

— Non, pas la moindre.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Au déjeuner. Au Beau Rivage.

— Il est donc parti sans explication ?

— C’est typique d’Alex.

— Avait-il l’air agité ?

— Pas spécialement. (Quarry retira ses pieds du bureau et appela son assistante.) On sait si Alex est rentré ?

— Non, Hugo, désolée. Au fait, Gana vient d’appeler. Le comité des risques t’attend dans son bureau. Il essaie de joindre Alex de toute urgence. Il y a un problème, apparemment.

— Tu m’étonnes. Qu’est-ce qui se passe ?

— Il m’a dit de te dire que « le VIXAL pousse la couverture delta ». Il a dit que tu comprendrais ce que ça signifie.

— D’accord, merci. Dis-leur que j’arrive. (Quarry relâcha le bouton et contempla pensivement l’interphone.) Je regrette, mais je vais devoir vous laisser.

Pour la première fois, il ressentit une pointe d’inquiétude au creux de l’estomac. Il jeta un coup d’œil de l’autre côté du bureau, en direction de Leclerc qui l’examinait avec attention, et il prit soudain conscience qu’il en avait sans doute beaucoup trop dit. Ce flic ne semblait pas tant enquêter sur l’agression que sur Hoffmann lui-même.

— C’est important ? questionna Leclerc en désignant l’interphone d’un signe de tête. La couverture delta ?

— Assez, oui. Vous voudrez bien m’excuser ? Mon assistante va vous raccompagner.

Il partit abruptement, sans même serrer la main de Leclerc, lequel se retrouva peu après en train de suivre à travers la salle des marchés la superbe sentinelle rousse de Quarry et son pull décolleté. Elle semblait pressée de faire sortir l’inspecteur, ce qui naturellement lui fit ralentir le pas. Leclerc remarqua que l’atmosphère de la salle avait changé. Çà et là, plusieurs groupes de trois ou quatre analystes s’étaient rassemblés autour d’un écran, sortes de tableaux vivants chargés d’inquiétude, où l’un des sujets était assis et cliquait sur la souris pendant que les autres étaient penchés par-dessus ses épaules. Il arrivait que l’un d’eux désigne un graphique ou une colonne de chiffres. Plutôt qu’à un séminaire, Leclerc pensa à présent davantage à des médecins rassemblés au chevet d’un patient montrant des symptômes graves et déroutants. Sur l’un des grands écrans de télé, une chaîne diffusait des images d’un accident d’avion. Sous l’écran géant se tenait un homme en costume sombre et cravate. Il semblait préoccupé et envoyait un texto sur son portable. Leclerc mit un moment à l’identifier.

— Genoud, marmonna-t-il pour lui-même, puis plus fort, en se dirigeant vers lui : Maurice Genoud !

L’homme leva la tête de son clavier et, était-ce l’imagination de Leclerc ou bien ses traits étroits se contractèrent-ils légèrement en voyant soudain surgir cette silhouette du passé ?

— Jean-Philippe, dit-il avec lassitude.

— Maurice Genoud. Tu t’es étoffé. (Leclerc se tourna vers l’assistante de Quarry :) Vous voulez bien nous excuser un moment, mademoiselle ? Nous sommes de vieux amis. Laisse-moi te regarder, mon garçon.

Leclerc s’était méfié de ce bleu dès l’instant où il l’avait eu sous ses ordres. Il n’y avait selon lui rien que son ancien collègue ne ferait pas pour de l’argent — aucun principe qu’il ne serait prêt à trahir, aucun engagement qu’il ne romprait, aucune situation sur laquelle il ne serait prêt à fermer les yeux — pour peu que cela lui rapporte assez et que cela ne le mette pas directement hors la loi.

— La vie civile te réussit, on dirait.

Le sourire ne venait pas naturellement à Genoud. Il ne devrait même pas essayer, pensa Leclerc.

— Je croyais que tu avais pris ta retraite, Jean-Philippe, répliqua Genoud.

— L’année prochaine, l’année prochaine. J’ai hâte d’y être. Dis-moi, qu’est-ce qu’ils fabriquent ici ? demanda Leclerc avec un geste vers la salle des marchés. Je suppose que tu comprends, toi. Je suis trop vieux, et tout ça me passe au-dessus de la tête.

— Pareil pour moi. J’essaie juste qu’il ne leur arrive rien.

— Eh bien, ça n’a pas l’air d’être une réussite !

Genoud se rembrunit, et Leclerc lui assena une claque sur l’épaule.

— Je plaisante. Mais, sérieusement, qu’est-ce que tu penses de cette affaire ? Tu ne trouves pas ça bizarre, avec un système de sécurité pareil, que le premier type qui passe dans la rue entre là-dedans comme dans un moulin et agresse le proprio ? C’est toi qui l’as installé, je me demandais ?

Genoud s’humecta les lèvres avant de répondre, et Leclerc pensa : Il cherche à gagner du temps, c’est ce qu’il faisait quand il était au tribunal et essayait de concocter une histoire.

— Oui, finit par répondre Genoud. C’est moi qui l’ai installé. Pourquoi ?

— Je ne te fais pas de reproche, ne sois pas sur la défensive. Nous savons tous les deux que tu peux protéger quelqu’un avec les meilleurs systèmes du monde, mais que, s’il oublie de les utiliser, tu ne peux absolument rien y faire.

— C’est vrai, convint Genoud, visiblement soulagé.

Leclerc se demanda pourquoi.

— Alors, fit-il, façon d’homme à homme, comment il est, ce docteur Hoffmann ?

— Ça va.

— Pas évident à gérer, si ?

— Ça dépend.

— Il paie bien ?

— Je ne me plains pas.

— Des ennemis ?

— Il dirige un hedge fund, non ? répliqua-t-il avec un regard prudent. D’après toi ?

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