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« Alors que je réfléchissais à ces questions[…] un nouveau concept m’est venu : “ le système nerveux numérique ”[…] Un système nerveux numérique consiste en procédés informatiques qui permettent à une société d’appréhender et de réagir à son environnement, de définir les défis des concurrents et les attentes des clients, et de mettre en place des réponses immédiates [7] … »

Bill Gates, Le Travail à la vitesse de la pensée.

Lorsque Hoffmann arriva devant l’immeuble du fonds de placement, c’était la sortie des bureaux –18 heures à Genève, midi à New York. Les gens quittaient le bâtiment pour rentrer chez eux, aller prendre un verre ou filer à leur cours de gym. Il se posta dans une encoignure de porte, juste en face, et vérifia qu’il n’y avait pas de policier en vue. Comme il n’en voyait aucun, il traversa la rue à vive allure, regarda la caméra de reconnaissance faciale d’un air morne, franchit l’entrée, prit l’un des ascenseurs et arriva à l’étage d’Hoffmann Investment Technologies. La salle des marchés était encore pleine ; la plupart des employés ne partaient pas avant 20 heures. Il baissa la tête et fonça vers son bureau en s’efforçant de ne pas prêter attention aux regards curieux qu’il attirait. Assise à sa place, Marie-Claude le regarda arriver. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Hoffmann leva les mains.

— Je sais, dit-il. J’ai besoin de dix minutes tout seul, et ensuite je m’occuperai de tout ça. Ne laissez entrer personne, d’accord ?

Il entra et referma la porte derrière lui. Il s’assit sur son coûteux fauteuil ergonomique inclinable dernier cri et ouvrit l’ordinateur portable de l’Allemand. Qui avait piraté son dossier médical ? C’était la question. Celui qui avait fait ça devait être derrière tout le reste. Il n’en revenait pas. Il ne s’était jamais vu comme susceptible d’avoir des ennemis. C’était vrai qu’il n’avait pas d’amis ; mais il avait toujours supposé que le corollaire d’une telle solitude était qu’il n’avait pas d’ennemis non plus.

Il avait de nouveau mal à la tête et se passa les doigts sur la partie rasée de son crâne ; on aurait dit les coutures d’un ballon de football. La tension avait raidi ses épaules. Il commença par se masser la nuque, s’allongeant sur son siège et regardant le détecteur de fumée au plafond comme il l’avait fait des milliers de fois pour essayer de concentrer sa pensée. Il contempla le minuscule point rouge, identique à celui qu’ils avaient à Cologny au-dessus de leur lit et qui lui faisait toujours penser à Mars quand il s’endormait. Il interrompit lentement son mouvement de massage.

— Merde, murmura-t-il.

Il se redressa et regarda l’écran de veille sur l’ordinateur portable : le portrait de lui levant les yeux avec une expression vide, les yeux dans le vague. Il monta sur son siège qui s’écarta traîtreusement alors qu’il s’en servait comme marche-pied pour grimper sur le bureau. Le détecteur de fumée était constitué d’un boîtier blanc carré, d’une plaque sensible au monoxyde de carbone, d’un voyant qui montrait qu’il était bien alimenté, d’un bouton test et d’une grille qui recouvrait vraisemblablement l’alarme proprement dite. Hoffmann en tâta les bords. Le boîtier semblait collé au plafond. Il tira dessus et exerça un mouvement de torsion puis, mû par la peur et la frustration, il l’attrapa à pleines mains et l’arracha d’un coup.

L’alarme poussa un cri de protestation perçant d’une intensité tangible. Le boîtier vibrait dans la main d’Hoffmann, et l’air pulsait avec lui. Il était toujours relié au plafond par un cordon ombilical de fils électriques. Quand Hoffmann glissa ses doigts derrière pour tenter de l’arrêter, il reçut une décharge électrique aussi brutale qu’une morsure animale et qui l’atteignit jusqu’au cœur. Il poussa un cri, lâcha l’appareil et le laissa pendre en secouant vigoureusement les doigts, comme pour les faire sécher. Le bruit l’agressait physiquement : il avait l’impression que ses oreilles allaient saigner s’il ne le faisait pas cesser au plus vite. Il saisit le détecteur par le boîtier cette fois et tira de toutes ses forces, s’y accrochant presque, et le dispositif céda, emportant avec lui un morceau de plafond. Le silence soudain qui s’ensuivit fut presque aussi brutal que le vacarme.

*

Bien plus tard, lorsque Quarry se remémorerait les deux heures qui suivirent et qu’on lui demanderait ce qui avait été pour lui le plus effrayant, il répondrait que, curieusement, cela avait été cet instant : celui où il avait entendu l’alarme et avait traversé la salle des marchés au pas de course pour trouver Hoffmann — le seul homme capable de comprendre les tenants et les aboutissants d’un algorithme qui faisait au même moment un pari de 30 milliards de dollars sans couverture — maculé de sang et de poussière, debout sur un bureau sous un faux plafond éventré, en train de marmonner qu’on l’espionnait partout où il allait.

Quarry ne fut pas le premier sur les lieux. La porte était déjà ouverte, et Marie-Claude était dans le bureau avec un certain nombre de quants. Quarry joua des coudes pour passer et leur ordonna à tous de retourner travailler. Il comprit tout de suite, en tendant le cou, même de là où il était, qu’Hoffmann avait subi un choc. Le physicien avait les yeux affolés et les vêtements en désordre. Il avait du sang séché sur les cheveux et les mains dans un tel état qu’il semblait avoir boxé un bloc de béton.

— C’est bon, Alexi, dit-il aussi calmement qu’il put. Qu’est-ce qui se passe là-haut ?

— Regarde par toi-même, s’écria Hoffmann avec excitation. (Il sauta du bureau et ouvrit la main. Les composants du détecteur de fumée démonté se trouvaient au creux de sa paume. Il les écarta de l’index, tel un naturaliste inspectant les entrailles d’une créature morte. Puis il sélectionna une petite lentille fixée à un bout de fil électrique.) Tu sais ce que c’est ?

— Pas vraiment, non.

— C’est une webcam. (Il laissa les pièces filtrer entre ses doigts sur le bureau : certaines roulèrent par terre.) Regarde ça, dit-il en remettant le portable à Quarry et en lui montrant l’écran. D’après toi, d’où a été prise cette photo ?

Il se rassit et inclina son fauteuil en arrière. Quarry le regarda, puis examina l’écran et le regarda de nouveau. Il leva ensuite les yeux au plafond.

— Putain de merde. Tu as eu ça où ?

— Ça appartenait au type qui m’a agressé la nuit dernière.

Même sur le moment, Quarry enregistra l’imparfait — appartenait ? — et se demanda comment ce portable avait pu se retrouver entre les mains de son associé. Mais Hoffmann se releva d’un bond, et il n’eut pas le temps de lui poser la question. L’Américain s’emballait et son esprit aussi. Il ne tenait plus en place.

— Viens, dit-il en lui faisant signe. Suis-moi.

Il prit Quarry par le coude, le fit sortir de son bureau et lui montra le plafond au-dessus du bureau de Marie-Claude, où il y avait un détecteur identique. Puis il porta un doigt à ses lèvres. Il le conduisit ensuite à l’entrée de la salle des marchés et les lui montra : un, deux, trois, quatre détecteurs supplémentaires. Il y en avait un dans la salle de conférence aussi. Il y en avait même un dans les toilettes. Il grimpa sur les lavabos et arriva tout juste à l’atteindre. Il l’arracha d’un coup sec sous une pluie de plâtre. Puis il sauta à terre et montra sa prise à Quarry. Une autre webcam.

— Ces détecteurs sont partout. Il y a des mois que je les remarque sans vraiment les voir. Il y en aura un dans ton bureau. J’en ai un dans toutes les pièces de ma maison — même dans la chambre. Bon Dieu, même dans la salle de bains. (Il porta la main à son front, prenant seulement maintenant toute la mesure de sa découverte :) C’est incroyable.

Quarry n’avait jamais pu s’empêcher de redouter que leurs concurrents ne cherchent à les espionner. C’était la raison pour laquelle il avait engagé les services du cabinet conseil en sécurité de Genoud. Consterné, il retourna le détecteur de fumée entre ses mains.

— Tu crois qu’il y a une caméra dans chacun d’eux ?

— Eh bien, on peut les vérifier tous, mais oui — oui, je crois.

— Bon Dieu, et dire qu’on paie Genoud une fortune pour qu’il n’y ait pas de micros ou quoi que ce soit dans cet endroit.

— Mais c’est là où c’est très fort : ce doit être lui qui les a posés, tu comprends ? C’est lui aussi qui a vérifié ma baraque quand je l’ai achetée. Il nous surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Regarde. (Hoffmann sortit son téléphone portable.) C’est lui aussi qui s’est occupé de ça, non — nos téléphones spécialement cryptés ?

Il l’ouvrit d’un coup — et son geste rappela à Quarry quelqu’un qui fracasse une pince de homard — et le démonta rapidement à côté d’un lavabo.

— C’est le mouchard parfait. On n’a même pas besoin de mettre un micro dedans : il est déjà intégré. J’ai lu ça dans le Wall Street Journal. Tu crois que tu l’as éteint, mais en fait il reste actif et capte tes conversations même quand tu ne téléphones pas. Et tu le gardes tout le temps chargé. Le mien a été bizarre toute la journée.

Il était tellement certain d’avoir raison que Quarry se sentit gagné par sa paranoïa. Il examina son propre téléphone avec précaution, comme une grenade prête à lui exploser dans la main, puis s’en servit pour appeler son assistante :

— Amber, tu veux bien me trouver Maurice Genoud et me l’envoyer ici tout de suite ? Dis-lui de laisser tomber ce qu’il est en train de faire et de me rejoindre dans le bureau d’Alex. (Il raccrocha.) On va voir ce que ce salopard a à dire. Je ne lui ai jamais fait confiance. Je me demande quel jeu il joue.

— C’est plutôt évident, non ? On est un hedge fund qui fait quatre-vingt-trois pour cent de bénéfices. Si quelqu’un arrive à lancer un clone de notre boîte et à copier toutes nos transactions, il en tirera une fortune. Il n’aura même pas besoin de savoir comment on fait. On imagine bien quel intérêt il y a à nous espionner. Ce que je ne comprends pas, c’est tout le reste.

— Quel reste ?

— Le fait d’ouvrir un compte off-shore aux îles Caïmans, d’y déposer de l’argent avant de le revirer, d’envoyer des mails signés de mon nom, de m’acheter un livre où il est question de peur et de terreur, de saboter l’expo de Gaby, de pirater mon dossier médical et de me brancher avec un psychopathe. C’est comme si on le payait pour me rendre dingue.

En l’écoutant, Quarry ressentit un nouveau malaise, mais avant qu’il ne puisse faire le moindre commentaire, son portable sonna. C’était Amber.

— M. Genoud était juste en bas. Il monte tout de suite.

— Merci. Apparemment, dit-il à l’adresse d’Hoffmann, il était déjà sur place. C’est bizarre, non ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Peut-être qu’il sait qu’on est sur sa piste.

— C’est possible.

Soudain, Hoffmann s’était remis en branle. Il sortit des toilettes, traversa le couloir et entra dans son bureau. Il venait d’avoir une autre idée. Il ouvrit son tiroir à la volée et en sortit le livre avec lequel Quarry l’avait vu arriver le matin, l’ouvrage de Darwin au sujet duquel il l’avait appelé à minuit.

— Regarde ça, dit-il en le feuilletant.

Puis il le tint ouvert à la photo d’un vieil homme visiblement terrifié. Quarry trouva l’image grotesque, le genre de cliché qu’on pouvait prendre dans les foires aux monstres d’autrefois.

— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Hoffmann.

— Je vois une espèce de taré d’un autre âge qui a l’air d’avoir chié dans son froc.

— Oui, mais regarde de plus près. Tu vois ces électrodes ?

Quarry regarda. Deux mains, de chaque côté du visage, appliquaient de minces tiges de métal sur le front du sujet. La tête de la victime semblait soutenue par une sorte de support en acier et il était apparemment vêtu d’une chemise d’hôpital.

— Évidemment que je les vois.

— C’est un médecin français, Guillaume-Benjamin Duchenne, qui tient les électrodes. Il croyait que les expressions du visage humain étaient la porte de l’âme. Il animait les muscles faciaux en utilisant une méthode qu’on appelait au XIXe siècle le galvanisme, soit un courant électrique créé par réaction chimique. On l’utilisait pour faire tressauter des cuisses de grenouille morte afin d’amuser la galerie. (Il attendit que Quarry comprenne l’importance de ce qu’il disait, mais voyant que son associé gardait sa mine déconcertée, il ajouta :) C’est une expérience destinée à produire les symptômes faciaux de la peur dans le seul but de les photographier.

— D’accord, fit prudemment Quarry, je saisis.

Hoffmann agita le livre avec exaspération.

— Oui, eh bien, n’est-ce pas exactement ce qui est en train de m’arriver ? C’est la seule illustration du livre sur laquelle on voit les électrodes. Sur toutes les autres, Darwin les a fait effacer. Je suis le sujet d’une expérience destinée à me faire connaître la peur, et mes réactions sont constamment filmées.

Comme il n’était pas sûr de pouvoir parler normalement, au bout d’un moment, Quarry se contenta de :

— Oh, je suis désolé d’apprendre ça, Alexi. Ce doit être une impression horrible.

— La question est : qui fait ça, et pourquoi ? De toute évidence, l’idée ne vient pas de Genoud. Il n’est que l’instrument…

Mais c’était au tour de Quarry d’être distrait. Il réfléchissait à sa responsabilité en tant que directeur général — vis-à-vis de leurs investisseurs, de leurs employés, et (il n’aurait aucun mal à le reconnaître par la suite) vis-à-vis de lui-même. Il se remémorait l’armoire à pharmacie d’Hoffmann, toutes ces années auparavant, remplie d’assez de psychotropes pour permettre à un drogué de tenir pendant six mois, et l’interdiction qu’il avait faite à Rajamani de consigner le moindre détail concernant la santé mentale du patron de la société. Il se demandait ce qui arriverait si quoi que ce soit filtrait de tout ça.

— Asseyons-nous, suggéra-t-il. Il faut qu’on parle de certaines choses.

— C’est vraiment urgent ? s’enquit Hoffmann, irrité d’avoir été interrompu au milieu de sa démonstration.

— Oui, plutôt, répondit Quarry, qui prit place sur le canapé et fit signe à son associé de venir le rejoindre.

Mais Hoffmann ignora le canapé pour aller s’asseoir derrière son bureau. Il balaya la surface de celui-ci d’un revers de bras, faisant disparaître tous les résidus du détecteur de fumée.

— Bon, vas-y. Mais attends juste d’avoir retiré la batterie de ton portable.

*

Hoffmann ne fut pas surpris que la signification du livre de Darwin continue d’échapper à Quarry. Toute sa vie, il avait compris les choses plus vite que les autres ; c’est ce qui le contraignait si souvent à avancer seul dans les territoires de l’esprit. Généralement, ceux qui l’entouraient finissaient par le rejoindre, mais alors il était déjà parti ailleurs.

Il regarda Quarry ouvrir son téléphone et poser soigneusement la batterie sur la table basse.

— On a un problème avec le VIXAL-4, annonça l’Anglais.

— Quel genre de problème ?

— Il a dépassé la couverture delta.

Hoffmann le dévisagea.

— Ne dis pas n’importe quoi.

Il tira son clavier vers lui, se connecta sur son terminal et entreprit de parcourir leurs positions — par secteur, volume, genre et date. Les clics de la souris étaient aussi rapides que du morse, et chaque nouvelle fenêtre qu’ils faisaient surgir lui paraissait plus surprenante que la précédente.

— Mais ça déconne complètement, commenta-t-il. Ça ne correspond pas du tout à ce qui est programmé.

— Ça s’est passé principalement entre le déjeuner et l’ouverture des marchés américains. On n’arrivait pas à te joindre. La bonne nouvelle, c’est que, pour l’instant, il ne s’est pas planté. Le Dow a perdu une centaine de points et, si tu vérifies le compte de résultats, on a gagné plus de 200 millions sur la journée.

Mais ce n’est pas ce qu’il est censé faire, répéta Hoffmann.

Il devait y avoir une explication rationnelle. Il y en avait toujours une. Il finirait par la trouver. Ça devait avoir un lien avec tout ce qui lui arrivait.

— Bon, d’abord, est-ce qu’on est sûrs que ces données soient exactes ? Est-ce qu’on peut vraiment se fier à ce qui apparaît sur les écrans ? Ou est-ce qu’il pourrait s’agir d’un genre de sabotage ? D’un virus ? (Il repensa au logiciel malveillant sur l’ordinateur de sa psy.) Il est possible que toute la boîte fasse l’objet d’une cyberattaque de la part d’une personne isolée ou de tout un groupe — est-ce qu’on a envisagé cette possibilité ?

— Peut-être, mais ça n’explique pas la VAD sur Vista Airways — et, crois-moi, ça commence à faire trop pour être une simple coïncidence.

— Oui, ça n’en est sûrement pas une. Mais on en a déjà parlé…

— Je sais qu’on en a parlé, l’interrompit Quarry avec impatience, mais on a eu de nouvelles infos depuis. Il semble bien maintenant que le crash n’était pas dû à une défaillance mécanique. Apparemment, il y a eu une alerte à la bombe sur un site Web de terroristes islamiques pendant que l’avion était encore en vol. Le FBI ne l’a pas capté, mais nous, oui.

Hoffmann ne saisit pas tout de suite. Trop d’informations arrivaient en même temps.

— Mais ça dépasse de loin les paramètres du VIXAL. Ça constituerait un point d’altération extraordinaire… un saut quantique.

— Je croyais que c’était un algorithme d’apprentissage automatique.

— C’est vrai.

— Alors peut-être bien qu’il a appris quelque chose.

— Ne sois pas bête, Hugo. Ça ne marche pas comme ça.

— D’accord, ça ne marche pas comme ça. Très bien, ce n’est pas moi le spécialiste. Mais le fait est qu’on doit prendre une décision au plus vite. Soit on reprend les commandes du VIXAL, soit on va devoir mettre 2,5 milliards de dollars sur la table demain pour que les banques nous laissent continuer à trader.

Marie-Claude frappa à la porte et l’ouvrit.

— M. Genoud est là.

— Laisse-moi m’occuper de ça, glissa Quarry à Hoffmann.

Il avait la sensation de se trouver dans un jeu vidéo où tout se précipitait sur lui en même temps.

Marie-Claude s’écarta pour laisser entrer l’ex-policier. Celui-ci porta immédiatement son regard vers le trou dans le plafond.

— Entrez, Maurice, dit Quarry. Fermez la porte. Comme vous le voyez, nous avons fait un peu de bricolage, et nous nous demandions si vous pourriez nous expliquer pourquoi.

— Je ne crois pas, répliqua Genoud en fermant la porte. Comment voulez-vous que je le sache ?

— Bon Dieu, intervint Hoffmann, il ne se laisse pas impressionner, Hugo, on peut lui reconnaître ça.

Quarry leva la main.

— C’est bon, Alex, je t’en prie, attends un peu, tu veux bien ? D’accord, Maurice. Pas de bobards. Il faut qu’on sache depuis combien de temps ça dure. Il faut qu’on sache qui vous paie. Et il faut qu’on sache si vous avez introduit quoi que ce soit dans notre système informatique. C’est urgent parce que nous sommes dans une situation boursière extrêmement volatile. Nous ne voudrions pas appeler la police pour régler ça, mais, si on doit en arriver là, nous le ferons. Donc, à vous de décider, mais je vous conseille de jouer la franchise.

Après un silence, Genoud regarda Hoffmann.

— Je peux lui dire ?

— Vous pouvez lui dire quoi ? demanda Hoffmann.

— Vous me mettez dans une position très inconfortable, docteur Hoffmann.

— Je ne vois absolument pas de quoi il parle, glissa Hoffmann à Quarry.

— Très bien, vous ne pouvez espérer que je garde le silence dans ces conditions, dit Genoud en se tournant vers Quarry. C’est le docteur Hoffmann qui m’a demandé de le faire.

Il y avait dans l’insolence tranquille d’un tel mensonge quelque chose qui donna à Hoffmann envie de le frapper.

— Quel enfoiré ! lâcha-t-il. Et vous croyez que quelqu’un va gober ça ?

Genoud ne se laissa pas démonter et, ignorant Hoffmann, continua de s’adresser uniquement à Quarry :

— C’est la vérité. Il m’a donné pour instruction d’installer des caméras cachées quand vous avez emménagé dans ces bureaux. J’ai bien supposé qu’il ne vous en avait pas parlé. Mais c’est le patron de la boîte, alors j’ai estimé que je pouvais lui obéir. C’est absolument véridique, je vous le jure.

Hoffmann sourit et secoua la tête.

— Hugo, c’est n’importe quoi. C’est le même genre de conneries qu’on m’a servi toute la journée. Je n’ai pas eu une seule conversation avec ce type pour lui demander de planquer des caméras dans les bureaux — pourquoi voudrais-je filmer en douce ma propre boîte ? Et pourquoi voudrais-je mettre mon propre téléphone sur écoute ? C’est du n’importe quoi, répéta-t-il.

— Je n’ai jamais dit que nous avions eu une conversation, rétorqua Genoud. Comme vous le savez pertinemment, docteur Hoffmann, je ne reçois mes instructions de vous que par mail.

— Encore des mails ! protesta Hoffmann. Vous me dites sérieusement que vous avez placé toutes ces caméras sans jamais, après tous ces mois et les milliers de francs que ça a dû coûter, sans jamais en parler directement avec moi ?

— Non, jamais.

Hoffmann émit un son qui exprimait à la fois son mépris et son incrédulité.

— On a du mal à y croire, intervint Quarry, à l’adresse de Genoud. Vous n’avez pas trouvé ça bizarre du tout ?

— Pas particulièrement. J’ai eu l’impression que ça se faisait en quelque sorte par en dessous. Qu’il ne voulait pas que ça se sache. J’ai essayé d’aborder le sujet une fois avec lui, de façon détournée. Il a fait comme s’il ne comprenait pas.

— Ce n’est pas très étonnant. Puisque je ne savais pas de quoi vous parliez. Et comment suis-je censé vous avoir payé tout ça ?

— Par virement, répondit Genoud, depuis un compte aux îles Caïmans.

Hoffmann se figea soudain. Quarry le dévisageait avec attention.

— D’accord, concéda l’Américain, supposons que vous avez bien reçu ces mails. Comment pouviez-vous être sûr que c’était moi qui vous les envoyais et pas quelqu’un qui se faisait passer pour moi ?

— Pourquoi aurais-je pensé une chose pareille ? C’était votre société, votre adresse mail et j’étais payé depuis un compte en banque à vous. Et, pour être honnête, docteur Hoffmann, vous n’avez pas la réputation de quelqu’un avec qui on parle facilement.

Hoffmann poussa un juron et, dans son énervement, frappa du poing sur son bureau.

— C’est reparti. Je suis censé avoir commandé un livre sur Internet. Je suis censé avoir acheté toute l’exposition de Gaby sur Internet. Je suis censé avoir demandé à un dingue de me tuer sur Internet…

Il eut une vision involontaire de la scène d’horreur à l’hôtel, de la tête du cadavre retombant au bout de sa tige. Il l’avait complètement oubliée pendant quelques minutes. Puis il prit conscience que Quarry l’observait avec consternation.

— Qui peut me faire ça, Hugo ? fit-il, désespéré. Qui peut faire ça et tout filmer en même temps ? Il faut que tu m’aides à démêler cette histoire. J’ai l’impression d’être coincé dans un cauchemar.

Quarry se sentait près de disjoncter. Il lui fallut faire un effort pour garder le contrôle de sa voix.

— Bien sûr que je vais t’aider, Alex. Essayons déjà de régler cette affaire une fois pour toutes. Bien, Maurice, reprit-il en se tournant vers Genoud, je suppose que vous avez conservé ces mails ?

— Naturellement.

— Vous pouvez y accéder tout de suite ?

— Oui, si c’est ce que vous voulez.

Genoud avait pris une attitude très raide et cérémonieuse durant ces derniers échanges, se tenant au garde-à-vous, comme si l’on remettait en question son honneur d’ancien policier. Ce qui était un peu fort, songea Quarry, considérant que, quelle que fût la vérité, il avait quand même installé tout un réseau de surveillance secret.

— D’accord, alors vous allez nous montrer tout ça, si ça ne vous dérange pas. Laisse-le utiliser ton ordinateur, Alex.

Hoffmann quitta son fauteuil comme en transe. Les fragments du détecteur de fumée crissèrent sous ses pieds. Il leva instinctivement les yeux vers le gâchis qu’il avait fait au-dessus de son bureau. Le trou, là où la plaque avait cédé, donnait sur un vide obscur. Des fils se touchaient à l’intérieur, ce qui provoquait, par intermittence, une étincelle bleutée. Il crut voir quelque chose bouger dans l’espace sous le faux plafond. Il ferma les yeux, et l’empreinte lumineuse de l’étincelle continua de briller, comme s’il avait regardé le soleil. Le germe du soupçon s’insinua dans son esprit.

— Voilà ! s’écria triomphalement Genoud, penché au-dessus du terminal.

Il se redressa et s’écarta pour laisser Hoffmann et Quarry consulter les mails. Il avait trié les messages sauvegardés dans sa boîte afin que seuls ceux d’Hoffmann apparaissent — une multitude de courriers électroniques, qui s’étalaient sur près de un an. Quarry prit la souris et cliqua dessus au hasard.

— On dirait bien que c’est ton adresse électronique qui apparaît sur tous, Alex, dit-il. Ça ne fait pas de doute.

— Oui, ça ne m’étonne pas. Mais ce n’est pas moi qui les ai envoyés pour autant.

— D’accord. Mais alors, qui c’est ?

Hoffmann était plongé dans de sombres pensées. Il ne s’agissait visiblement plus de simple piratage, ni d’un problème de sécurité, ni même d’un clonage de serveur. C’était plus fondamental que ça, comme si l’entreprise avait créé deux systèmes d’exploitation parallèles.

Quarry lisait toujours.

— Je n’arrive pas à le croire, lança-t-il. Tu as même fait espionner ta propre baraque…

— En fait, et au risque de me répéter, ce n’est pas moi…

— Eh bien, pardon, Alexi, mais c’est le cas. Écoute ça : « À : Genoud. De : Hoffmann. Demande que caméras de surveillance vingt-quatre dissimulées immédiate Cologny… »

— Allez, mec, je ne parle pas comme ça. Personne ne parle comme ça.

— Il faut bien que quelqu’un l’ait fait. C’est là, sur l’écran.

Hoffmann se tourna brusquement vers Genoud.

— Où vont toutes les données ? Que deviennent toutes les images, tous les enregistrements audio ?

— Comme vous le savez, tout est envoyé par flux numérique vers un serveur sécurisé.

— Mais ça doit faire des milliers d’heures ! s’exclama Hoffmann. Comment quelqu’un pourrait-il avoir le temps de visionner et d’écouter tout ? Moi, je ne pourrais pas, en tout cas. Il faudrait toute une équipe qui ne fasse que ça. Les journées ne sont pas assez longues.

— Je ne sais pas, répliqua Genoud avec un haussement d’épaules. Je me suis souvent posé la question. Je me suis contenté d’obéir aux ordres.

Seule une machine pouvait traiter une telle quantité d’informations, pensa Hoffmann. Elle devrait utiliser la toute dernière technologie de reconnaissance faciale ; de reconnaissance vocale également : des outils de recherches…

Sa réflexion fut interrompue par une nouvelle exclamation de Quarry :

— Depuis quand louons-nous des locaux industriels à Zimeysa ?

— Je peux vous le dire exactement, monsieur Quarry, répondit Genoud. Cela fait six mois. C’est un grand local, au 54, route de Clerval. Le docteur Hoffmann a ordonné qu’il soit équipé de tout un nouveau système de surveillance et de sécurité.

— Qu’est-ce qu’il y a, dans ce local ? questionna Hoffmann.

— Des ordinateurs.

— Qui les a installés ?

— Je ne sais pas. Une entreprise d’informatique.

— Vous n’êtes donc pas la seule personne avec qui je suis censé traiter. Je conclus aussi des opérations avec des sociétés entières en passant par des mails ?

— Je ne sais pas. Sans doute, oui.

Quarry continuait de cliquer sur des messages.

— C’est incroyable, dit-il à Hoffmann. D’après ce que je lis, tu possèdes aussi la propriété libre de tout l’immeuble.

— Effectivement, docteur Hoffmann. Vous m’avez transmis le contrat pour la sécurité. C’est pour ça que j’étais ici ce soir, quand vous m’avez fait monter.

— Est-ce que c’est vrai ? demanda Quarry. Tu possèdes vraiment tout l’immeuble ?

Mais Hoffmann ne l’écoutait plus. Il repensait à l’époque où il travaillait au CERN et au mémo que Bob Walton avait envoyé aux directeurs du comité des directives scientifiques et du conseil du CERN pour préconiser l’abandon du projet de recherche d’Hoffmann, le RAM-1. Il y avait joint une mise en garde de Thomas S. Ray, ingénieur informaticien et professeur de zoologie à l’université de l’Oklahoma : « […] des entités artificielles autonomes évoluant librement devraient être considérées comme potentiellement dangereuses pour la vie organique, et devraient toujours rester confinées dans une sorte d’enceinte, du moins jusqu’à ce que l’on ait parfaitement compris tout leur véritable potentiel […] l’Évolution reste un processus orienté vers l’intérêt personnel, et les intérêts d’organismes numériques confinés pourraient aller à l’encontre des nôtres. »

Il reprit sa respiration, puis annonça :

— Hugo, il faut que je te parle — en privé.

— D’accord, bien sûr. Maurice, vous voulez bien sortir une seconde ?

— Non, je crois qu’il devrait rester ici pour commencer à régler tout ça. Je voudrais, dit-il à l’intention de Genoud, que vous me fassiez une copie du fichier de mails provenant de mon adresse électronique. Je veux aussi une liste de tout ce que vous avez fait censément selon mes ordres. Et je voudrais surtout la liste de tout ce qui a un rapport avec le local industriel de Zimeysa. Je veux ensuite que vous démontiez toutes les caméras et tous les micros de tous nos locaux, à commencer par ma maison. Et je veux que ce soit fait ce soir. C’est compris ?

Genoud attendit l’aval de Quarry. Ce dernier hésita, puis donna son assentiment d’un signe de tête.

— Comme vous voudrez, fit Genoud d’un ton bref.

Ils le laissèrent à sa tâche. Une fois qu’ils furent sortis du bureau et la porte refermée, Quarry commença :

— J’espère vraiment que tu as une explication à tout ça, Alex, parce que je dois te dire…

Hoffmann leva le doigt pour lui intimer le silence et lui indiqua du regard le détecteur de fumée au-dessus du bureau de Marie-Claude.

— Oh, c’est bon, je comprends, répliqua Quarry en insistant lourdement. On va dans mon bureau.

— Non. Pas là. Ce n’est pas sûr. Ici…

Hoffmann le poussa dans les toilettes et ferma la porte derrière eux. Les fragments du détecteur de fumée étaient là où il les avait laissés, à côté du lavabo. Il reconnut à peine son reflet dans la glace. On aurait dit un évadé de l’aile sécurisée d’un hôpital psychiatrique.

— Hugo, demanda-t-il, est-ce que tu me crois fou ?

— Oui, maintenant que tu me poses la question, c’est exactement ce que je crois. Enfin, probablement. Je n’en sais rien.

— Non, ça va. Je ne te reproche pas de penser ça. Je me rends bien compte de l’impression que ça doit donner de l’extérieur… et ce que je m’apprête à te dire ne va pas vraiment te rassurer. Je crois que le problème de fond que nous avons ici, c’est le VIXAL.

Il avait peine à croire qu’il venait de dire ça.

— Parce qu’il a repoussé la couverture delta ?

— Parce qu’il a repoussé la couverture delta… et qu’il a fait bien plus que ce que j’avais prévu.

Quarry plissa les yeux.

— De quoi tu parles ? Je ne te suis pas…

La porte s’entrouvrit et quelqu’un voulut entrer. Quarry l’arrêta avec son coude.

— Pas maintenant, dit-il sans quitter son associé des yeux. Allez donc pisser dans un seau.

— Compris, Hugo, fit une voix.

Quarry referma la porte et s’appuya dessus.

— Comment ça, bien plus que ce que tu avais prévu ?

— Le VIXAL, expliqua prudemment Hoffmann, prend peut-être des décisions qui ne sont pas compatibles avec notre intérêt.

— Tu veux parler de notre intérêt en tant qu’entreprise ?

— Non, je parle de notre intérêt — de l’intérêt humain.

— Et ce n’est pas la même chose…

— Pas forcément, non.

— Pardon si je suis un peu bouché. Tu veux dire que tu penses que c’est lui qui ferait ça tout seul : la surveillance et tout le reste ?

Hoffmann se dit qu’il fallait au moins reconnaître à Hugo qu’il prenait quand même la suggestion au sérieux.

— Je ne sais pas. Je ne suis pas certain que ce soit exactement ça. Il faut qu’on procède par ordre, une étape à la fois, jusqu’à ce qu’on ait assez d’informations pour évaluer réellement le problème. Mais je crois qu’on doit commencer par revenir sur toutes les positions qu’il a prises sur le marché. Ça pourrait devenir vraiment risqué, et pas seulement pour nous.

— Même s’il gagne de l’argent ?

— Ce n’est plus juste une question de fric… Tu ne peux pas oublier le pognon, rien qu’une fois ? (Hoffmann avait de plus en plus de mal à garder son calme, mais il parvint à se reprendre :) Nous avons dépassé ce stade depuis longtemps.

Quarry croisa les bras et réfléchit, les yeux baissés vers le sol carrelé.

— Tu es sûr que tu es en état de prendre ce genre de décision ?

— Absolument. Tu veux bien me faire confiance, ne serait-ce qu’au nom des huit années qu’on vient de passer ensemble ? Ce sera la dernière fois, je te le promets. Après ce soir, c’est toi qui prendras les rênes.

Ils se dévisagèrent pendant un long moment, le physicien d’un côté, le financier de l’autre. Quarry ne savait absolument pas quoi penser. Mais, ainsi qu’il le raconterait par la suite, c’était l’entreprise d’Hoffmann — c’était son génie qui avait attiré les clients, sa machine qui avait produit les bénéfices, c’était à lui de l’arrêter.

— C’est ton bébé, conclut-il en s’écartant de la porte.

Hoffmann sortit pour gagner la salle des marchés, Quarry sur les talons. C’était mieux d’agir, de se battre. Il frappa dans ses mains.

— Écoutez-moi, tout le monde ! (Il monta sur une chaise pour que tous les analystes puissent mieux le voir. Il frappa une fois encore dans ses mains.) J’ai besoin que vous vous rassembliez tous un instant.

À son commandement, ils quittèrent leurs écrans telle une armée fantôme de docteurs ès sciences. Il vit les regards qu’ils échangeaient ; certains chuchotaient. Avec tout ce qui se passait, ils étaient visiblement tous à cran. Van der Zyl sortit de son bureau, Ju-Long aussi ; Hoffmann ne vit pas trace de Rajamani. Il attendit que deux traînards du service Incubation se soient frayé un chemin entre les bureaux, puis se racla la gorge.

— Bon, il faut de toute évidence qu’on règle quelques anomalies — c’est le moins qu’on puisse dire —, et je crois que, pour des raisons de sécurité, nous allons devoir commencer à défaire les positions que nous avons prises au cours de ces dernières heures. (Il se contrôlait. Il ne voulait pas déclencher de panique. Il n’oubliait pas non plus que les détecteurs de fumée constellaient le plafond. Tout ce qu’il disait était sans doute surveillé.) Cela ne signifie pas nécessairement que nous ayons un problème avec le VIXAL, mais il faut que nous procédions à des vérifications pour découvrir pourquoi il a fait certaines choses. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, aussi, dans l’intervalle, nous devons remettre en place le delta — compenser avec des positions longues sur les autres marchés ; procéder à des liquidations si on ne peut pas faire autrement. Mais, en tout cas, on a intérêt à se sortir au plus vite de là où on est.

— Nous allons devoir agir avec précaution, intervint Quarry, tant à l’adresse d’Hoffmann que du reste de la salle. Si on commence à liquider des positions de cette ampleur trop rapidement, on va faire bouger les cours.

Hoffmann acquiesça.

— C’est vrai, mais le VIXAL nous aidera à tout réaliser de façon optimum, même si on reprend le contrôle. (Il regarda la rangée d’horloges numériques sous les écrans de télévision géants.) Nous avons encore un tout petit peu plus de trois heures avant la fermeture des marchés américains. Imre, voulez-vous, avec Dieter, donner un coup de main sur les obligations et les marchés monétaires ? Franco et Jon, prenez trois ou quatre gars chacun et répartissez-vous les valeurs et les secteurs. Kolya, faites pareil avec les indices. Tous les autres gardent leur section habituelle.

— Si vous rencontrez le moindre problème, précisa Quarry, Alex et moi serons ici pour vous aider. Et je voudrais juste ajouter que personne ne doit penser un instant que c’est la fin des haricots. Nous avons engrangé 2 milliards d’investissements supplémentaires aujourd’hui même, ce qui veut dire que la boutique ne cesse de se développer. Compris ? C’est bien clair ? Nous réajusterons au cours des prochaines vingt-quatre heures et passerons à des choses encore plus importantes et positives. Des questions ?

Quelqu’un leva la main.

— Oui ?

— Est-ce que c’est vrai que vous venez de mettre Gana Rajamani à la porte ?

Hoffmann jeta un coup d’œil surpris en direction de Quarry. Il avait pensé que son associé attendrait la fin de la crise.

Quarry ne broncha pas.

— Gana voulait rejoindre sa famille à Londres pendant quelques semaines.

Une exclamation générale de surprise jaillit de l’assistance. Quarry leva les mains.

— Je peux vous assurer qu’il soutient totalement ce que nous faisons. Et maintenant, quelqu’un d’autre est-il prêt à ruiner sa carrière en me posant une question piège ?

Un rire nerveux se fit entendre.

— Bon, eh bien…

— En fait, reprit Hoffmann, il y a effectivement encore une dernière chose, Hugo. (En regardant les visages des quants tournés vers lui, il éprouva pour la première fois un brusque sentiment de camaraderie. Il avait recruté chacun d’eux. L’équipe… l’entreprise… sa création. Il se doutait qu’il ne pourrait pas leur reparler avant très longtemps, voire plus jamais.) Pourrais-je vous dire encore deux ou trois mots ? Ça a été, comme certains d’entre vous l’ont déjà deviné, une journée de merde. Et, quoi qu’il m’arrive, je voudrais juste que vous sachiez — que vous sachiez tous… (Il dut s’interrompre pour déglutir. Il s’aperçut avec horreur qu’il était gagné par l’émotion, la gorge nouée, les yeux débordant de larmes. Il regarda ses pieds et attendit de s’être ressaisi avant de relever la tête. Il fallait qu’il fasse vite s’il ne voulait pas craquer complètement.) Je veux simplement que vous sachiez à quel point de suis fier de ce que nous avons accompli ici. Cela n’a jamais été simplement une question d’argent — pas pour moi, en tout cas, et certainement pas pour la majorité d’entre vous non plus. Alors merci. Ça compte beaucoup pour moi. Voilà.

Il n’y eut pas d’applaudissements, juste une grosse perplexité. Hoffmann descendit de sa chaise. Il vit que Quarry le regardait curieusement, même si le directeur général se reprit aussitôt et lança :

— C’est bon, tout le monde, fini le petit discours. Retournez à vos galères, esclaves, et mettez-vous à ramer. On a un grain droit devant nous.

Les analystes quantitatifs se dispersèrent, et Quarry glissa à Hoffmann :

— On aurait dit un discours d’adieu.

— Ce n’était pas le but.

— Eh bien, ça y ressemblait. Qu’est-ce que tu entends par : « Quoi qu’il m’arrive ? »

Mais avant qu’Hoffmann ne puisse répondre, quelqu’un appela :

— Alex, vous avez une seconde ? Je crois qu’on a un problème, ici.

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