14

« Seuls les paranoïaques survivent. »

Andrew Grove, P-DG d’Intel Corporation.

Hoffmann avait réussi à avoir un taxi dans la rue de Lausanne, à une rue de l’hôtel Diodati. Le chauffeur se rappellerait par la suite très clairement cette course pour trois raisons. D’abord parce qu’il était en train de rouler vers l’avenue de France et qu’Hoffmann voulait se rendre dans la direction opposée — il lui avait demandé de le conduire à une adresse dans la banlieue de Vernier, à côté d’un parc local — et le chauffeur avait donc dû effectuer un demi-tour interdit sur la route à plusieurs voies. Ensuite parce que Hoffmann paraissait particulièrement nerveux et préoccupé. Ils avaient croisé une voiture de police fonçant dans l’autre sens, et il s’était enfoncé dans son siège tout en dissimulant ses yeux derrière sa main. Le chauffeur l’avait observé dans le rétroviseur. Son client serrait un ordinateur portable contre lui. Son téléphone sonna une fois, mais il ne décrocha pas. Il finit même par l’éteindre.

Un vent soutenu raidissait les drapeaux au-dessus des bâtiments officiels ; la température atteignait à peine la moitié de ce que les guides touristiques promettaient pour cette période de l’année. On avait l’impression qu’il allait pleuvoir, et les gens avaient déserté les trottoirs pour prendre leurs voitures, ce qui rendait la circulation de l’après-midi plus dense que de coutume. Il était donc plus de 16 heures quand le taxi était arrivé dans le centre de Vernier et qu’Hoffmann s’était brusquement penché en avant en disant :

— Laissez-moi ici.

L’Américain avait donné un billet de cent francs et s’était éloigné sans attendre la monnaie — c’était la troisième raison pour laquelle le conducteur se souvenait de lui.

Vernier se dresse sur une colline qui surplombe la rive droite du Rhône. Il y a ne serait-ce qu’une génération, c’était encore un village à part entière, et puis la ville a franchi le fleuve et l’a englouti tout entier. De nos jours, les immeubles modernes sont assez près de l’aéroport pour que leurs habitants puissent lire les noms sur les flancs des appareils juste avant l’atterrissage. Cependant, certaines parties du centre-ville conservent leur caractère de village suisse traditionnel, avec ses toits pentus et ses volets en bois verts, et c’était cet aspect de la place qu’Hoffmann gardait à l’esprit depuis neuf ans. Il l’associait dans son esprit à des après-midi d’automne mélancoliques, avec les lumières qui s’allumaient tout juste et les enfants qui sortaient de l’école. Il tourna au coin de la rue et trouva le banc circulaire où il s’asseyait quand il était en avance pour son rendez-vous. Le banc entourait un vieil arbre sinistre couvert de feuilles vigoureuses. Il ne put supporter de s’en approcher et resta de l’autre côté de la place. Rien ne semblait avoir changé : la blanchisserie, le magasin de cycles, le petit café miteux où se retrouvaient les vieux, la maison d’artisanat communal * semblable à une chapelle. L’immeuble où il était censé avoir été guéri se dressait juste à côté. Il y avait une boutique autrefois. Un marchand de fruits et légumes, peut-être, ou un fleuriste — quelque chose d’utile. Les propriétaires vivaient certainement au-dessus. Maintenant, la grande vitrine du rez-de-chaussée était en verre dépoli et on aurait dit un cabinet dentaire. La seule différence par rapport à huit ans plus tôt était la caméra de surveillance qui surmontait l’entrée ; ça, c’était nouveau, se dit-il.

Hoffmann avait la main qui tremblait lorsqu’il pressa le bouton de l’interphone. Aurait-il la force de traverser tout cela de nouveau ? La première fois, il ne savait pas ce qui l’attendait ; cette fois, il serait privé de la protection vitale de l’ignorance.

— Bonjour, fit une voix jeune et masculine.

Hoffmann lui donna son nom.

— J’étais un patient du docteur Polidori. Ma secrétaire est censée m’avoir pris rendez-vous pour demain.

— Ah, mais, le vendredi, le docteur Polidori fait ses visites à l’hôpital.

— Demain, ce sera trop tard. Je dois la voir tout de suite.

— Vous ne pouvez pas la voir sans rendez-vous.

— Dites-lui que c’est moi, et que c’est urgent.

— Quel nom avez-vous dit, déjà ?

— Hoffmann.

— Patientez, je vous prie.

L’interphone se tut. Hoffmann leva les yeux vers la caméra et cacha instinctivement sa tête derrière sa main. Sa blessure n’était plus poisseuse mais semblait parsemée de poudre : quand il inspecta le bout de ses doigts, ceux-ci étaient couverts de ce qui ressemblait à de la rouille.

— Entrez, je vous prie.

La porte se déverrouilla avec un bourdonnement bref — si bref en fait qu’Hoffmann ne l’entendit pas et dut s’y reprendre à deux fois. À l’intérieur, c’était plus confortable qu’autrefois — un canapé et deux fauteuils, un tapis dans des tons pastel apaisants, un caoutchouc en pot et, derrière la tête du réceptionniste, la grande photo d’un sous-bois traversé de rais de lumière filtrant entre les arbres. Tout à côté, il y avait affiché le diplôme de praticien du médecin : docteur Jeanne Polidori, titulaire d’un master de psychiatrie et de psychothérapie de l’université de Genève. Une autre caméra scrutait la salle. Le jeune homme de l’accueil l’étudiait attentivement.

— Vous montez. C’est la porte juste devant vous.

— Oui, dit Hoffmann. Je m’en souviens.

Le craquement familier des marches suffit à faire affluer les vieilles sensations. Il avait parfois trouvé presque impossible de se traîner jusqu’en haut. À la pire période, il avait eu l’impression de gravir l’Everest en étant privé d’oxygène. Le mot dépression n’était pas le terme qui convenait ; il s’agissait davantage d’une inhumation — d’un ensevelissement dans un tombeau de béton épais et glacé, inaccessible au bruit ou à la lumière. Il était certain à présent de ne pas pouvoir revivre ça. Il préférerait se tuer.

Elle se trouvait dans son cabinet, assise devant son ordinateur, et elle se leva à son entrée. Elle avait l’âge d’Hoffmann et, plus jeune, elle avait dû être jolie, mais un étroit sillon partait à présent de juste en dessous de l’oreille gauche et courait jusqu’à sa gorge, lui barrant toute la joue au passage. La perte de tissu et de muscle déséquilibrait complètement son visage, comme si elle avait subi une attaque cérébrale. Elle portait habituellement un foulard, mais pas cette fois. Avec le naturel qui le caractérisait, il lui avait un jour demandé ce qui avait bien pu lui esquinter la figure comme ça. Elle lui avait raconté qu’elle avait été agressée par un patient qui avait reçu de Dieu l’ordre de la tuer. L’homme était guéri. Mais elle gardait depuis une bombe lacrymogène dans son bureau : elle avait ouvert son tiroir pour montrer l’aérosol noir à Hoffmann.

Elle ne perdit pas de temps en salutations.

— Docteur Hoffmann, vous m’excuserez, mais j’ai indiqué au téléphone à votre assistante que je ne pouvais pas vous traiter sans une ordonnance de l’hôpital.

— Je ne veux pas de traitement, dit-il en ouvrant l’ordinateur portable. Je voudrais juste que vous regardiez quelque chose. Pourriez-vous au moins faire ça ?

— Ça dépend de ce que c’est, répondit-elle en l’examinant attentivement. Qu’est-ce que vous avez à la tête ?

— Quelqu’un s’est introduit chez nous. Il m’a frappé par-derrière.

— On vous a soigné ?

Hoffmann se baissa pour lui montrer les points de suture.

— C’est arrivé quand ?

— La nuit dernière. Ce matin.

— Vous êtes allé à l’Hôpital universitaire ?

— Oui.

— On vous a fait un CAT-scan ?

Il hocha la tête.

— Ils ont vu des taches blanches. Ça peut provenir du coup que j’ai pris, ou ça peut être quelque chose d’autre — qui était là avant.

— Docteur Hoffmann, reprit-elle d’une voix plus douce, j’ai quand même l’impression que vous venez me demander de vous traiter.

— Non, pas du tout, assura-t-il en posant l’ordinateur devant elle. Je voudrais juste avoir votre avis là-dessus.

Elle le contempla d’un air dubitatif, puis attrapa ses lunettes. Il remarqua qu’elle les gardait toujours accrochées au bout d’une chaîne, à son cou. Elle les chaussa et regarda l’écran. Il étudia son expression pendant qu’elle faisait défiler le document. D’une certaine façon, la laideur de la cicatrice faisait ressortir la beauté du reste du visage — il se souvenait de ça aussi. Le jour où il s’en était aperçu correspondait au jour où, selon lui, il avait commencé à guérir.

— Eh bien, fit-elle avec un haussement d’épaules, il s’agit de toute évidence d’une correspondance entre deux hommes, dont l’un fantasme sur l’acte de tuer et l’autre rêve de mourir et de connaître l’expérience de la mort. C’est assez raide, maladroit : ça ressemble à un chat sur Internet, un site Web… quelque chose de ce genre. Celui qui veut tuer ne parle pas couramment anglais ; la victime potentielle, si. (Elle le regarda par-dessus ses lunettes.) Je ne vois rien dans ce que je vous dis que vous n’auriez pu trouver par vous-même.

— Ce genre de chose est-il courant ?

— Absolument, et de plus en plus. C’est l’un des aspects les plus sombres du Web auxquels nous soyons confrontés. Internet rassemble des gens qui, autrefois, n’auraient heureusement pas eu l’occasion de se rencontrer, qui n’auraient même pas su qu’ils avaient ce genre de tendances dangereuses. Et cela pourrait avoir des répercussions catastrophiques. La police s’est déjà adressée à moi à plusieurs reprises sur ce sujet. Il y a des sites qui encouragent les pactes suicidaires, surtout parmi les jeunes. Il y a des sites pédophiles, bien sûr. Des sites cannibales…

Hoffmann s’assit et mit sa tête entre ses mains.

— Celui qui fantasme sur la mort… c’est moi, n’est-ce pas ?

— Eh bien, vous connaissez le docteur Hoffmann mieux que moi. Vous rappelez-vous avoir écrit ça ?

— Non, pas du tout. Et pourtant il y a là des pensées que je reconnais avoir eues — des rêves que je faisais quand j’étais malade. Et il semblerait que j’aie fait d’autres choses dont je ne me souviens absolument pas, ces derniers temps. Se pourrait-il que j’aie quelque chose au cerveau qui puisse provoquer ça, d’après vous ? questionna-t-il en levant les yeux vers elle. Qui puisse me faire faire des choses inhabituelles dont je n’ai aucun souvenir ensuite ?

— C’est possible. (Elle poussa le portable de côté et se tourna vers son propre écran d’ordinateur. Elle tapa quelque chose et cliqua plusieurs fois sur la souris.) Je vois que vous avez interrompu votre traitement avec moi en novembre 2001 sans aucune explication. Pourquoi cela ?

— J’étais guéri.

— Vous ne pensez pas que cela aurait plutôt dû être à moi et non à vous d’en décider ?

— Non, en fait, non. Je ne suis pas un gosse. Je sais quand je vais bien. Je n’ai eu aucun problème pendant des années. Je me suis marié. J’ai créé une société. Tout allait très bien. Jusqu’à cette histoire.

— Vous pouvez vous sentir bien, mais je crains qu’une dépression aussi grave que celle que vous avez faite ne puisse revenir. (Elle fit défiler ses notes en secouant la tête.) D’après ce que je lis, cela fait huit ans et demi que je ne vous ai pas vu. Vous voulez bien me rappeler ce qui a déclenché votre maladie ?

Hoffmann avait enfoui cela depuis si longtemps au fond de son esprit qu’il eut du mal à s’en souvenir.

— Je rencontrais de graves difficultés dans mes recherches au CERN. Il y a eu une enquête interne extrêmement stressante. Et ils ont fini par interrompre le projet sur lequel je travaillais.

— Quel était ce projet ?

— Le raisonnement de la machine — l’intelligence artificielle.

— Avez-vous subi un stress similaire, ces derniers temps ?

— Un peu, admit-il.

— Quelle sorte de symptômes dépressifs avez-vous ressentis ?

— Aucun. C’est ça qui est bizarre.

— De la léthargie ? De l’insomnie ?

— Non.

— De l’impuissance ?

Il pensa à Gabrielle et se demanda où elle était.

— Non, répondit-il à mi-voix.

— Qu’en est-il des fantasmes suicidaires que vous entreteniez ? Ils étaient très vifs, très détaillés. Sont-ils revenus ?

— Non.

— Cet homme qui vous a agressé — je suppose que c’est l’autre participant de la conversation en ligne.

Hoffmann acquiesça d’un signe de tête.

— Où est-il maintenant ?

— Je préfère ne pas en parler.

— Docteur Hoffmann, où est-il ? (Comme il ne répondait toujours pas, elle ajouta :) Montrez-moi vos mains, s’il vous plaît.

Il se leva à contrecœur et s’approcha de son bureau en tendant les mains. Il avait l’impression d’être un enfant obligé de prouver qu’il s’était bien lavé les mains avant de pouvoir passer à table. Elle examina sa peau éraflée sans le toucher puis l’inspecta brièvement.

— Vous vous êtes battu ?

Il mit du temps à répondre.

— Oui. C’était de la légitime défense.

— D’accord. Rasseyez-vous, je vous prie.

Il obéit.

— Je crois que vous devriez voir un spécialiste au plus vite. Il y a des psychoses — la schizophrénie, la paranoïa — susceptibles de conduire celui qui en est atteint à commettre des actes inhabituels qu’il peut ensuite totalement occulter. Ce n’est peut-être pas votre cas, mais je ne crois pas que nous devrions prendre le risque, si ? Surtout si le scanner de votre cerveau présente des anomalies.

— Peut-être pas, non.

— Alors ce que j’aimerais que vous fassiez, maintenant, c’est aller vous asseoir en bas pendant que j’en parle à mon collègue. Vous devriez peut-être en profiter pour appeler votre femme et lui dire où vous êtes. Cela vous convient-il ?

— Oui, absolument.

Il attendit qu’elle le raccompagne, mais elle resta prudemment derrière son bureau. Il finit par se lever et récupéra l’ordinateur.

— Merci, dit-il. Je descends à l’accueil.

— Bien, ça ne devrait prendre que quelques minutes.

Arrivé à la porte, il se retourna. Une pensée venait de le traverser.

— C’était mon dossier que vous regardiez ?

— Oui.

— Tout est consigné dans l’ordinateur ?

— Oui, toujours. Pourquoi ?

— Qu’est-ce que ça comprend, exactement ?

— Mes notes. Un suivi du traitement — les médicaments prescrits, les séances de psychothérapie, etc.

— Vous enregistrez les séances avec vos patients ?

— Certaines, répondit-elle avec une hésitation.

— Les miennes ?

Nouvelle hésitation.

— Oui.

— Qu’en faites-vous ensuite ?

— Mon assistant les transcrit.

— Et vous gardez les transcriptions sur ordinateur.

— Oui.

— Je peux regarder ?

Il avait regagné le bureau en deux enjambées.

— Non, certainement pas.

Elle porta rapidement la main à la souris pour fermer le document, mais il lui saisit le poignet.

— Je vous en prie, laissez-moi juste regarder mon dossier.

Il dut lui arracher la souris. Elle essaya d’atteindre le tiroir qui contenait la bombe lacrymogène, mais il le bloqua avec sa jambe.

— Je ne vais pas vous faire de mal, assura-t-il. Je veux simplement vérifier ce que je viens de vous dire. Laissez-moi regarder ces transcriptions une seconde et je m’en vais.

Il détesta lire la peur dans les yeux du médecin, mais il ne voulut pas céder et elle finit par capituler. Elle repoussa sa chaise en arrière et se leva. Il prit sa place devant l’écran. Elle s’éloigna à distance respectueuse et l’observa depuis la porte, serrant son cardigan contre elle comme si elle avait froid.

— Où avez-vous pris cet ordinateur portable ? questionnat-elle.

Mais il n’écoutait pas. Il comparait les deux écrans, faisant défiler l’un, puis l’autre, avec l’impression de se regarder dans deux miroirs obscurs. Sur l’un et sur l’autre, les mots étaient identiques. Tout ce qu’il avait confié au médecin neuf ans plus tôt se retrouvait en copié-collé sur le site où l’Allemand l’avait lu.

Sans lever les yeux, il demanda :

— Est-ce que cet ordinateur est connecté à Internet ?

Puis il vit que c’était le cas. Il entra dans la base de registre et ne mit pas longtemps à découvrir des traces de logiciels malveillants — d’étranges fichiers d’un type qu’il n’avait jamais vu auparavant, au nombre de quatre :

— Quelqu’un a piraté votre système. On a copié mon dossier.

Il jeta un coup d’œil vers l’entrée. Le cabinet était vide et la porte entrouverte. Il entendit le son de la voix du médecin quelque part. Il semblait qu’elle téléphonait. Il saisit l’ordinateur portable et s’engouffra dans l’étroit escalier tapissé. Le réceptionniste quitta son comptoir et tenta de bloquer la sortie, mais Hoffmann n’eut aucun mal à l’écarter.

Dehors, la normalité de la journée le nargua — les vieux qui buvaient au café, la mère avec son landau, la fille au pair qui passait prendre le linge. Il partit à gauche et parcourut rapidement la rue bordée d’arbres, longeant les maisons ternes aux fenêtres garnies de volets qui donnaient directement sur le trottoir, passant devant la pâtisserie déjà fermée à cette heure, les haies de banlieue et les petites voitures raisonnables. Il ne savait pas où il allait. En temps normal, l’exercice — la marche, le jogging, la course de vitesse — l’aidait à concentrer sa pensée, stimulait sa créativité. Pas maintenant. Il était dans la plus totale confusion. Hoffmann descendit une côte. Il y avait des jardins sur sa gauche, puis, soudain, de grands champs ouverts et une usine gigantesque qui s’étendait en contrebas avec un parking et des tours d’habitation, les montagnes en arrière-plan et, au-dessus de lui, un ciel hémisphérique peuplé d’une flotte immense de nuages gris qui défilaient tels des navires de guerre à la parade.

Au bout d’un moment, la chaussée fut coupée net par le pilier en béton d’une autoroute surélevée, et se réduisit ensuite à un sentier qui filait à gauche, au pied des voies assourdissantes, et traversait un petit bois qui débouchait sur la rive du fleuve. Le Rhône était large et tranquille à cet endroit, peut-être deux cents mètres d’un bord à l’autre, et d’un vert brunâtre, opaque, s’enfonçant en un méandre paresseux dans la campagne boisée qui remontait abruptement sur la rive opposée. Il était enjambé par la passerelle de Chèvres. Hoffmann la reconnut. Il était déjà passé dans le coin en voiture et avait vu, en été, des gosses plonger du haut de la rambarde. La vue paisible était en complète contradiction avec le vacarme de la circulation et, tandis qu’il gagnait la travée centrale, il eut le sentiment de s’être écarté très loin du cours normal de son existence ; et qu’il lui serait très difficile de revenir. Au milieu de la passerelle, il s’arrêta et grimpa sur la rambarde métallique. Il ne lui faudrait pas plus de deux secondes pour dévaler les cinq ou six mètres jusqu’à l’onde lente et se laisser emporter. Il voyait pourquoi la Suisse occupait la première place mondiale en matière de suicide assisté — le pays tout entier semblait organisé pour vous encourager à tirer votre révérence avec tranquillité et discrétion, en causant le moins de dérangement possible.

Et il était tenté. Il ne se faisait pas d’illusions : il y aurait pléthore d’ADN et d’empreintes dans la chambre d’hôtel pour le relier au crime. Quoi qu’il arrive, son arrestation n’était qu’une question de temps. Il pensa à ce qui l’attendait : un long parcours du combattant entre la police, les avocats, les journalistes, les flashes des appareils photo, une épreuve qui durerait des mois. Il pensa à Quarry, à Gabrielle — surtout à Gabrielle.

Mais je ne suis pas fou, se dit-il. J’ai peut-être tué un homme, mais je ne suis pas fou. Soit je suis victime d’un plan très élaboré conçu pour me faire croire que je suis fou, soit quelqu’un essaie de me piéger, pour me faire chanter, pour me détruire. Il s’interrogea : pouvait-il se fier aux autorités — à ce ringard suffisant de Leclerc, par exemple — pour trouver mieux que lui-même le fin mot d’un piège aussi machiavélique ? La réponse était contenue dans la question.

Il prit dans sa poche le téléphone portable de l’Allemand. L’appareil sombra sans faire une éclaboussure, laissant à peine une brève cicatrice blanche sur la surface boueuse.

À l’autre bout de la passerelle, des enfants l’observaient à côté de leurs vélos. Il descendit de la rambarde, franchit le reste de la passerelle et passa devant eux, l’ordinateur portable à la main. Il s’attendait qu’ils lui crient quelque chose, mais ils restèrent figés, silencieux, et il comprit que, pour une raison ou pour une autre, il devait leur paraître effrayant.

*

Gabrielle n’avait jamais mis les pieds au CERN, et l’endroit lui rappela immédiatement sa vieille université du nord de l’Angleterre — de vilains immeubles de bureaux fonctionnels datant des années soixante et soixante-dix répartis sur un campus immense, des couloirs miteux peuplés de gens, jeunes pour la plupart, à l’air sérieux, qui discutaient devant des affiches annonçant des conférences ou des concerts. Il y régnait la même odeur de nettoyant de sol, de chaleur corporelle et de cantine mêlés. Elle se représenta bien plus facilement Alex ici que dans les bureaux luxueux des Eaux-Vives.

L’assistante du professeur Walton l’avait laissée dans le hall du centre de calcul pour aller le chercher. Maintenant qu’elle était seule, elle était très tentée de fuir. Ce qui avait semblé une bonne idée dans la salle de bains de Cologny lorsqu’elle avait trouvé sa carte — l’appeler, ne pas prêter attention à son étonnement, lui demander si elle pouvait venir tout de suite : elle lui dirait de quoi il s’agissait quand elle le verrait — lui apparaissait à présent comme une réaction névrotique très embarrassante. Alors qu’elle se retournait pour chercher la sortie, elle remarqua un vieil ordinateur dans une vitrine. Elle s’en approcha et lut qu’il s’agissait du NeXT, le premier processeur sur lequel avait été testé le World Wide Web, la Toile mondiale, au CERN, en 1991. La note d’origine laissée à l’intention de l’équipe de nettoyage était encore collée sur le boîtier de métal : « Cet appareil est un serveur — NE L’ÉTEIGNEZ PAS ! » C’est extraordinaire, pensa-t-elle, que tout ait commencé avec quelque chose d’aussi banal.

— La boîte de Pandore, fit une voix derrière elle.

Elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec Walton. Elle se demanda depuis combien de temps il l’observait.

— Ou la loi des conséquences imprévues. On commence par chercher à recréer les origines de l’univers et, au bout du compte, on a créé eBay. Venez dans mon bureau. Je n’ai pas beaucoup de temps, malheureusement.

— Oh, je ne veux pas vous déranger. Je peux revenir une autre fois si vous préférez.

— Ça ira, répliqua-t-il en la scrutant du regard. Est-ce qu’il s’agit de faire de l’art avec de la physique des particules, ou serait-il par hasard question d’Alex ?

— En fait, il s’agit d’Alex.

— C’est bien ce que je pensais.

Il la guida dans un couloir orné de photos de vieux ordinateurs, qui menait à des bureaux. C’était assez minable, mais fonctionnel — portes en verre opaque, lumière trop crue des néons, lino de l’Administration, peinture grise, pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver pour abriter le grand accélérateur de particules. Mais, une fois de plus, elle imaginait sans peine Alex ici : c’était certainement un décor qui convenait mieux à l’homme qu’elle avait épousé que son bureau de Cologny, avec ses luxueux sièges en cuir et son mobilier design.

— Et voilà, c’est ici que dormait le grand homme, indiqua Walton en ouvrant à la volée la porte d’une cellule spartiate comprenant deux bureaux, deux terminaux et une vue sur le parking.

— Dormait ?

— Où il travaillait aussi, pour être juste. Vingt heures de travail par jour, quatre heures de sommeil. Il avait l’habitude de rouler son matelas dans ce coin, là. (Il sourit vaguement à ce souvenir et posa sur elle ses graves yeux gris.) Je crois qu’Alex était déjà parti d’ici quand il vous a rencontrée à notre petit réveillon du jour de l’an, ou qu’il allait le faire, en tout cas. J’imagine qu’il y a un problème.

— Oui, effectivement.

Il hocha la tête, comme s’il s’y attendait.

— Venez vous asseoir.

Il remonta le couloir jusqu’à son propre bureau. Celui-ci était identique au précédent, à part le fait qu’il n’y avait qu’un seul bureau et que Walton avait, d’une certaine façon, humanisé la pièce — il avait recouvert le lino d’un vieux tapis persan et mis des plantes devant les bords de fenêtre en métal rouillé. Posée sur un classeur à tiroir, une radio déversait doucement de la musique classique, un quatuor à cordes. Il l’éteignit.

— Comment puis-je vous aider ?

— Dites-moi ce qu’il faisait ici, ce qui s’est mal passé. Je crois qu’il a fait une dépression, et j’ai comme l’impression que ça revient. Pardonnez-moi, ajouta-t-elle en regardant ses genoux. Je ne savais pas à qui m’adresser.

Walton avait pris place derrière son bureau. Il avait joint l’extrémité de ses longs doigts et les pressait contre ses lèvres. Il l’examina un moment. Puis il finit par demander :

— Avez-vous déjà entendu parler du Desertron ?

*

Le Desertron, dit Walton, était censé être le super collisionneur supraconducteur américain — quatre-vingt-sept kilomètres de tunnel creusés dans la roche à Waxahachie, au Texas. Mais, en 1993, le Congrès américain a décidé, dans son infinie sagesse, de voter l’abandon du projet. Cela a fait économiser environ dix milliards de dollars aux contribuables américains (« Ils ont dû danser dans la rue »). Quoi qu’il en soit, cela a aussi anéanti les projets de toute une génération de physiciens universitaires américains, dont le jeune et brillant Alex Hoffmann, qui terminait alors son doctorat à Princeton.

Au bout du compte, Alex a fait partie des heureux élus — il n’avait guère plus de vingt-cinq ans mais avait déjà une réputation suffisante pour se voir attribuer l’une des très rares bourses non européennes pour travailler au CERN sur le grand collisionneur électron-positron, précurseur du Grand Collisionneur de hadrons. La plupart de ses condisciples ont malheureusement dû devenir analystes quantitatifs à Wall Street, où ils ont aidé à créer des produits dérivés au lieu de construire des accélérateurs de particules. Et quand ça aussi s’est mis à aller de travers et que le système bancaire a implosé, le Congrès a dû lui porter secours, ce qui a coûté aux mêmes contribuables américains la coquette somme de 3,7 billions de dollars.

— Ce qui est un autre exemple de la loi des conséquences imprévues, fit remarquer Walton. Vous savez qu’Alex m’a proposé une place, il y a cinq ans environ ?

— Non.

— C’était avant la crise bancaire. Je lui ai répondu que, à mon avis, la science de haut niveau et l’argent ne faisaient pas bon ménage. C’est un composé instable. J’ai peut-être employé l’expression de « forces du mal ». Et je crois bien que nous nous sommes de nouveau disputés.

— Je vois ce que vous voulez dire, assura Gabrielle en hochant la tête avec empressement. C’est une sorte de tension. J’ai toujours eu conscience qu’il avait ça en lui, mais ça s’est accentué depuis quelque temps.

— C’est exactement ça. Avec les années, j’en ai connu pas mal qui ont quitté la science pure pour faire de l’argent — aucun n’ayant réussi aussi bien qu’Alex, je dois le reconnaître —, et on sait toujours, à la véhémence avec laquelle ils prétendent le contraire, qu’au fond d’eux-mêmes ils se méprisent.

Il semblait peiné par ce qui était arrivé à sa profession, comme si ces scientifiques avaient perdu l’état de grâce et, cette fois encore, Gabrielle pensa à un religieux. Il y avait en lui, comme chez Alex, un côté détaché du reste du monde. Elle dut le ramener à la réalité.

— Mais, dans les années quatre-vingt-dix…

— Ah, oui, bref, retour aux années quatre-vingt-dix…

Alex était arrivé à Genève deux ans seulement après que les scientifiques du CERN avaient inventé la Toile mondiale. Curieusement, c’était cela qui avait enflammé son imagination : ni chercher à recréer le Big Bang, ni trouver la particule de Dieu, ni fabriquer de l’antimatière, mais les possibilités offertes par la puissance du traitement en série, l’émergence d’un raisonnement par la machine, d’un cerveau global.

— Il avait une approche romantique du sujet, et c’est toujours dangereux. J’étais son chef de service au centre de calcul. Maggie et moi, on l’a aidé à se remettre un peu d’aplomb. Il gardait nos garçons quand ils étaient petits. Il n’était vraiment pas doué pour ça.

— Ça ne m’étonne pas.

Gabrielle se mordit la lèvre en pensant à Alex avec des enfants.

— Complètement nul. Quand on rentrait, on le retrouvait endormi dans leur lit au premier, et les enfants en bas, en train de regarder la télé. Il exigeait toujours beaucoup trop de lui-même, et il s’épuisait. Il était obsédé par l’intelligence artificielle, même s’il n’aimait pas beaucoup les connotations hautaines du terme IA et préférait l’appeler RAM — Raisonnement Autonome de la Machine. Vous vous y connaissez en sciences ?

— Non, pas du tout.

— Ce n’est pas trop problématique, quand on est mariée avec Alex ?

— Pour être franche, je crois que c’est plutôt l’inverse. C’est pour ça que ça marche.

Ou que ça marchait, faillit-elle ajouter. C’était du mathématicien distrait — de son ingénuité sociale, de sa curieuse innocence — qu’elle était tombée amoureuse ; elle avait beaucoup plus de mal à se faire au nouvel Alex, le patron milliardaire d’un fonds d’investissement.

— Eh bien, sans trop entrer dans les détails, l’un des gros défis auxquels nous devons faire face ici est tout simplement d’analyser les quantités faramineuses de données que nous produisons. Nous arrivons actuellement en gros à vingt-sept billions d’octets traités par jour. La solution proposée par Alex était d’inventer un algorithme capable, d’une certaine façon, d’apprendre quoi chercher, puis de savoir quoi chercher ensuite. Cela l’aurait rendu capable de travailler infiniment plus vite qu’un être humain. En théorie, c’était brillant, mais, dans la pratique, ça s’est révélé désastreux.

— Ça n’a donc pas fonctionné ?

— Oh, si, ça a fonctionné. C’est justement ça qui a été désastreux. Ça a commencé à se répandre dans tout le système comme du chiendent. Nous avons fini par devoir le mettre en quarantaine, ce qui impliquait de pratiquement tout fermer. J’ai malheureusement été contraint de dire à Alex que ses recherches étaient trop instables pour être poursuivies. Il faudrait confiner l’algorithme comme une technologie nucléaire, faute de quoi cela équivaudrait à lâcher un virus. Il n’a pas voulu en entendre parler. Les choses ont dégénéré. Il a fallu à un moment l’expulser de force.

— Et c’est à ce moment-là qu’il a fait sa dépression ?

Walton hocha tristement la tête.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi désespéré. On aurait dit que j’avais assassiné son enfant.

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