« Alors même que nous sommes isolés, nous nous demandons bien souvent, et cela ne laisse pas de nous occasionner du bonheur ou de la peine, ce que les autres pensent de nous ; nous nous inquiétons de leur approbation ou de leur blâme ; or ces sentiments procèdent de la sympathie, élément fondamental des instincts sociaux. L’homme qui ne posséderait pas de semblables sentiments serait un monstre. »
Ce n’était pas sans effort qu’Hoffmann était parvenu à n’exister nulle part sur la place publique. Un jour, tout au début de l’aventure Hoffmann Investment Technologies et alors que la société ne disposait que de deux milliards de dollars d’actifs en gestion, il avait invité les associés de la plus ancienne agence de communication de Suisse à un petit déjeuner à l’hôtel Président Wilson et leur avait proposé un marché : une rente annuelle de 200 000 francs suisses contre l’assurance que son nom ne serait jamais mentionné nulle part. Il ne fixait qu’une seule condition : si jamais son nom apparaissait ne fût-ce qu’une fois, il déduirait 10 000 francs de leurs honoraires ; s’il était mentionné plus de vingt fois dans l’année, c’est eux qui lui verseraient de l’argent. Après une longue discussion, les associés finirent par accepter son offre et lui donnèrent tous les conseils inverses de ce qu’ils réservaient habituellement à leurs clients. Hoffmann ne fit aucun don à aucune organisation caritative, n’assista à aucun dîner de gala ni à aucune cérémonie de remise de prix professionnels, ne fréquenta aucun journaliste, n’apparut sur aucune liste des plus grandes fortunes dans les journaux, ne soutint aucun parti politique, ne finança aucune institution académique ni ne prononça jamais le moindre discours ni la moindre conférence. Les rares journalistes un peu tenaces étaient dirigés vers les principaux courtiers du hedge fund, toujours trop contents de s’attribuer le succès de l’entreprise, ou, en cas d’insistance extrême, vers Quarry. Les responsables de la communication avaient toujours touché l’intégralité de leurs honoraires, et Hoffmann avait conservé son anonymat.
C’était donc pour lui une expérience inhabituelle et une véritable épreuve que d’assister au vernissage de la première exposition de sa femme. Dès l’instant où il descendit de voiture et traversa le trottoir encombré pour pénétrer dans la galerie bruyante, il regretta de ne pouvoir faire demi-tour et disparaître. Des gens qu’il supposait avoir déjà rencontrés, des amis de Gabrielle, se dressaient devant lui et lui parlaient, mais il avait beau disposer d’un cerveau capable de calculer mentalement des nombres à cinq décimales, il n’avait aucune mémoire des visages. C’était comme si sa personnalité s’était atrophiée pour compenser ses dons. Il entendait ce que les autres disaient, les banalités de rigueur et les remarques creuses, mais, d’une certaine façon, il y était imperméable. Il avait conscience de bredouiller des réponses inappropriées, voire complètement bizarres. On lui proposa une coupe de champagne, mais il prit de l’eau, et c’est alors qu’il repéra Bob Walton, qui le fixait du regard à l’autre bout de la salle.
Walton ! S’il s’attendait à ça !
Avant qu’il ne puisse trouver une échappatoire, son ancien collègue fendait la foule pour le rejoindre, la main tendue, déterminé à lui parler.
— Alex, dit-il. Ça fait un bout de temps.
— Bob, répliqua Hoffmann en lui serrant froidement la main. Je ne crois pas t’avoir revu depuis que je t’ai proposé un poste et que tu m’as renvoyé à la figure que j’étais le diable venu te voler ton âme.
— Je ne crois pas avoir formulé les choses comme ça.
— Non ? Il me semble me rappeler que tu as été assez clair sur ce que tu pensais des scientifiques qui passaient au côté obscur de la force en devenant des quants.
— Vraiment ? Je regrette. Quoi qu’il en soit, reprit Walton en embrassant la salle d’un mouvement de son verre, je suis content que ça ait si bien tourné pour toi. Je t’assure que je suis sincère, Alex.
Il dit cela avec une telle chaleur qu’Hoffmann regretta son hostilité. Lorsqu’il était arrivé de Princeton, ne connaissant personne et sans rien d’autre que ses deux valises et un dictionnaire anglais-français, Walton avait été son chef de service au CERN. Sa femme et lui l’avaient pris sous leur aile — déjeuners dominicaux, recherche d’appartement, covoiturage pour aller au travail et même des tentatives pour lui trouver une petite amie.
— Alors, reprit Hoffmann en faisant un effort pour paraître amical, où en est la recherche de la Particule de Dieu ?
— Oh, on se rapproche. Et toi ? Où en es-tu avec le Saint-Graal toujours plus fuyant de la cybernétique ?
— Pareil. On s’en rapproche.
— Vraiment ? s’étonna Walton en haussant les sourcils. Tu continues donc tes recherches ?
— Bien sûr.
— Tu m’en diras tant. C’est courageux. Qu’est-ce qui t’est arrivé à la tête ?
— Rien. Un accident bête. (Il jeta un coup d’œil en direction de Gabrielle.) Je crois que je devrais peut-être aller saluer ma femme…
— Bien sûr, pardonne-moi, dit Walton en lui tendant à nouveau la main. Eh bien, j’étais content de te parler, Alex. On devrait se voir vraiment un de ces jours. Tu as mon adresse mail.
— En fait, non, je ne l’ai pas, lança Hoffmann alors qu’il s’éloignait.
Walton se retourna.
— Mais si. Tu m’as envoyé une invitation.
— Une invitation à quoi ?
— Eh bien, à ça.
— Je n’ai pas envoyé la moindre invitation.
— Je crois pourtant que si. Une seconde…
Hoffmann songea que c’était tout à fait typique du côté universitaire pointilleux et borné de Walton d’insister sur un détail aussi mineur alors même qu’il avait tort. Mais Walton lui montra alors son BlackBerry, et Hoffmann eut la surprise d’y découvrir l’invitation, nommément envoyée depuis sa boîte mail.
— Oh, d’accord, pardon, fit-il à contrecœur, car lui aussi détestait reconnaître une erreur. J’ai dû oublier. À un de ces jours.
Il tourna vivement le dos à Walton pour dissimuler son désarroi et partit à la recherche de Gabrielle. Quand il réussit à s’en approcher, elle l’accueillit, lui sembla-t-il, avec une mine un peu boudeuse.
— Je commençais à croire que tu ne viendrais pas…
— Je suis parti dès que j’ai pu.
Il l’embrassa sur la bouche et sentit l’aigreur du champagne dans son haleine. Un homme appela :
— Par ici, docteur Hoffmann !
Et le flash d’un photographe se déclencha à moins d’un mètre.
Hoffmann eut un mouvement de recul, comme si on venait de lui jeter de l’acide au visage. Il se força à sourire en demandant :
— Qu’est-ce que Bob Walton peut bien foutre ici ?
— Comment veux-tu que je sache ? C’est toi qui l’as invité.
— Oui, il vient de me montrer. Mais tu sais quoi ? Je suis certain de n’avoir rien fait de tel. Pourquoi l’aurais-je invité ? C’est le type qui a arrêté mes recherches au CERN. Je ne l’avais pas vu depuis des années…
Il découvrit soudain le propriétaire de la galerie à ses côtés.
— Vous devez être fier d’elle, docteur Hoffmann, commenta Bertrand.
— Quoi ? fit Hoffmann, qui n’arrivait pas à détacher son regard de son ancien collègue, de l’autre côté de la salle. Oh oui. Oui, je suis… très fier. (Il se concentra pour essayer de faire abstraction de Walton et trouver quelque chose de pertinent à dire à Gabrielle.) Est-ce que tu as vendu quelque chose ?
— Merci, Alex… L’argent n’est pas le seul but, tu sais.
— Oui, bien sûr, je sais bien. C’était juste une question.
— Nous avons tout le temps devant nous, intervint Bertrand.
Son portable émit alors deux mesures de Mozart pour annoncer un message. Le galeriste le consulta et eut une expression de surprise.
— Veuillez m’excuser, dit-il en s’éloignant aussitôt.
Hoffmann était encore à moitié aveuglé par le flash. Lorsqu’il voulut regarder les œuvres, les cubes ne semblaient rien contenir. Il s’efforça néanmoins de faire des commentaires élogieux.
— C’est formidable de tout voir rassemblé ici, non ? C’est vraiment une autre façon de regarder le monde. De chercher ce qui se cache sous la surface des choses.
— Comment va ta tête ? s’enquit Gabrielle.
— Bien. Je n’y pensais même plus. J’aime beaucoup celui-ci, dit-il en désignant un cube tout proche. C’est un portrait de toi, n’est-ce pas ?
Il se rappelait qu’elle avait dû poser toute une journée pour avoir les clichés, ramassée dans le scanner, pareille à une victime de Pompéi, les genoux au menton, les mains plaquées sur sa tête et la bouche grande ouverte, comme figée en plein cri. La première fois qu’elle lui avait montré cette œuvre, chez eux, il avait éprouvé pratiquement le même choc qu’en voyant la représentation du fœtus, dont elle était un écho conscient.
— Leclerc est venu, tout à l’heure, annonça-t-elle. Tu l’as raté de peu.
— Ne me dis pas qu’ils ont retrouvé ce type ?
— Oh non, ce n’est pas ça du tout.
Le ton qu’elle avait pris mit Hoffmann sur ses gardes.
— Qu’est-ce qu’il voulait alors ?
— Il voulait m’interroger sur la dépression nerveuse que tu as apparemment faite quand tu travaillais au CERN.
Hoffmann ne fut pas certain d’avoir bien entendu. Le brouhaha des conversations, répercuté par les murs blancs, lui rappelait le vacarme de la salle des ordinateurs.
— Il est allé au CERN ?
— Oui, ils ont discuté de ta dépression nerveuse, répétat-elle plus fort, celle dont tu ne m’as jamais parlé.
Il en eut la respiration coupée, comme s’il venait de prendre un coup de poing.
— Je n’appellerais pas ça à proprement parler une dépression nerveuse. Et puis je ne vois vraiment pas ce que le CERN vient faire là-dedans.
— Et comment tu appellerais ça ?
— Il faut vraiment qu’on en parle maintenant ?
L’expression de sa femme indiquait clairement que oui. Il se demanda combien de verres de champagne elle avait bus.
— D’accord, visiblement oui. J’ai fait une petite déprime. J’ai fait un break. J’ai vu un psy. Je me suis senti mieux.
— Tu as vu un psychiatre ? Tu as été soigné pour une dépression ? Et en huit ans, tu ne m’en as jamais parlé ?
Un couple se retourna.
— Tu fais une montagne de rien, répliqua-t-il avec irritation. C’est ridicule. C’était avant que je te connaisse, bon sang. Allez, Gaby, ajouta-t-il plus doucement. On ne va pas gâcher ce moment.
Pendant un instant, il crut qu’elle allait protester. Elle avait le menton relevé et dirigé vers lui, en signe annonciateur de tempête. Elle avait les yeux rouges et le regard vague, et il prit conscience qu’elle n’avait pas beaucoup dormi non plus. Mais il y eut alors un bruit cristallin de métal contre du verre.
— Mesdames et messieurs, appela Bertrand, qui brandissait une flûte à champagne et la frappait avec une fourchette. Mesdames et messieurs !
Ce fut étonnamment efficace. Le silence tomba sur la salle bondée. Il posa son verre.
— N’ayez crainte, mes amis, je ne vais pas faire de discours. En outre, pour les artistes, les symboles sont plus forts que les mots.
Il tenait quelque chose dans sa main. Hoffmann n’arrivait pas à déterminer ce que c’était. Bertrand s’avança jusqu’à l’autoportrait — celui où Gabrielle poussait un cri silencieux —, décolla un rond rouge du rouleau d’adhésif qu’il dissimulait dans sa paume et l’appliqua d’un geste ferme sur l’étiquette. Un murmure ravi et appréciateur parcourut la galerie.
— Gabrielle, reprit-il en se tournant vers elle avec un sourire. Permettez-moi de vous féliciter. Vous êtes désormais, officiellement, une artiste professionnelle.
Il y eut une salve d’applaudissements, et les verres s’entrechoquèrent. Toute tension abandonna le visage de Gabrielle. Elle parut transfigurée, et Hoffmann profita de ce moment pour lui prendre le poignet et le lever au-dessus de sa tête, comme si elle était un champion de boxe. De nouvelles acclamations retentirent. Le flash crépita de nouveau et, cette fois, il parvint à faire en sorte de garder un sourire plaqué sur ses lèvres.
— Bravo, Gaby, souffla-t-il. Tu le mérites.
— Merci, dit-elle en lui souriant joyeusement. (Elle leva son verre en direction de la salle.) Merci à tous. Et merci tout particulièrement à celui qui l’a acheté.
— Attendez, dit Bertrand, je n’ai pas fini.
À côté de l’autoportrait figurait la tête d’un tigre de Sibérie mort au zoo de Servion l’année précédente. Gabrielle avait fait garder son corps en chambre froide jusqu’à ce qu’elle puisse obtenir une IRM de son crâne décapité. Une lumière rouge sang éclairait la gravure sur verre par en dessous. Bertrand apposa également une gommette sur cette œuvre. Elle s’était vendue à quatre mille cinq cents francs.
— Encore un peu et tu vas gagner plus que moi, chuchota Hoffmann.
— Oh, Alex, arrête avec le fric.
Mais il pouvait voir qu’elle était heureuse, et quand Bertrand alla coller un autre point rouge, cette fois sur L’Homme invisible, elle battit des mains.
Si seulement tout avait pu s’arrêter là, se dirait par la suite Alex avec amertume. L’exposition aurait été un triomphe. Comment Bertrand avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Pourquoi n’avait-il pas fait abstraction de son avidité à court terme et n’en n’était-il pas resté là ? Au lieu de cela, il fit méthodiquement le tour de la galerie en laissant une éruption de points rouges sur son passage — une rougeole, une variole, une épidémie de pustules qui apparurent sur les murs blancs, contre les têtes de chevaux, l’enfant momifié du Museum für Völkerkunde de Berlin, le crâne de bison, le bébé antilope, la demi-douzaine d’autres autoportraits et, enfin, le fœtus lui-même. Il ne s’arrêta que lorsque toutes les œuvres furent estampillées comme vendues.
L’effet produit sur les spectateurs fut étrange. Au début, ils applaudissaient à l’apposition de chaque nouvelle gommette rouge. Mais au bout d’un moment, leur enthousiasme se calma et, peu à peu, un sentiment de gêne palpable s’installa dans toute la galerie, de sorte qu’à la fin Bertrand termina son marquage dans un silence complet. C’était comme s’ils assistaient à une plaisanterie, assez drôle au départ, mais qui s’éternisait et devenait cruelle. Il y avait quelque chose de destructeur dans cette largesse excessive. Hoffmann avait peine à regarder l’expression de Gabrielle, qui passa du bonheur à la stupéfaction, puis à l’incompréhension et enfin à la suspicion.
— On dirait bien que tu as un admirateur, se força-t-il à dire.
Elle ne parut pas l’entendre.
— Est-ce qu’il n’y a qu’un seul acheteur ?
— Oui, c’est bien ça, répondit Bertrand.
Il rayonnait et se frottait les mains.
Un murmure de conversations étouffées se propagea. Les gens parlaient à voix basse, à l’exception d’un Américain qui dit tout fort :
— Nom de Dieu, mais c’est complètement ridicule.
— Bon, mais qui ça peut bien être ? interrogea Gabrielle, incrédule.
— Malheureusement, je ne peux pas vous le dire, répondit Bertrand en coulant un regard vers Hoffmann. Tout ce qu’il m’est permis de dévoiler, c’est qu’il s’agit d’un « collectionneur anonyme ».
Gabrielle suivit son regard en direction d’Hoffmann et déglutit avant de demander, à voix très basse :
— Est-ce que c’est toi ?
— Bien sûr que non.
— Parce que, si c’est le cas…
— Mais pas du tout !
La porte s’ouvrit en carillonnant. Hoffmann regarda par-dessus son épaule. Les invités commençaient à partir ; Walton se trouvait dans la première vague et boutonnait sa veste pour se protéger du vent glacial. Bertrand comprit ce qui se passait et fit signe aux serveuses de ne plus verser de champagne. Le vernissage ne servait plus à rien, et personne ne voulait être le dernier à partir. Deux femmes s’approchèrent de Gabrielle pour la remercier, et elle dut faire comme si elle croyait à leurs félicitations sincères.
— J’aurais bien acheté quelque chose, dit l’une, mais je n’en ai pas eu l’occasion.
— C’est tout à fait extraordinaire.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil.
— Vous remettrez ça bientôt, n’est-ce pas, ma chère ?
— Je vous le promets.
Lorsqu’elles se furent éloignées, Hoffmann demanda à Bertrand :
— Mais pour l’amour du ciel, dites-lui au moins que ce n’est pas moi.
— Je ne peux pas dire qui c’est parce que, pour être honnête, je n’en sais rien. C’est aussi simple que ça.
Bertrand écarta les mains. Il appréciait visiblement la situation : le mystère, l’argent, la discrétion professionnelle exigée. Il enflait dans sa coûteuse coquille de soie noire.
— Ma banque vient de m’envoyer un courriel pour m’informer qu’ils ont reçu un virement électronique qui stipule cette exposition. Je dois avouer que j’ai moi-même été surpris par le montant. Mais quand j’ai pris ma calculette et additionné le prix de toutes les œuvres exposées, j’ai vu qu’on arrivait à 192 000 francs. Ce qui est très exactement la somme qui a été virée.
— Un virement électronique ? répéta Hoffmann.
— C’est bien ça.
— Je veux que vous le remboursiez, intervint Gabrielle. Je ne veux pas qu’on traite mon travail de cette façon.
Un grand Nigérian en costume traditionnel, une sorte de tunique épaisse de couleur noire et brune, et coiffé d’une calotte assortie, agita une immense paume rose dans sa direction. C’était un autre protégé de Bertrand, Nneka Osoba, spécialisé dans la confection de masques tribaux à partir de déchets industriels occidentaux en signe de protestation contre l’impérialisme.
— Salut, Gabrielle ! cria-t-il. Bravo !
— Au revoir, répondit-elle en se forçant à sourire. Merci d’être venu.
La porte se remit à carillonner.
— Ma chère Gabrielle, dit Bertrand, la mine réjouie, vous n’avez pas l’air de comprendre. Nous sommes dans une situation juridique. Dans une vente aux enchères, une fois que le marteau s’est abattu, le lot est vendu. Pour les galeries, c’est la même chose. Quand une œuvre d’art est achetée, elle s’en va. Quand on ne veut pas vendre, on ne fait pas d’exposition.
— Je vous en offre le double, proposa Hoffmann, désespéré. Vous êtes à 50 % de commission, et vous venez donc de gagner près de 100 000 francs, c’est ça ? Je vous en donne 200 000 pour que vous rendiez son travail à Gabrielle.
— Non, Alex, protesta Gabrielle.
— C’est tout simplement impossible, docteur Hoffmann.
— D’accord, je double encore la mise. 400 000.
Bertrand vacilla dans ses chaussons de soie zen, l’éthique et l’avarice se disputant sur les contours lisses de son visage.
— Eh bien, je ne sais tout simplement pas quoi dire…
— Arrêtez ça ! cria Gabrielle. Ça suffit, Alex ! Tous les deux ! Je n’en peux plus d’entendre ce…
— Gaby…
Mais elle laissa de côté les mains tendues d’Hoffmann et fonça vers la porte, se frayant un chemin entre les dos des invités qui s’éloignaient. Hoffmann la suivit et joua des coudes pour fendre la petite troupe. Il eut l’impression d’être dans un cauchemar où sa femme esquivait constamment son contact. À un moment, il parvint tout juste à effleurer son dos du bout des doigts. Puis il émergea dans la rue et dut encore parcourir une dizaine de mètres avant de pouvoir l’attraper par le coude. Il l’attira vers lui, dans l’encoignure d’une porte.
— Gaby, écoute…
— Non, le coupa-t-elle en le repoussant de sa main libre.
— Écoute !
Il la secoua jusqu’à ce qu’elle cesse de vouloir s’échapper. Il était fort ; cela ne lui fut pas difficile.
— Calme-toi. Merci. Maintenant, écoute ce que j’ai à te dire, s’il te plaît. Il se passe un truc très bizarre. Je suis sûr que celui qui a racheté toute ton expo ne fait qu’un avec celui qui a acheté le Darwin. Quelqu’un essaie de me déstabiliser mentalement…
— Oh, Alex, ça suffit ! Tu ne vas pas remettre ça. C’est toi qui as tout acheté — je le sais.
Elle chercha à se dégager.
— Non, écoute-moi.
Il la secoua à nouveau. Il sentait confusément que la peur le rendait agressif, et il s’efforça de se calmer.
— Je te le jure. Ce n’est pas moi. Le Darwin a été acheté exactement de la même façon — un virement par Internet. Je te parie que si on retourne à la galerie pour demander à M. Bertrand de nous donner le numéro de compte de l’acheteur, ça correspondra. Je voudrais maintenant que tu comprennes que si ce compte est peut-être à mon nom, il n’est pas à moi. Je ne sais pas comment il a été ouvert. Mais je vais trouver le fin mot de l’histoire, je te le promets. D’accord ? Voilà, conclut-il en la lâchant. C’est tout ce que je voulais dire.
Elle le dévisagea et commença à se masser le coude. Elle pleurait en silence. Il prit conscience qu’il avait dû lui faire mal.
— Je te demande pardon.
Elle leva les yeux vers le ciel, et sa gorge se serra. Puis elle finit par reprendre la maîtrise de ses émotions.
— Tu n’as vraiment pas la moindre idée de ce que représentait cette exposition pour moi ? demanda-t-elle.
— Bien sûr que si…
— Et maintenant, tout est fichu. Et c’est ta faute.
— Allons, Gabrielle, comment peux-tu dire une chose pareille ?
— Mais c’est le cas, Alex, tu comprends. Parce que soit c’est toi qui as tout acheté en croyant par je ne sais quelle logique masculine primaire me faire une faveur. Soit c’est cette autre personne qui, selon toi, essaie de te déstabiliser mentalement. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est toi… toujours.
— Ce n’est pas vrai.
— D’accord, alors qui est cet homme mystère ? De toute évidence, il n’a rien à voir avec moi. Tu dois bien avoir une idée. Ce serait un adversaire ? Un de tes clients ? La CIA ?
— Ne sois pas bête.
— Ou ce ne serait pas Hugo ? Est-ce que ce ne serait pas une des farces de collégien si personnelles d’Hugo ?
— Ce n’est pas Hugo. J’en mettrais ma tête à couper.
— Oh non, bien sûr que non — impossible que ça puisse être ton cher petit Hugo, c’est ça ? dit-elle, les yeux secs à présent. Mais qu’est-ce que tu es devenu, Alex ? Leclerc voulait savoir si c’était pour le fric que tu avais quitté le CERN, et je lui ai répondu que non. Mais est-ce que tu t’écoutes parler en ce moment ? 200 000 francs… 400 000 francs… 60 millions de dollars pour une maison dont on n’a même pas besoin…
— Tu ne t’es pas plainte quand on l’a achetée, si je me souviens bien. Tu disais que tu aimais l’atelier…
— Oui, mais c’était seulement pour te faire plaisir ! Juste pour savoir, ajouta-t-elle, comme si elle pensait soudain à quelque chose, combien tu as maintenant ?
— Laisse tomber, Gabrielle.
— Non, dis-moi. Je veux savoir. Combien ?
— Je n’en sais rien. Ça dépend du mode de calcul.
— Eh bien, essaie. Donne-moi un chiffre.
— En dollars ? En gros ? Je ne sais vraiment pas. 1 milliard. 1,2 milliard.
— 1 milliard de dollars ? En gros ?
Elle fut un moment trop incrédule pour parler.
— Tu sais quoi ? Oublie ça. C’est fini. Pour moi, tout ce qui importe, maintenant, c’est de me barrer de cette putain de ville où la seule chose qui compte, visiblement, c’est le fric.
Elle fit volte-face.
— Qu’est-ce qui est fini ?
Il lui reprit le bras, mais moins vigoureusement, sans conviction, et, cette fois, elle se retourna et lui assena une gifle violente. Il la lâcha aussitôt.
— Ne t’avise plus jamais, cracha-t-elle en brandissant son index vers lui, plus jamais, de m’attraper de cette façon.
Et voilà. Elle était partie. Elle marcha jusqu’au bout de la rue et tourna au coin, laissant Hoffmann la main pressée contre sa joue brûlante, incapable de comprendre la catastrophe qui s’était abattue si rapidement sur lui.
Leclerc avait assisté à toute la scène depuis le confort de sa voiture. Elle s’était déroulée devant lui comme s’il était dans un drive-in. Toujours sous ses yeux, Hoffmann fit lentement demi-tour et repartit vers la galerie. L’un des deux gardes du corps qui se tenaient dehors, bras croisés, lui adressa quelques mots, et Hoffmann esquissa un geste las, sans doute pour lui indiquer de suivre sa femme. L’homme se mit en route. Puis Hoffmann pénétra dans la galerie, suivi par son propre ange gardien. Leclerc avait une vue parfaite : la devanture était en grande partie vitrée, et la galerie était presque vide à présent. Hoffmann s’avança vers le propriétaire, M. Bertrand, et se mit de toute évidence à l’accabler de reproches. Il sortit son téléphone portable et l’agita devant la figure du galeriste. Bertrand leva les mains et Hoffmann l’attrapa par les revers de sa veste pour le pousser contre le mur.
— Seigneur Marie Joseph ! Qu’est-ce que c’est encore, marmonna Leclerc.
Il voyait Bertrand chercher à se dégager de l’étreinte d’Hoffmann, qui le tenait à bout de bras puis le plaqua à nouveau contre le mur, plus violemment que la première fois. Leclerc grommela un juron, ouvrit sa portière à la volée et sortit avec raideur sur le trottoir. Il avait les genoux ankylosés et, alors qu’il gagnait la galerie en grimaçant, il médita une fois de plus sur la cruauté du destin, qui l’obligeait à faire encore ce genre de choses alors qu’il était plus proche de la soixantaine que de la cinquantaine.
Le temps qu’il les rejoigne, le garde du corps d’Hoffmann s’était interposé fermement entre son client et le propriétaire de la galerie, qui lissait les pans de sa veste et lançait des insultes à Hoffmann, lequel n’était pas en reste. Derrière eux, le meurtrier exécuté gardait le regard fixe, impassible dans sa cage de verre.
— Messieurs, messieurs, dit Leclerc. Veuillez cesser, je vous prie. Merci.
Il montra sa carte au garde du corps, qui l’examina avant de le dévisager puis de lever fugitivement les yeux au ciel.
— Absolument. Docteur Hoffmann, ce n’est pas une façon de se conduire. Ça me peinerait de devoir vous arrêter après tout ce que vous avez subi aujourd’hui, mais je le ferai si c’est nécessaire. Qu’est-ce qui se passe, ici ?
— Ma femme est absolument bouleversée, et tout ça parce que cet homme a agi de la façon la plus stupide possible…
— C’est ça, l’interrompit Bertrand, « la plus stupide possible » ! Je lui ai vendu toutes ses œuvres dès le premier jour de sa première expo, et en guise de remerciements je me fais agresser par son mari !
— Tout ce que je veux, répliqua Hoffmann d’une voix que Leclerc trouva proche de l’hystérie, c’est le numéro de compte en banque de l’acheteur.
— Et je lui ai répondu que c’était tout à fait hors de question ! C’est une information confidentielle.
Leclerc se retourna vers Hoffmann.
— Pourquoi est-ce si important ?
— Quelqu’un, dit Hoffmann en s’efforçant de contrôler sa voix, fait clairement tout ce qu’il peut pour m’anéantir. J’ai obtenu le numéro de compte utilisé pour commander le livre que j’ai reçu hier soir, visiblement pour me faire peur ou je ne sais quoi. Je l’ai là, sur mon portable. Et maintenant, je crois que c’est le même compte, censément à mon nom, qui a été utilisé pour saboter l’exposition de ma femme.
— Saboter ! railla Bertrand. Nous, on appelle ça une vente !
— Mais ce n’était pas une vente, si ? Tout a été vendu en bloc. Est-ce que c’est déjà arrivé avant ?
— Ach ! fit Bertrand en balayant l’argument d’un geste.
Leclerc les regarda et poussa un soupir.
— Montrez-moi le numéro de compte, monsieur Bertrand, s’il vous plaît.
— Je ne peux pas faire ça. Et puis, pourquoi le ferais-je ?
— Parce que si vous n’obtempérez pas, je vous ferai arrêter pour obstruction à une enquête criminelle.
— Vous n’oseriez pas !
Leclerc le toisa. Malgré son âge, il pouvait encore se charger de tous les Guy Bertrand de la Terre les yeux fermés.
— C’est bon, finit par bredouiller le galeriste. Il est dans mon bureau.
— Docteur Hoffmann, votre téléphone, je vous prie.
Hoffmann lui montra sa page mail sur l’écran.
— Voici le message que m’a envoyé le bouquiniste, avec le numéro de compte.
Leclerc saisit le portable.
— Veuillez rester ici, s’il vous plaît.
Et il suivit Bertrand dans le petit bureau en arrière-boutique. Le lieu était un amas de vieux catalogues, de cadres empilés et d’outils ; il y régnait une odeur âcre de café et de colle mêlés. Un ordinateur trônait sur un vieux bureau à cylindre éraflé et branlant. Une pile de lettres et de reçus étaient embrochés sur une pique à côté. Bertrand déplaça le pointeur sur l’écran et cliqua sur une fenêtre.
— Voici le message que j’ai reçu de ma banque, annonça-t-il en s’écartant avec une moue boudeuse. Et je vous ferai remarquer en passant que je n’ai pas cru un instant à vos menaces de m’arrêter. Je coopère simplement parce que je suis un bon citoyen suisse.
— Votre coopération est enregistrée, monsieur, assura Leclerc. Merci.
Il s’assit devant l’ordinateur et étudia l’écran avec attention. Il en approcha ensuite le téléphone portable d’Hoffmann et compara laborieusement les deux numéros de compte. C’était le même mélange de lettres et de chiffres. Le nom du titulaire du compte apparaissait comme étant A. J. Hoffmann. Il sortit son calepin et recopia la suite complète.
— Avez-vous reçu un autre message que celui-ci ?
— Non.
De retour dans la salle, il rendit à Hoffmann son portable.
— Vous aviez raison. Les numéros correspondent. Même si je dois avouer que je ne comprends pas du tout ce que tout cela a à voir avec votre agression.
— Oh, c’est lié, assura Hoffmann. J’ai essayé de vous le dire, ce matin. Putain, vous ne tiendriez pas cinq minutes dans le boulot que je fais. Vous n’arriveriez même pas à dépasser la porte. Et qu’est-ce que vous foutez à aller poser des questions sur moi au CERN ? Vous êtes censé trouver ce type, pas enquêter sur moi.
Il avait le visage hagard, les yeux rouges et irrités, comme s’il venait de les frotter. Et, avec sa barbe d’un jour, il avait l’air d’un fugitif.
— Je vais transmettre le numéro de compte à notre brigade financière et leur demander d’enquêter dessus, dit doucement Leclerc. Les comptes en banque, ça, au moins, ça nous connaît, en Suisse, et l’usurpation d’identité est un crime. Je vous ferai savoir si ça donne quelque chose. Entre-temps, je vous encourage fortement à rentrer chez vous, à voir votre médecin et à dormir.
Et à vous rabibocher avec votre femme, eut-il envie d’ajouter, mais il eut le sentiment que ce n’était pas son rôle.