2

« La plus petite différence de conformation ou de constitution peut suffire à faire pencher la balance dans la lutte pour l’existence et se perpétuer ainsi [3] … »

Charles Darwin, De l’origine des espèces, 1859.

Hoffmann ne se souvint ensuite plus de rien — ni rêves ni pensées ne vinrent troubler son esprit naturellement agité —, jusqu’au moment où, surgissant enfin du brouillard telle une langue de terre basse après une longue traversée, il prit conscience d’un réveil graduel de ses sens — de l’eau glacée qui lui coulait dans le cou puis dans le dos, quelque chose de froid plaqué contre son crâne, une vive douleur à la tête, une rumeur mécanique dans ses oreilles, les senteurs florales à la fois vives et suaves du parfum de sa femme — et il s’aperçut qu’il était allongé sur le côté, avec quelque chose de doux contre sa joue. Il sentit qu’on lui touchait la main.

Il ouvrit les yeux et découvrit, à quelques centimètres de son visage, une cuvette en plastique blanche dans laquelle il vomit aussitôt, le pâté de poisson de la veille lui donnant un goût aigre dans la bouche. Il eut un nouveau haut-le-cœur et cracha encore. La bassine disparut. On lui projeta une lumière vive dans chaque œil alternativement puis on lui essuya la bouche et le nez. On porta un verre d’eau à ses lèvres. Il commença par le repousser de façon puérile puis finit par le prendre et le vida. Il rouvrit ensuite les yeux et examina le monde qui s’offrait à lui.

Il se trouvait par terre, dans le vestibule, en position latérale de sécurité, dos appuyé contre le mur. Le gyrophare bleu d’une voiture de police illuminait la fenêtre tel un orage électrique figé dans le temps : la radio déversait un bavardage inintelligible. Gabrielle se tenait agenouillée à côté de lui et lui tenait la main. Elle lui sourit et pressa ses doigts.

— Dieu soit loué, dit-elle.

Elle portait un jean et un pull fin. Hoffmann se redressa et regarda autour de lui, éberlué. Sans ses lunettes, tout lui paraissait légèrement flou : deux infirmiers penchés au-dessus d’une mallette de matériel rutilant ; deux gendarmes * en uniforme, l’un près de la porte, un récepteur bruyant à la ceinture, l’autre qui descendait l’escalier ; et un troisième homme, la cinquantaine fatiguée, vêtu d’un coupe-vent bleu marine sur une chemise blanche et une cravate noire, qui l’examinait avec une compassion détachée. Tout le monde était habillé, sauf Hoffmann, et il lui parut soudain terriblement important de troquer son pyjama contre des vêtements de ville. Mais lorsqu’il essaya de se lever, il s’aperçut qu’il n’avait pas assez de forces dans les bras. Un éclair douloureux lui transperça le crâne.

— Attendez, laissez-moi vous aider, proposa l’homme à la cravate sombre avant de s’avancer, la main tendue. Jean-Philippe Leclerc, inspecteur de la police de Genève.

L’un des infirmiers saisit Hoffmann par l’autre bras et, joignant ses forces à celles de l’inspecteur, l’aida à se mettre doucement debout. Là où sa tête s’était appuyée, sur le mur de couleur crème, s’étalait une tache de sang frottée. Il y avait aussi du sang par terre — qui formait des traînées, comme si quelqu’un avait glissé dedans. Hoffmann sentit ses genoux se dérober.

— Je vous retiens, le rassura Leclerc. Respirez à fond. Prenez votre temps.

— Il faut qu’il aille à l’hôpital, dit Gabrielle avec inquiétude.

— L’ambulance sera là dans dix minutes, répliqua l’infirmier. Ils ont été retardés.

— Pourquoi n’attendrions-nous pas ici ? proposa Leclerc en ouvrant la porte du salon glacial.

Une fois qu’Hoffmann fut installé en position assise sur le sofa — il refusa de s’allonger —, l’infirmier s’accroupit devant lui.

— Pouvez-vous me dire combien j’ai de doigts ?

— Est-ce que je pourrais avoir mes… ?

Quel était le mot, déjà ? Il porta la main à ses yeux.

— Il a besoin de ses lunettes, intervint Gabrielle. Tiens, chéri, dit-elle en lui glissant les lunettes sur le nez avant de lui embrasser le front. Calme-toi, d’accord ?

— Vous voyez mes doigts, maintenant, insista l’infirmier.

Hoffmann compta soigneusement. Il se passa la langue sur les lèvres avant de répondre :

— Trois.

— Et maintenant ?

— Quatre.

— Nous devons prendre votre tension, monsieur.

Placide, Hoffmann le laissa remonter la manche de son pyjama, fixer un brassard autour de son biceps et le gonfler. L’extrémité du stéthoscope lui parut froide sur sa peau. Son esprit semblait se remettre peu à peu en mode actif, section par section. Il prit méthodiquement note du contenu de la pièce : les murs jaune pâle, les fauteuils et méridiennes habillés de soie blanche, le Bechstein demi-queue, la pendule Louis XV posée sur la cheminée avec, au-dessus, un paysage d’Auerbach au fusain. Devant lui, sur la table basse, il y avait l’un des premiers autoportraits de Gabrielle : un cube d’une cinquantaine de centimètres constitué d’une centaine de feuilles de verre Mirogard sur lesquelles elle avait tracé à l’encre noire les sections d’une IRM de son propre corps. Cela donnait une créature étrange et vulnérable, une sorte d’extraterrestre suspendu dans les airs. Hoffmann l’examina comme s’il le voyait pour la première fois. Il y avait là quelque chose dont il devait se souvenir. De quoi s’agissait-il ? C’était nouveau pour lui, de ne pas pouvoir accéder immédiatement à une information dont il avait besoin. Lorsque l’infirmier en eut terminé, Hoffmann demanda à Gabrielle :

— Tu n’as pas quelque chose de spécial, aujourd’hui ? (Un pli de concentration lui creusa le front alors qu’il fouillait le chaos de sa mémoire.) Je sais, ajouta-t-il alors avec soulagement. C’est ton expo.

— Oui, mais nous allons l’annuler.

— Non, on ne peut pas faire ça — pas ta première expo.

— C’est bien, commenta Leclerc, qui observait Hoffmann depuis son fauteuil. C’est très bien.

Hoffmann se tourna lentement vers lui, et un nouveau spasme douloureux fusa alors dans son crâne. Il adressa au policier un regard mauvais.

— C’est bien ?

— C’est bien que les souvenirs vous reviennent, précisa l’inspecteur en levant le pouce en signe d’encouragement. Par exemple, quelle est la dernière chose de cette nuit que vous vous rappelez ?

— Je crois qu’Alex devrait voir un médecin avant de répondre à vos questions, l’interrompit Gabrielle. Il a besoin de repos.

— La dernière chose dont je me souviens ? répéta Hoffmann en étudiant la question avec attention, comme s’il s’agissait d’un problème mathématique. Je suppose que ça venait de la porte d’entrée. Il devait m’attendre derrière.

— Il ? Il n’y avait qu’un seul homme ?

Leclerc ouvrit son coupe-vent, sortit non sans peine un calepin enfoui dans une poche intérieure, puis se tortilla sur son siège et en extirpa un stylo, le tout sans cesser d’adresser à Hoffmann un regard encourageant.

— Oui, pour autant que je sache. Un seul.

Hoffmann porta la main à sa nuque. Ses doigts sentirent un bandage, bien serré.

— Avec quoi m’a-t-il frappé ?

— Vraisemblablement un extincteur.

— Bon sang, et combien de temps suis-je resté inconscient ?

— Vingt-cinq minutes.

— Pas plus ?

Hoffmann avait l’impression que cela avait duré des heures, mais un coup d’œil vers la fenêtre lui indiqua qu’il faisait encore nuit tandis que la pendule Louis XV n’affichait pas encore 5 heures.

— Et je criais pour te prévenir, dit-il à Gabrielle. Je m’en souviens très bien.

— C’est vrai, je t’ai entendu. Je suis descendue tout de suite. Et tu étais là, couché par terre. La porte d’entrée était grande ouverte. L’instant d’après, la police arrivait.

— Vous l’avez arrêté ? demanda Hoffmann en regardant Leclerc.

— Malheureusement, il avait filé quand notre patrouille a débarqué. C’est étrange, ajouta Leclerc en feuilletant son calepin. On dirait qu’il est tout simplement entré par la grille et ressorti par le même chemin. J’imagine qu’il faut pourtant deux codes séparés pour le portail et la porte d’entrée. Je me demande… Ne connaîtriez-vous pas cet homme, par hasard ? Je suppose que vous ne l’avez pas fait entrer délibérément.

— Je ne l’avais jamais vu de ma vie.

— Ah ! fit Leclerc en prenant des notes. Vous l’avez donc bien regardé ?

— Il se trouvait dans la cuisine. Je l’ai vu par la fenêtre.

— Je ne comprends pas. Vous étiez dehors et lui dedans ?

— C’est ça.

— Excusez-moi, mais comment est-ce possible ?

De façon entrecoupée au début, puis avec plus d’assurance à mesure que ses forces et sa mémoire lui revenaient, Hoffmann reconstitua les événements : comment il avait entendu du bruit, était descendu, avait découvert que l’alarme était débranchée, avait ouvert la porte d’entrée, vu les grosses chaussures, remarqué la lumière émanant d’une fenêtre du rez-de-chaussée, s’était glissé le long de la maison et avait observé l’intrus par la fenêtre.

— Pouvez-vous le décrire ?

Leclerc notait rapidement, terminant à peine une page avant d’en commencer une autre.

— Alex…, intervint Gabrielle.

— Ça va, Gaby, assura Hoffmann. Il faut qu’on les aide à attraper cette ordure.

Il ferma les yeux. Il avait une image mentale parfaitement claire — presque trop — de l’intrus au moment où il avait scruté la fenêtre d’un air affolé dans la cuisine brillamment éclairée.

— Il était de taille moyenne. Le genre brutal. Visage hâve. Crâne dégarni. Des cheveux gris, longs et maigres, attachés en queue-de-cheval. Il portait un manteau de cuir, à moins que ce ne soit une veste — je n’arrive pas à me souvenir.

Un doute s’insinua dans son esprit. Hoffmann s’interrompit. Leclerc ne le quittait pas des yeux et attendait qu’il continue.

— J’ai dit que je ne l’avais jamais vu, mais, en y réfléchissant, je me demande si c’est bien vrai. J’ai pu le croiser quelque part — l’entrevoir dans la rue peut-être. Il y avait quelque chose de familier…

Sa voix se perdit.

— Continuez, le pria Leclerc.

Hoffmann réfléchit un instant, puis secoua très légèrement la tête.

— Non, je n’arrive pas à me souvenir. Désolé. Mais, pour être franc — enfin, vous savez, je ne veux pas en faire tout un plat —, j’ai depuis un moment la sensation curieuse d’être observé.

— Tu ne m’en as jamais parlé, intervint Gabrielle, surprise.

— Je ne voulais pas t’inquiéter. Et puis, je n’ai jamais pu en être tout à fait sûr.

— Il a peut-être surveillé votre maison pendant quelque temps, avança Leclerc, ou bien il a pu vous suivre. Vous avez pu le voir dans la rue sans en avoir conscience. Ne vous en faites pas. Ça vous reviendra. Qu’est-ce qu’il faisait dans la cuisine ?

Hoffmann jeta un coup d’œil en direction de Gabrielle. Il hésita.

— Il… aiguisait des couteaux.

— Mon Dieu ! s’écria Gabrielle en portant la main à sa bouche.

— Vous pourriez l’identifier si vous le voyiez ?

— Oh, oui, assura farouchement Hoffmann. Comptez là-dessus.

Leclerc tapota son calepin avec son stylo.

— Nous devons faire circuler cette description, dit-il en se levant. Excusez-moi un instant.

Il sortit dans le vestibule.

Hoffmann se sentit soudain trop fatigué pour continuer. Il ferma les yeux et appuya la tête contre le dossier du canapé avant de se rappeler soudain sa blessure.

— Pardon. Je suis en train de bousiller tes meubles.

— On s’en fout, des meubles.

Il la dévisagea. Elle paraissait plus âgée sans maquillage, plus fragile et — une expression qu’il ne lui connaissait pas — effrayée. Cela lui fit mal. Il parvint à lui sourire. Elle commença par secouer la tête puis, brièvement, à contrecœur, elle lui sourit à son tour et, pendant un instant, il voulut croire que toute cette histoire n’était pas si grave que ça : qu’il s’agissait sans doute d’un vieux clochard qui avait découvert les codes d’entrée sur un bout de papier tombé dans la rue, et qu’ils finiraient par rire un jour de toute cette histoire — son coup sur la tête (avec un extincteur !), sa bravoure de pacotille et l’inquiétude de sa femme.

Leclerc revint dans le salon avec deux sachets en plastique transparents contenant des pièces à conviction.

— Nous avons trouvé ça dans la cuisine, annonça-t-il en se rasseyant avec un soupir.

Il brandit les sachets. L’un d’eux contenait une paire de menottes, l’autre ce qui ressemblait à un collier de cuir noir équipé d’une balle de golf noire.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gabrielle.

— Un bâillon, répondit Leclerc. Il est neuf. Il provient sans doute d’un sex-shop. C’est pas mal utilisé par les adeptes du SM. Avec un peu de chance, on pourra retrouver sa trace.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama Gabrielle en regardant Hoffmann d’un air horrifié. Qu’est-ce qu’il allait nous faire ?

Hoffmann ressentit une nouvelle faiblesse. Il avait la bouche sèche.

— Je ne sais pas. Nous enlever ?

— C’est certainement une possibilité, concéda Leclerc, qui regarda autour de lui. Vous êtes riches, et c’est une raison suffisante. Mais je dois dire qu’on n’a jamais entendu parler d’enlèvement à Genève. On est très respectueux des lois, ici. (Il ressortit son stylo.) Puis-je vous demander votre profession ?

— Je suis physicien.

— Physicien, répéta Leclerc, qui le nota en haussant un sourcil et en hochant pensivement la tête. Je ne m’y attendais pas. Anglais ?

— Américain.

— Juif ?

— Mais qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ?

— Pardonnez-moi. Votre nom de famille… Je ne pose la question que pour le cas où il y aurait un motif raciste.

— Non, je ne suis pas juif.

— Et Mme Hoffmann ?

— Je suis anglaise.

— Et vous vivez en Suisse depuis combien de temps, docteur Hoffmann ?

— Quatorze ans, répondit-il, à nouveau submergé par une grande lassitude. Je suis arrivé dans les années quatre-vingt-dix pour travailler au CERN, sur l’accélérateur de particules LHC. J’y suis resté environ six ans.

— Et maintenant ?

— Je dirige une société.

— Qui s’appelle ?

— Hoffmann Investment Technologies.

— Et qui produit quoi ?

— Qui produit quoi ? Qui produit de l’argent. C’est un hedge fund, un fonds spéculatif, si vous préférez.

— D’accord, ça « produit de l’argent ». Vous êtes ici depuis combien de temps ?

— Je vous l’ai dit — quatorze ans.

— Non, je voulais dire ici — dans cette maison.

— Oh… Vaincu, Hoffmann se tourna vers Gabrielle.

— Un mois seulement, dit-elle.

— Un mois ? Avez-vous modifié les codes d’entrée quand vous avez emménagé ?

— Bien sûr.

— Et, à part vous deux, qui connaît la combinaison de l’alarme antivol et tout le reste ?

— La gouvernante, répondit Gabrielle. La femme de ménage. Le jardinier.

— Et aucun d’eux ne vit sur place ?

— Non.

— Quelqu’un connaît-il les codes à votre bureau, docteur Hoffmann ?

— Mon assistante.

Hoffmann fronça les sourcils. Son cerveau fonctionnait avec une lenteur désespérante, comme un ordinateur infecté par un virus.

— Oh, et puis notre responsable de la sécurité — il a tout vérifié avant qu’on achète la maison.

— Vous vous souvenez de son nom ?

— Genoud. Maurice Genoud, ajouta-t-il après réflexion.

Leclerc leva les yeux.

— Il y avait un Maurice Genoud dans la police de Genève. Je crois me rappeler qu’il est entré dans une boîte de surveillance privée. Bien, bien, fit-il, sa figure de chien battu prenant une expression pensive. Évidemment, il faut changer immédiatement toutes les combinaisons, précisa-t-il avant de se remettre à noter. Je vous suggère de ne pas communiquer les nouveaux codes à vos employés tant que je ne les aurai pas interrogés.

Une sonnerie se fit entendre dans le vestibule. Hoffmann sursauta.

— C’est sûrement l’ambulance, dit Gabrielle. Je vais leur ouvrir la grille.

Dès qu’elle fut sortie, Hoffmann demanda :

— Je suppose que la presse va avoir vent de tout ça ?

— Est-ce que ça pose problème ?

— J’essaye de faire en sorte que mon nom n’apparaisse jamais dans les journaux.

— Nous nous efforcerons d’être discrets. Avez-vous des ennemis, docteur Hoffmann ?

— Non, pas que je sache. Et, en tout cas, personne qui ferait une chose pareille.

— Un riche investisseur — un Russe, peut-être — qui aurait perdu de l’argent ?

— Nous ne perdons pas d’argent, répliqua Hoffmann, qui passa cependant en revue la liste de ses clients pour voir qui pourrait être impliqué — mais, non, c’était inconcevable. Vous pensez que c’est sans danger de rester ici, avec ce maniaque en liberté dans les parages ?

— Eh bien, on aura des hommes sur place la majeure partie de la journée, et on peut jeter un coup d’œil cette nuit — placer une voiture en surveillance devant la propriété. Mais je dois dire que, la plupart du temps, les personnes qui se retrouvent dans votre situation préfèrent prendre leurs propres précautions.

— Engager des gardes du corps, vous voulez dire ? dit Hoffmann en faisant la moue. Je ne veux pas vivre comme ça.

— Malheureusement, une maison comme celle-ci vous vaudra toujours des attentions indésirables. Et les banquiers n’ont pas vraiment la cote en ce moment, même en Suisse.

Leclerc parcourut la pièce du regard.

— Je peux vous demander combien vous l’avez payée ?

En temps normal, Hoffmann l’aurait envoyé se faire voir, mais là, il n’en avait pas la force.

— Soixante millions de dollars.

— Vous m’en direz tant ! s’écria Leclerc avec une grimace de douleur. Vous savez que je ne peux plus me permettre de vivre à Genève ? Ma femme et moi avons dû emménager de l’autre côté de la frontière, en France, parce que c’est moins cher. Du coup, évidemment, j’ai de la route à faire tous les jours, mais c’est comme ça.

Un bruit de moteur leur parvint du dehors. Gabrielle passa la tête par la porte.

— L’ambulance est arrivée. Je vais te chercher des vêtements à emporter.

Hoffmann voulut se lever. Leclerc s’approcha pour l’aider, mais Hoffmann l’écarta d’un geste. Les Suisses, pensa-t-il avec amertume : ils feignent d’accueillir les étrangers à bras ouverts, mais, en réalité, ils nous en veulent. Qu’est-ce que ça peut me faire, qu’il habite en France ? Il dut s’y reprendre à trois fois afin d’avoir assez d’élan pour décoller du canapé et, lorsqu’il y parvint, à la troisième tentative, il vacilla un instant sur le tapis d’Aubusson. Le vacarme qui résonnait dans son crâne lui redonnait la nausée.

— J’espère que cet incident déplaisant ne vous aura pas dégoûté de notre beau pays.

Hoffmann se demanda s’il plaisantait, mais l’inspecteur gardait un visage de marbre.

— Pas du tout.

Ils sortirent ensemble dans le vestibule, et Hoffmann se concentra de façon exagérée sur chaque pas, un peu comme un ivrogne qui voudrait donner l’illusion qu’il est sobre. La maison grouillait d’employés des services d’urgence. D’autres gendarmes * étaient arrivés, ainsi que deux ambulanciers, un homme et une femme, qui poussaient un brancard. Face à leurs gros uniformes, Hoffmann se sentit à nouveau très nu et vulnérable ; semblable à un invalide. Il fut soulagé de voir Gabrielle descendre l’escalier avec son imperméable. Leclerc le prit et en drapa les épaules de l’Américain.

Hoffmann remarqua un extincteur enveloppé dans un plastique, posé près de la porte d’entrée. Cette simple vision provoqua en lui un élancement douloureux.

— Allez-vous établir un portrait-robot de cet homme ?

— C’est possible.

— Alors je crois qu’il y a quelque chose que vous devriez voir.

Ça lui était venu tout à coup, avec la force d’une révélation. Ignorant les protestations des ambulanciers qui voulaient absolument le faire allonger, il fit demi-tour et regagna son bureau par le couloir. L’écran de son ordinateur affichait toujours la page d’accueil Bloomberg. Il nota une lueur rouge du coin de l’œil. Pratiquement tous les cours étaient à la baisse. Ça devait être la débandade sur les marchés asiatiques. Il alluma la lumière et chercha L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux dans la bibliothèque. Ses mains tremblaient d’excitation. Il le feuilleta rapidement.

— Voilà, dit-il en se retournant pour montrer sa découverte à Leclerc et à Gabrielle. C’est l’homme qui m’a attaqué.

C’était la photo qui illustrait l’émotion de la terreur — un vieillard aux yeux écarquillés et à la bouche édentée grande ouverte. Duchenne, le grand médecin français spécialiste du galvanisme, était en train de fixer des sortes d’électrodes sur ses muscles faciaux dans le but de stimuler l’émotion requise.

Hoffmann perçut le scepticisme de ses compagnons — non, pire, leur consternation.

— Pardon, fit Leclerc, perplexe. Vous nous dites que c’est l’homme qui s’est introduit chez vous cette nuit ?

— Oh, Alex, soupira Gabrielle.

— Évidemment, je ne dis pas que c’est lui littéralement — il est mort depuis plus d’un siècle —, mais je dis qu’il lui ressemble.

Ils l’examinaient tous les deux avec attention. Ils me croient fou, pensa-t-il avant de prendre une profonde inspiration.

— Bon, ce livre, expliqua-t-il prudemment à l’intention de Leclerc, est arrivé hier sans aucune explication. Je ne l’ai pas commandé, vous comprenez ? Je ne sais pas qui me l’a envoyé. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Mais vous devez convenir que c’est tout de même curieux que, quelques heures seulement après que je l’ai reçu, un homme — qui semble être tout juste sorti des pages de ce livre — cherche à nous agresser.

Ils ne firent aucun commentaire.

— Bref, conclut-il, tout ce que je dis, c’est que si vous voulez faire établir un portrait-robot de ce type, vous pouvez commencer avec ça.

— Merci, répliqua Leclerc. J’y penserai.

Il y eut un silence.

— Bon, intervint vivement Gabrielle. On t’emmène à l’hôpital.

*

Leclerc les raccompagna à la porte d’entrée.

La lune avait disparu derrière les nuages. Il n’y avait guère de lumière dans le ciel bien que l’aube ne fût plus qu’à une demi-heure de se lever. L’un des ambulanciers aida le physicien américain, avec sa tête bandée, son imperméable noir et ses chevilles maigres et roses qui apparaissaient sous son pyjama coûteux, à monter à l’arrière du véhicule. Depuis ses remarques indistinctes sur la photographie datant du XIXe siècle, il n’avait plus rien dit : Leclerc lui trouva l’air gêné. Sa femme le suivait, un sac de vêtements à la main. Ils faisaient penser à un couple de réfugiés. Les portières claquèrent et l’ambulance démarra, suivie par une voiture de police.

Leclerc regarda les deux véhicules disparaître dans le virage de l’allée qui menait à la route. Les lueurs rouges des feux de stop brillèrent fugitivement, puis s’évanouirent.

Il retourna dans la maison.

— Ça fait grand pour deux personnes, marmonna l’un des gendarmes qui se tenaient à l’entrée.

— Ça fait grand pour dix, grogna Leclerc.

Il partit en expédition solitaire pour tenter d’appréhender ce à quoi il avait affaire. Cinq, six… non, sept chambres à coucher à l’étage, chacune équipée d’une salle de bains attenante n’ayant visiblement jamais servi ; la chambre principale, immense et flanquée d’un dressing avec tiroirs et portes miroirs ; télé plasma dans la salle de bains ; un lavabo pour chacun ; cabine de douche futuriste avec une douzaine de jets. De l’autre côté du palier, une salle de gym avec vélo d’appartement, rameur, elliptique, poids, un autre écran géant. Pas de jouets. Aucune trace d’enfants nulle part, d’ailleurs, pas même sur les photos encadrées disséminées un peu partout et qui représentaient principalement les Hoffmann lors de vacances coûteuses — au ski, évidemment, puis sur un yacht ou se tenant la main sur une terrasse qui semblait construite sur pilotis au-dessus d’un lagon corallien d’un bleu improbable.

Leclerc s’engagea dans l’escalier et s’imagina dans la tête d’Hoffmann, une heure et demie plus tôt, alors que l’Américain descendait affronter l’inconnu. Il évita les taches de sang et pénétra dans le bureau. Un mur entier était voué aux livres. Il en choisit un au hasard et regarda le dos : Die Traumdeutung, de Sigmund Freud. Il l’ouvrit. Publié à Leipzig et à Vienne, en 1900. Une première édition. Il en sortit un autre. Psychologie des foules de Gustave Le Bon, Paris, 1895. Puis un autre : L’Homme machine de Julien Offray de La Mettrie, Leyde, 1747. Encore une première édition… Leclerc n’y connaissait pas grand-chose en livres rares, mais il en savait assez pour estimer que cette collection devait valoir des millions. Pas étonnant qu’il y eût des détecteurs de fumée partout dans la maison. Les sujets abordés étaient essentiellement d’ordre scientifique : sociologie, psychologie, biologie, anthropologie… Rien concernant l’argent.

Il s’approcha du bureau et s’assit sur le fauteuil capitaine ancien d’Hoffmann. De temps en temps, le grand écran posé en face de lui frémissait alors que des séquences de chiffres lumineux défilaient : — 1.06, –78, — 4.03, — 0.95$. C’était pour lui aussi obscur que la pierre de Rosette. Si seulement j’arrivais à déchiffrer tout ça, se dit-il, je deviendrais peut-être aussi riche que ce type. Ses propres investissements, qu’un « conseiller financier » boutonneux l’avait persuadé de faire quelques années plus tôt pour s’assurer une vieillesse confortable, ne valaient plus à présent que la moitié de ce qu’il les avait payés. Au rythme où allaient les choses, il devrait à sa retraite prendre un boulot à mi-temps, du genre chef de la sécurité dans un grand magasin. Il devrait travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce que ni son père ni même son grand-père n’avaient dû faire. Trente ans dans la police, et il ne pouvait même plus se permettre de vivre dans la ville où il était né ! Et qui achetait toutes les belles propriétés ? Les blanchisseurs d’argent sale, nombreux — femmes et filles de Présidents de prétendues « démocraties nouvelles », politiciens en provenance des républiques d’Asie centrale, oligarques russes, seigneurs afghans, marchands d’armes —, en bref, les véritables criminels de ce monde, pendant qu’il passait son temps à courir après des ados algériens qui dealaient près de la gare. Il se força à se lever et à pénétrer dans une autre pièce pour penser à autre chose.

Dans la cuisine, il se planta devant l’îlot de granit et examina les couteaux. Suivant ses instructions, on les avait mis dans des sachets scellés dans l’espoir d’y trouver des empreintes. Il ne comprenait pas cette partie du récit d’Hoffmann. Si l’intrus était entré dans l’intention de les enlever, il n’aurait pas manqué de s’armer avant d’arriver sur place, si ? Et un kidnappeur aurait eu besoin d’un complice au moins, voire davantage : Hoffmann était relativement jeune et en bonne santé — il se serait sûrement défendu. S’agissait-il alors d’un simple cambriolage ? Mais un cambrioleur serait reparti au plus vite en emportant avec lui le plus gros butin possible, et il y avait largement de quoi faire. Tout désignait donc un criminel souffrant de troubles mentaux. Mais comment un psychopathe violent aurait-il pu connaître les codes d’entrée ? C’était un mystère. Peut-être y avait-il un autre accès qui n’avait pas été verrouillé ?

Leclerc retourna dans le couloir et tourna à gauche. L’arrière de la maison donnait sur une grande serre de style victorien qui servait d’atelier d’artiste, même s’il ne s’agissait pas exactement d’art au sens où l’inspecteur l’entendait. On aurait plutôt dit un service de radiographie, ou éventuellement un atelier de vitrier. Sur ce qui avait été le mur extérieur de la maison, était affiché un gigantesque collage d’images électroniques du corps humain — numériques, infrarouges, radios —, ainsi que des planches anatomiques de muscles, membres et organes divers.

Des plaques de verre antireflet et de Plexiglas de dimensions et épaisseurs variées étaient stockées sur des supports en bois. Une cantine contenait des dizaines de dossiers débordant d’images informatiques soigneusement étiquetées : « Scans crâne IRM, 1-14 sagittales, axiales, coronales » ; « Homme, coupes, Hôpital virtuel, sagittales et coronales ». Il y avait encore, sur un établi, une table lumineuse, un petit étau et tout un tas d’encriers, de pointes à graver et de pinceaux. Une perceuse électrique était posée sur un support en caoutchouc noir avec, juste à côté, une boîte à thé bleu foncé — Taylors of Harrogate, Earl Grey Tea — pleine de forets, et une pile de prospectus sur papier glacé pour une exposition intitulée « Profils humains » qui devait commencer le soir même dans une galerie de la Plaine de Plainpalais. Le texte présentait une notice biographique : « Gabrielle Hoffmann naît en Angleterre, dans le Yorkshire. Après un double cursus à l’université de Salford, elle obtient un diplôme des Beaux-Arts. Elle travaille pendant plusieurs années aux Nations unies, à Genève. » Il roula le prospectus et fourra le mince cylindre dans sa poche.

Près de l’établi, une œuvre était montée sur des tréteaux : un scanner en 3D d’un fœtus composé d’une vingtaine de coupes tracées sur des feuilles de verre très transparent. Leclerc se pencha pour l’examiner de plus près. La tête était disproportionnée et ses jambes grêles remontées et recroquevillées juste en dessous. Vu de côté, l’ensemble avait une profondeur, mais à mesure qu’on se déplaçait pour venir en face, l’image s’amenuisait et finissait par disparaître complètement. Leclerc n’aurait su dire si l’œuvre était achevée ou non. Il était forcé d’admettre qu’elle exerçait une certaine fascination, mais il n’aurait pas pu vivre avec ça chez lui. Cela évoquait trop un reptile fossilisé suspendu dans un vivarium. Sa femme aurait trouvé ça répugnant.

La serre disposait d’une porte d’accès au jardin. Elle était fermée et verrouillée ; il ne trouva pas trace de clé à proximité. À travers le verre épais, les lumières de Genève brillaient de l’autre côté du lac. Des phares solitaires remontèrent le quai du Mont-Blanc.

Leclerc quitta la véranda et revint dans le couloir. Il y avait encore deux portes fermées. L’une donnait sur des toilettes contenant de grands W.-C. à l’ancienne, où Leclerc en profita pour se soulager, et l’autre sur une réserve remplie de ce qui semblait les résidus du précédent domicile des Hoffmann : des tapis roulés et attachés avec de la ficelle, une machine à pain, des transats, un jeu de croquet et, tout au bout, en parfait état, un berceau, une table à langer et un mobile musical avec des lunes et des étoiles.

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