« L’extinction des espèces et de groupes d’espèces tout entiers, qui a joué un rôle si considérable dans l’histoire du monde organique, est la conséquence inévitable de la sélection naturelle ; car les formes anciennes doivent être supplantées par des formes nouvelles et perfectionnées. »
Le comité des risques d’Hoffmann Investment Technologies se réunit pour la deuxième fois ce jour-là à 16 h 25, heure normale d’Europe centrale, cinquante-cinq minutes après l’ouverture des marchés américains. Y assistaient l’honorable Hugo Quarry, directeur général ; Lin Ju-Long, directeur financier ; Pieter van der Zyl, directeur des opérations ; et Ganapathi Rajamani, directeur des risques, qui se chargeait du compte rendu et dans le bureau duquel se tenait la réunion.
Rajamani était assis derrière sa table de travail, comme un instituteur. Suivant les termes de son contrat, il n’avait aucune part sur le bonus annuel. Cela était censé le rendre plus objectif concernant les risques, mais, de l’avis d’Hoffmann, cela ne servait qu’à en faire un donneur de leçons patenté qui pouvait se permettre de considérer les grands profits avec mépris. Le Hollandais et le Chinois occupaient les deux sièges. Quarry s’étala sur le canapé. Par les stores ouverts, il regarda Amber conduire Leclerc vers la réception.
Le premier article concernait l’absence, sans explication, du docteur Alexander Hoffmann, président de la compagnie, et le fait que Rajamani veuille que ce manquement au devoir soit dûment enregistré fut, pour Quarry, la première indication que leur directeur de la sainte-nitoucherie se préparait à employer la manière forte. Rajamani sembla en effet prendre un malin plaisir à exposer à quel point leur situation était devenue dangereuse. Il annonça que, depuis leur dernière réunion, quelque quatre heures auparavant, le niveau d’exposition au risque du fonds avait considérablement augmenté. Tous les avertisseurs lumineux affichaient rouge dans le cockpit, et il fallait prendre des décisions au plus vite.
Il entreprit d’énumérer les données affichées sur son ordinateur. Le VIXAL avait pratiquement abandonné la position longue de la société sur les futures S&P, leur principale couverture pour faire face à une hausse du marché, les laissant se débrouiller avec leur pléthore de ventes à découvert. Il était également en train d’annuler tous — « Je dis bien tous » — les achats à long terme correspondant aux quatre-vingts et quelques titres vendus à découvert : rien qu’au cours de ces dernières minutes, il avait liquidé le restant d’une position longue de 70 millions de dollars sur Deloitte, prise pour couvrir leurs VAD massives contre leur concurrent Accenture. Et ce qui était peut-être le plus inquiétant, c’est que, à mesure que les positions longues étaient annulées, il n’y avait eu aucun mouvement pour racheter les titres vendus à la baisse.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil de toute ma vie, conclut Rajamani. Le fait est que la compagnie n’a plus de couverture delta.
Quarry resta impassible, mais il n’en était pas moins saisi. Sa foi en le VIXAL avait toujours été inébranlable, mais ils étaient censés gérer un fonds de couverture — la définition était comprise dans le titre, pauvre cloche. Si on enlevait la couverture, si on se passait de toute la formule mathématique incroyablement compliquée supposée faire en sorte de couvrir les risques, on pouvait tout aussi bien prendre l’argenterie familiale et engager le tout dans des courses de chevaux. Évidemment, la couverture plafonnait les gains, mais elle empêchait de plonger en cas de perte. Et étant donné qu’il n’y avait pas un hedge fund sur Terre qui ne connût pas de petites traversées du désert de temps en temps, une série de mauvaises décisions pouvait vous anéantir en un rien de temps si vous n’aviez pas la couverture nécessaire. Un frisson glacé le parcourut à cette pensée, et le filet mignon du déjeuner lui remonta à la gorge. Il porta la main à son front et constata qu’il en avait carrément des sueurs froides.
Rajamani poursuivait son exposé implacable :
— Nous n’avons pas seulement abandonné nos positions longues sur les futures S&P, mais nous shortons les futures S&P. Nous avons aussi monté à près de un milliard de dollars notre position sur les futures du VIX. Et nous achetons des puts hors du cours tellement extrêmes — qui présupposent une telle détérioration du marché en général — que notre seule consolation sera de les récupérer pour quelques cents. En plus…
Quarry leva les mains.
— C’est bon, Gana. Merci. On a compris.
Il fallait absolument qu’il prenne la direction de cette réunion avant qu’elle ne vire à la débâcle. Il avait conscience qu’on les observait de la salle des marchés. Ils savaient tous que la couverture avait sauté. Des visages inquiets ne cessaient d’apparaître et de disparaître derrière leurs batteries de six écrans telles des cibles sur un stand de tir.
— Je vais fermer les stores, dit van der Zyl en se levant.
— Non, l’interrompit sèchement Quarry. Putain, laissez-les ouverts, Piet, ou ils vont croire qu’on prépare un suicide collectif. En fait, messieurs, vous allez tous autant que vous êtes me faire le plaisir de sourire. Tout le monde sourit : c’est un ordre. Même vous, Gana. Montrons aux troupes un peu de sang-froid * digne des officiers que nous sommes.
Il hissa ses pieds sur la table basse et croisa les mains derrière sa nuque en une parodie de nonchalance, même si ses ongles s’enfonçaient si profondément dans sa chair qu’il en garderait des marques jusqu’au lendemain. Il jeta un coup d’œil sur les photos personnelles que Rajamani avait rapportées de chez lui pour alléger l’étincelante morosité du décor scandinave : une grande photo de groupe prise lors d’un mariage, le soir, dans un jardin de New Delhi, la mariée enguirlandée et son époux au centre, souriant comme des maniaques ; Rajamani en étudiant prêt à recevoir son diplôme devant le Senate House de l’université de Cambridge ; et deux jeunes enfants en uniforme scolaire, un garçon et une fille, qui fixaient l’objectif d’un regard sombre.
— D’accord, Gana, qu’est-ce que vous préconisez ?
— Il n’y a qu’une seule option : ne pas tenir compte du VIXAL et remettre la couverture en place.
— Vous voulez qu’on squeeze l’algorithme sans même consulter Alex ? demanda Ju-Long.
— Je le consulterais volontiers si je pouvais mettre la main sur lui, rétorqua Rajamani. Mais il ne répond pas au téléphone.
— Je croyais qu’il déjeunait avec vous, Hugo, intervint van der Zyl.
— Oui. Mais il est parti à toute vitesse en plein milieu du repas.
— Et il est allé où ?
— Dieu seul le sait. Il a filé sans un mot.
— C’est d’une irresponsabilité confondante, commenta Rajamani. Je m’excuse, mais il savait qu’il y avait un problème. Il savait que nous devions nous voir à nouveau cet après-midi.
Il y eut un silence.
— D’après moi, dit Ju-Long, et je ne le dis que parce que nous sommes entre nous, Alex fait une sorte de dépression.
— Taisez-vous, LJ.
— Mais c’est vrai, Hugo, renchérit van der Zyl.
— Fermez-la vous aussi.
— D’accord, d’accord, s’empressa d’obtempérer le Hollandais.
— Je consigne ça ? demanda Rajamani.
— Vous n’avez pas intérêt, répondit Quarry en pointant par-dessus la table un pied élégamment chaussé en direction de l’ordinateur de Rajamani. Et maintenant, Gana, une fois pour toutes, écoutez-moi bien : s’il y a la moindre allusion dans ce compte rendu à un problème mental quelconque dont souffrirait Alex, ce sera la fin de cette entreprise et vous devrez en assumer la responsabilité devant tous vos collègues qui travaillent à côté et qui observent en ce moment chacun de vos mouvements, ainsi que devant tous nos investisseurs, lesquels ont gagné tellement d’argent grâce à Alex qu’ils ne vous le pardonneront jamais. Vous comprenez ce que je vous dis ? Laissez-moi vous résumer la situation en peu de mots : pas d’Alex, pas de société.
Pendant plusieurs secondes, Rajamani soutint son regard, puis finit par froncer les sourcils et éloigner ses mains du clavier.
— Bon, reprit Quarry, en l’absence d’Alex, essayons de prendre les choses autrement. Si nous laissons faire le VIXAL sans remettre la couverture delta en place, comment vont réagir les brokers ?
— Ils sont plus que sourcilleux sur les nantissements, en ce moment, répondit Ju-Long, après tout ce qui s’est passé avec Lehman. C’est certain qu’ils ne nous laisseront pas trader sans couverture dans les conditions actuelles de transaction.
— Quand est-ce qu’il va falloir commencer à leur montrer de l’argent ?
— Je m’attends à des premiers appels de marge demain avant la fermeture des marchés.
— Et combien vont-ils vouloir qu’on mette ?
— Je ne sais pas trop, dit Ju-Long en agitant sa tête terne mais soignée d’un côté puis de l’autre. Peut-être un demi-milliard.
— Un demi-milliard en tout ?
— Non, un demi-milliard pour chaque.
Quarry ferma brièvement les yeux. Cinq prime brokers — Goldman, Morgan Stanley, Citi, AmCor et Crédit Suisse — un demi-milliard à déposer pour chaque, soit 2,5 milliards de dollars. Pas de la monnaie de singe, pas des billets à ordre ni des obligations à long terme, mais de la drogue dure, du fric liquide qui devrait leur être versé avant 16 heures le lendemain. Le problème n’était pas qu’Hoffmann Investment Technologies n’avait pas cet argent. Ils n’utilisaient pour leurs opérations que 25 % des sommes que leur confiaient leurs investisseurs. Ils n’avaient jamais besoin de présenter le reste. La dernière fois qu’il avait vérifié, ils avaient au moins 4 milliards de dollars en seuls bons du Trésor américain. Ils pouvaient piocher là-dedans dès qu’ils en avaient besoin. Mais, Seigneur, ce serait un sacré coup porté à leurs réserves, un pas de plus vers le précipice…
Rajamani interrompit le cours de ses pensées.
— Je m’excuse, mais c’est de la folie, Hugo. Ce niveau de risque dépasse de loin ce qui est promis sur le papier. Si les marchés devaient repartir brusquement à la hausse, on perdrait des milliards. On pourrait même se retrouver en faillite. Nos clients pourraient se retourner contre nous.
— Et même si nous poursuivons les opérations, ajouta Ju-Long, ce serait bien malheureux d’avoir à informer nos investisseurs de la flambée de notre niveau de risque alors qu’on vient juste de leur demander de mettre un autre milliard de dollars dans le VIXAL-4.
— Ils vont retirer leurs billes, commenta van der Zyl. N’importe qui le ferait.
Quarry ne pouvait plus rester tranquille. Il se leva d’un bond et aurait volontiers fait les cent pas s’il y avait eu assez de place. Comment cela pouvait-il arriver maintenant, après tout son baratin à deux milliards de dollars !? Quelle injustice ! Il griffa l’air devant lui et adressa une grimace au ciel. Incapable de supporter plus longtemps l’expression de supériorité morale affichée par Rajamani, il tourna le dos à ses collègues et s’appuya, mains écartées, contre la cloison de verre pour contempler la salle des marchés, sans tenir compte de qui regardait. Il essaya pendant un instant de se représenter un fonds d’investissement sans couverture totalement à la merci des marchés mondiaux : l’océan de centaines et de centaines de milliards de dollars d’actions et de valeurs, d’obligations et de monnaies qui ne cessaient de se soulever et de s’abaisser les uns contre les autres, jour après jour, fouettés par les courants, les marées et les tempêtes pour suivre de vastes mouvements absolument imprévisibles. Cela serait revenu à vouloir traverser l’Atlantique Nord sur un couvercle de poubelle avec une cuiller en bois en guise de rame. Il y avait bien une part de lui-même — la part qui considérait l’existence comme un jeu qui, tôt ou tard, ne pourrait que mal se terminer, celle qui pariait 10 000 dollars sur quelle mouche allait s’envoler la première sur une table de café, juste pour éprouver le frisson de l’appréhension — qui aurait pu, à une époque, apprécier ce genre de situation. Mais, à présent, il voulait aussi s’accrocher à ce qu’il avait. Il appréciait d’être reconnu comme le directeur d’un fonds spéculatif prospère, la crème de l’élite, l’équivalent financier de la Brigade de la Garde britannique. Il était classé cent soixante-dix-septième sur la liste des plus grandes fortunes du Sunday Times ; on avait même imprimé une photo de lui debout sur la passerelle d’un Riva 115 (« Le célibataire Hugo Quarry mène une vie de rêve sur les rives du lac de Genève — et pourquoi pas, vu qu’il est à la tête de l’un des plus gros hedge funds d’Europe ? »). Allait-il vraiment mettre tout cela en danger simplement parce qu’un putain d’algorithme avait décidé de passer outre les règles élémentaires de la haute finance ? D’un autre côté, il ne devait sa position sur la liste des plus grosses fortunes qu’à ce même putain d’algorithme. Il poussa un grognement. C’était inextricable. Où était passé Hoffmann ?
Il se retourna vers les autres.
— Il faut absolument qu’on parle à Alex avant de passer en mode manuel. Enfin, à quand remonte la dernière fois que l’un d’entre nous a réellement effectué une opération ?
— Avec tout le respect que je vous dois, répliqua Rajamani, ce n’est pas le problème, Hugo.
— Bien sûr que si, c’est le problème. C’est même tout le problème. Nous dirigeons un fonds spéculatif algorithmique, nous n’avons pas le personnel qualifié pour gérer des paris à 10 milliards de dollars. Il me faudrait là-dedans au moins une vingtaine de traders de très haut niveau avec des couilles grosses comme ça et une très bonne connaissance des marchés ; tout ce que j’ai, ce sont des quants boutonneux qui n’osent même pas vous regarder en face.
— La vérité, c’est qu’on aurait dû parler de ça plus tôt, intervint van der Zyl de sa voix timbrée, sombre et profonde, marinée dans les cigares et le café. Je ne dis pas qu’on aurait dû y penser ce matin, mais il y a une semaine ou un mois. Le VIXAL fonctionne depuis si longtemps que ça nous a tous étourdis. Nous n’avons jamais mis en place de procédures adéquates à suivre au cas où il y aurait des ratés.
Quarry savait au fond de lui que c’était la vérité. Il avait laissé la technologie l’affaiblir. Il était comme ces conducteurs paresseux qui se reposent intégralement sur les systèmes d’assistance au stationnement et le GPS pour circuler en ville. Cependant, incapable de concevoir un monde sans VIXAL, il ne put s’empêcher de voler à son secours.
— Puis-je simplement rappeler qu’il n’y a pas eu de raté ? Enfin, la dernière fois que j’ai vérifié, nous en étions à un bénéfice de 68 millions pour la journée. Tout de suite, qu’est-ce que donne le compte de résultats, Gana ?
Rajamani consulta son écran.
— En hausse de 77, concéda-t-il.
— Bien, merci. C’est une définition assez curieuse d’un raté, non ? Un système qui rapporte 9 millions de dollars dans le temps qu’il me faut pour bouger mon cul d’un bout à l’autre de ces bureaux ?
— Oui, reconnut patiemment Rajamani, mais c’est un bénéfice purement théorique qui pourrait disparaître à l’instant où le marché remonte.
— Et est-ce que le marché remonte ?
— Non, je reconnais que, pour le moment, le Dow est en baisse.
— Eh bien, messieurs, voilà le dilemme. Nous sommes tous d’accord sur le fait que le fonds doit être couvert, mais nous devons aussi reconnaître que le VIXAL a jusqu’à présent mieux évalué que nous les places financières.
— Oh, allons, Hugo ! Il y a de toute évidence quelque chose qui cloche ! Le VIXAL est censé opérer dans les limites de certains paramètres de risques, et ce n’est pas ce qu’il fait. Donc, il y a dysfonctionnement.
— Je ne suis pas d’accord. Il a eu raison pour Vista Airways, non ? C’était carrément extraordinaire.
— C’était une coïncidence. Même Alex en est convenu. (Rajamani se tourna vers Ju-Long et van der Zyl.) Allons, les gars, soutenez-moi, là. Pour que ces positions soient défendables, il faudrait que ce soit le monde entier qui s’écrase dans les flammes.
Ju-Long leva la main, comme un écolier.
— Puisqu’on en parle, Hugo, je pourrais vous poser une question sur la vente à découvert de Vista Airways ? Quelqu’un a vu les dernières infos ?
Quarry se laissa retomber lourdement sur le canapé.
— Non, pas moi. Je n’ai pas eu le temps. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Que le crash n’était pas dû à une défaillance technique mais à un genre de bombe terroriste.
— D’accord. Et ?
— Il semble qu’il y a eu un avertissement posté sur un site jihadiste alors que l’avion était encore en vol. Les services de renseignements n’ont rien vu et, bien sûr, ça suscite pas mal de réactions de colère. Ça s’est passé à 9 heures ce matin.
— Désolé, LJ, je suis un peu lent à la comprenette. En quoi ça nous concerne ?
— C’est juste que c’est à 9 heures exactement que nous avons commencé à shorter les titres Vista Airways.
Il fallut une seconde ou deux à Quarry pour réagir.
— Vous voulez dire que nous sommes branchés sur les sites Internet jihadistes ?
— C’est ce qu’il semble.
— En fait, ce serait tout à fait logique, commenta van der Zyl. Le VIXAL est programmé pour chercher sur le Web les occurrences de termes liés à la peur et en tirer les corrélations avec les marchés. Que trouver de mieux ?
— Mais il y a un saut quantique, n’est-ce pas ? demanda Quarry. Entre voir l’avertissement, en tirer les déductions et vendre le titre à découvert ?
— Je ne sais pas. Il faudra demander à Alex. Mais c’est un algorithme d’intelligence artificielle. Théoriquement, il ne cesse de se développer.
— Dommage qu’il ne se soit pas développé au point d’avertir la compagnie d’aviation, alors, dit Rajamani.
— Oh, je vous en prie, répliqua Quarry, arrêtez d’être aussi hypocrite. C’est une machine à faire du fric, pas un putain d’ambassadeur de bonne volonté des Nations unies. (Il appuya la tête contre le dossier du canapé et leva vers le plafond des yeux agités, s’efforçant d’intégrer toutes les implications.) Nom de Dieu. Je n’arrive juste pas à y croire.
— Bien sûr, tempéra Ju-Long, il pourrait s’agir d’une simple coïncidence. Alex a fait remarquer lui-même ce matin que la vente des titres de la compagnie entrait dans un schéma bien plus vaste de paris sur la baisse.
— Oui, mais, même comme ça, c’est la seule VAD où on a effectivement vendu les titres et encaissé les bénéfices. Pour les autres, on s’accroche encore. Ce qui soulève une question : pourquoi est-ce qu’on s’accroche ? (Il sentit un frisson lui parcourir l’échine et ajouta :) Je me demande ce qu’il pense qu’il va se passer.
— Il ne pense rien, décréta Rajamani avec impatience. C’est un algorithme, Hugo — un outil. Il n’est pas plus vivant qu’une clé à molette ou un cric de bagnole. Et notre problème, c’est que c’est un outil qui n’est plus assez fiable pour qu’on puisse compter dessus. Le temps presse maintenant, et je dois absolument demander à ce comité d’autoriser formellement la mise à l’écart du VIXAL pour reconstituer immédiatement la couverture du fonds.
Quarry regarda les autres. Il savait sentir les nuances, et il détecta un léger changement d’atmosphère. Ju-Long regardait droit devant lui, le visage impassible, et van der Zyl examinait une peluche sur la manche de son veston. Ils avaient l’air gêné. C’étaient des types bien, pensa Quarry, et intelligents, mais ils étaient faibles. Et ils tenaient à leurs bonus. C’était très facile pour Rajamani d’ordonner l’arrêt du VIXAL, cela ne lui coûterait rien. Eux avaient reçu 4 millions de dollars chacun l’année précédente. Il pesa le pour et le contre. Et il estima qu’ils ne feraient rien. Quant à Hoffmann, il ne s’intéressait pas au personnel de la société, mis à part les analystes quantitatifs, et il le soutiendrait quoi qu’il fasse.
— Gana, commença-t-il d’un ton aimable, je regrette, mais je crois bien que nous allons devoir nous séparer de vous.
— Quoi ? fit Rajamani en se rembrunissant. (Puis il s’efforça de sourire et obtint un horrible rictus nerveux. Il voulut traiter cela comme une plaisanterie.) Allons, Hugo…
— Si cela peut vous consoler, je vous aurais viré la semaine prochaine de toute façon. Mais je crois que tout de suite est plus approprié. Consignez-le dans votre compte rendu, pourquoi pas ? « Après une brève discussion, Gana Rajamani a accepté de renoncer à ses fonctions de directeur des risques, la décision prenant effet immédiatement. Hugo Quarry l’a remercié pour tout ce qu’il avait fait pour l’entreprise » — ce qui, à mon humble avis, se monte en fait à que dalle. Maintenant, prenez vos affaires, rentrez chez vous et passez plus de temps avec vos charmants enfants. Et ne vous en faites pas pour l’argent — je serai plus qu’heureux de vous verser un an de salaire pour le simple plaisir de ne plus avoir à vous revoir.
Rajamani récupérait vite. Quarry fut forcé de lui reconnaître au moins une bonne capacité à encaisser les coups.
— Je voudrais que nous soyons clairs, dit-il. Vous me fichez à la porte parce que je fais mon travail ?
— C’est en partie à cause de votre travail, mais c’est surtout parce que vous êtes un emmerdeur fini quand vous le faites.
— Je vous remercie, répliqua Rajamani, non sans dignité. Je m’en souviendrai, ajouta-t-il en se tournant vers ses collègues. Piet ? LJ ? Est-ce que vous allez intervenir ?
Ni l’un ni l’autre ne bougea. Il ajouta, sur un ton légèrement plus pressant :
— Je croyais que nous avions un accord…
Quarry se leva et débrancha le cordon d’alimentation de l’ordinateur de Rajamani. L’appareil s’éteignit avec un cliquetis.
— Ne faites aucune copie de vos dossiers — le système nous préviendra si vous essayez. Vous remettrez votre portable à mon assistante en sortant. Ne parlez à aucun autre employé de cette entreprise. Ayez quitté les lieux dans moins d’un quart d’heure. Votre indemnité de compensation est liée à votre respect de nos accords de confidentialité. C’est compris ? Je préférerais vraiment ne pas avoir à appeler la sécurité — ça fait toujours très mauvais effet. Messieurs, dit-il aux deux autres, et si nous le laissions prendre ses affaires ?…
— Quand cette histoire se saura, c’en sera fini de cette société — j’y veillerai ! lança Rajamani dans son dos.
— Mais oui, je n’en doute pas.
— Vous avez dit que le VIXAL pouvait nous faire foncer dans la montagne si on n’y prenait pas garde, et c’est exactement ce qui est en train d’arriver…
Quarry prit Ju-Long et van der Zyl par les épaules et leur fit quitter le bureau devant lui. Puis il referma la porte sans un regard en arrière. Il savait que la scène s’était déroulée devant tout un public d’analystes quantitatifs, mais il n’y pouvait rien. Il se sentait plein d’allégresse. Cela lui faisait toujours du bien de virer quelqu’un : c’était libérateur. Il sourit à l’assistante de Rajamani. Jolie fille. Malheureusement, elle devrait partir aussi. Quarry avait une vision très préchrétienne de ces rites : mieux valait toujours enterrer les serviteurs avec leur défunt maître, au cas où ces derniers auraient encore besoin d’eux dans l’autre monde.
— Je regrette, dit-il à Ju-Long et à van der Zyl, mais, au bout du compte, on est quand même des innovateurs dans le métier, non ? Faute de quoi, qu’est-ce qui nous reste ? Et j’ai bien l’impression que Gana est le genre de type qui se serait pointé sur le quai de départ en 1492 pour dire à Colomb qu’il ne pouvait pas prendre la mer parce que le niveau de risque était trop élevé.
— La gestion du risque était sa responsabilité, Hugo, répliqua Ju-Long avec une rudesse qui surprit Quarry. Vous vous êtes peut-être débarrassé de lui, mais vous n’avez pas réglé le problème.
— J’en suis conscient, LJ, et je sais que vous étiez amis. (Il posa la main sur son épaule et plongea le regard dans ses yeux sombres.) Mais n’oubliez pas que, à cette heure précise, cette société s’est enrichie d’environ 80 millions de dollars par rapport au moment où nous sommes venus travailler ce matin. (Il désigna la salle des marchés : tous les analystes avaient regagné leur place et il régnait une apparente normalité.) La machine fonctionne toujours et, franchement, tant qu’Alex ne nous dit pas de faire autrement, je crois qu’on doit lui faire confiance. Nous devons supposer que le VIXAL décèle dans le cours des événements des schémas pour nous indétectables. Allons, on nous regarde.
Ils avancèrent le long de la salle des marchés, Quarry en tête. Il avait hâte de les éloigner de la scène de la mise à mort de Rajamani. Il essaya en chemin de joindre une nouvelle fois Hoffmann sur son portable, et il fut à nouveau dirigé vers sa boîte vocale. Il ne prit même pas la peine de laisser un message.
— Vous savez, dit van der Zyl, je réfléchissais.
— Et à quoi réfléchissiez-vous, Piet ?
— Le VIXAL doit avoir extrapolé un effondrement général du marché.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Eh bien, si vous regardez les titres qui sont shortés, qu’est-ce que c’est ? Grands hôtels-casinos, sociétés de conseil en management, biens ménagers et produits alimentaires, et tout le reste… ça part dans tous les sens. Ils ne relèvent absolument pas d’un secteur spécifique.
— Mais il y a la VAD sur les futures S&P, intervint Ju-Long, et les puts hors du cours…
— … et l’indice de la peur, ajouta van der Zyl. Vous savez, le milliard de dollars d’options sur l’indice de la peur… Bon Dieu !
Quarry songea que ça faisait sacrément beaucoup. Il s’immobilisa. En fait ça faisait même encore plus que sacrément beaucoup. Dans le tourbillon général de données qui affluaient de partout, il n’avait pas vraiment saisi l’ampleur de cette position. Il se dirigea vers un terminal libre, se pencha au-dessus du clavier et fit apparaître rapidement la courbe du VIX. Ju-Long et van der Zyl le rejoignirent. La valeur de l’indice de volatilité suivait sur le graphique une légère vague montrant ses fluctuations sur les deux derniers jours de cotations : la ligne montait et descendait à l’intérieur d’une bande étroite. Cependant, depuis quatre-vingt-dix minutes, la courbe affichait une pente nettement ascendante : partant d’une base d’environ vingt-quatre points à l’ouverture du marché américain, le VIX était monté à près de vingt-sept. Il était encore trop tôt pour déterminer s’il s’agissait d’une escalade significative du niveau de peur sur le marché lui-même. Néanmoins, même si ce n’était pas le cas, sur un pari à un milliard de dollars, ils assistaient à une prise de bénéfices de près de 100 millions de dollars. Quarry sentit à nouveau un frisson glacé lui parcourir le dos.
Il appuya sur une touche et se brancha sur la retransmission en direct du parquet du S&P 500, à Chicago. C’était un service auquel ils étaient abonnés pour leur permettre de sentir immédiatement l’ambiance du marché, que les chiffres ne suffisaient pas toujours à donner. « Alors, faisait une voix américaine, le seul acheteur que j’aie sur ma feuille depuis 9 h 26 exactement, est un acheteur Goldman à cinquante et un tout rond pour un volume de deux cent cinquante. Sinon, tous les mouvements que j’ai sous les yeux sont à la vente. Merrill Lynch a vendu massivement. Pru-Bache a vendu massivement et est passé de cinquante-neuf à cinquante-trois. Ensuite, nous avons vu la Banque suisse et Smith intervenir pour vendre massivement… »
Quarry coupa le son.
— LJ, dit-il, qu’est-ce que vous diriez de commencer à liquider ces 2,5 milliards de bons du Trésor, juste au cas où on aurait besoin de faire face à des appels de marge demain ?
— Absolument, Hugo.
Il croisa le regard de Quarry. Il avait compris la signification de la hausse du VIX ; van der Zyl aussi.
— Nous devons essayer de communiquer au moins toutes les heures, décida Quarry.
— Et Alex ? s’enquit Ju-Long. Il faut qu’il voie ça. Il pourrait expliquer ce que ça veut dire.
— Je connais Alex. Il reviendra, ne vous en faites pas.
Les trois hommes partirent chacun de leur côté — comme des conspirateurs, songea Quarry.