Le 44 de la rue Saint-Martin ressemble au 45, sauf qu’il se trouve de l’autre côté de la rue. C’est une maison tout en murs avec un toit et des fenêtres. Il y a une porte pour y entrer ; des escaliers pour monter dans les étages et une concierge pour recommander aux visiteurs de s’essuyer les pieds avant de les emprunter. Je demande à la dame en question où crèche Mlle Yapaksa Danlhavvi. Elle me dit qu’elle habite le rez-de-chaussée, ce dont je lui sais gré, l’immeuble ne comportant pas plus d’ascenseur qu’un bungalow de plain-pied.
Une petite porte malade sur laquelle une carte de visite met une tache claire : c’est là ! Pas de sonnette. Je replie mon index et je me sers de ma seconde phalange comme d’un heurtoir. Miracle du progrès : on m’ouvre. Miss Tresses est là, avec ses tresses justement. Je vous prie de considérer que je suis le modeste interprète de la vérité la plus authentique lorsque je vous affirmai que cette gosse est une beauté, en plus joli !
Ses cheveux de jais mettent en valeur son teint mat et, une politesse en valant une autre, son teint mat exalte le brillant de ses cheveux de jais. Elle possède des yeux extraordinaires : mauves avec des bulles d’or dedans. Ses pommes légèrement saillantes, sa bouche charnue, ses narines palpitantes, sa taille être anglais (pardon : étranglée), ses jambes terminées par des pieds constituent à eux tous une sorte d’espèce d’œuvre d’art qui ridiculise la Vénus de mon camarade Milo. Mais ce que cette magnifique créature a de plus beau, outre son calendrier des P. et T. dont la gravure représente un coucher de soleil pendant une éclipse de lune, c’est sa poitrine. Comme on connaît les seins on les adore, prétend un proverbe. Ceux de Yapaksa ont ce qu’il faut pour déclencher la ferveur publique. D’abord ils sont volumineux. C’est pas que je sois particulièrement porté sur la quantité, mais quand la qualité fait également partie du voyage il faut bien s’incliner, non ? Ceux de la demoiselle m’ont l’air drôlement costauds, les gars ! À côté d’eux, le marbre le plus dur ressemble à du caoutchouc mousse. On doit se faire bobo quand on se cogne sur ce carénage. Ils m’hypnotisent.
— Mademoiselle Danlhavvi ? croassé-je en la fixant dans le bleu des seins (elle porte un corsage pervenche).
Elle me refile un sourire que je voudrais pouvoir vous offrir à tous pour vos étrennes.
— Oh ! oh ! le commissaire San-Antonio, gazouille cette fleur d’Alabanie. Qu’est-ce qui me vaut le grand honneur de votre visite ?
J’en reste comme le radeau de la Méduse, les gars.
— Vous me connaissez ? détecté-je adroitement.
Elle s’efface pour me laisser pénétrer dans un logement d’une pièce, modeste mais propret.
— Qui ne vous connaît pas ! Et comment vous ignorerait-on après avoir travaillé pour M. Pinaud ! Son bureau était tapissé de votre image, monsieur le commissaire. Vous étiez le Dieu de son officine !
Pas besoin de la passer à la radio pour se rendre compte qu’elle est intelligente et pleine d’esprit. Ne vous faites pas de berlue ; moi, un petit lot commak c’est ma pointure. Je l’emporte sans l’essayer.
J’aperçois sur une minuscule table une assiette contenant une tranche de jambon. Devant l’assiette un verre de lait (en anglais : a glass of milk) et près du verre une banane qu’elle destine peut-être à son dessert bien qu’elle m’ait l’air de vivre seule.
— Vous étiez en train de déjeuner, re-marqué-je, je m’excuse de vous déranger.
— Je suis trop contente de vous connaître, riposte la belle enfant, voulez-vous que nous partagions ? J’ai une autre tranche de jambon dans mon petit frigo, vous savez !
— J’accepte à une condition, fais-je, c’est que je vous invite à dîner ce soir.
Ses paupières battent doucement, juste ce qu’il faut pour avoir l’air pudique sans avoir l’air pimbêche.
— Pourquoi pas ?
Aussi simple que ça, mes poulettes. Vous ne direz pas que le charme de San-Antonio c’est de la légende pour journal de mode ? À peine le temps de se dire bonjour et nous voilà comme deux amoureux. Elle ouvre une boîte de petits pois et met du beurre dans une casserole pour faire chauffer ces végétaux. Les merveilleuses nattes de la gosse sont des guides que j’aimerais saisir à pleine main. Je lui en fouetterais doucement les épaules et je crierais hue ! Mais tel que je me connais, c’est moi qui avancerais. Si vous me trouvez trop osé dans mes propos, dites-le moi : j’oserai moins.
On grignote en se regardant l’iris.
— Vous devez me trouver bien liante, n’est-ce pas ? murmure-t-elle soudain, mais M. Pinaud m’a tellement parlé de vous que j’ai l’impression de vous connaître.
Je me gaffe de ce que la Pinoche a pu baver sur mon compte. S’agit d’être à la hauteur de ses radotages car il en a sûrement remis, Pinuchet. Il m’a décrit comme étant l’épée number one du siècle ! L’homme à la matraque d’airain ! Le Casanova grand sport à triple carburateur !
— Au fait, pourquoi cette visite, monsieur le commissaire ?
— Parce que vous êtes Alabanaise, dis-je.
Elle se rembrunit, ce qui, vu la couleur de sa chevelure, est un tour de force.
— Je ne comprends pas.
— Il y a quelque temps, vous avez fait une demande de visa pour retourner dans votre pays ?
— Non pour y retourner, mais pour y aller, rectifie-t-elle, car je n’y ai jamais mis les pieds. Je suis née en France, mais j’ai de la famille là-bas que j’aimerais connaître, aussi, avant les dernières vacances, avais-je eu l’intention de…
— Et le visa vous a été refusé ?
— Oui.
— On ne vous a pas convoquée au consulat depuis ce refus ?
— Non. Pourquoi ?
J’hésite à lui bonnir le pourquoi du comment du chose.
— Avez-vous lu les journaux ? biaisé-je.
— Bien sûr.
— Vous avez lu les petits incidents qui se sont produits rue de la Pompe ?
Elle opine.
— En effet. Ce vitrier tombé de la fenêtre hier, et ces deux meurtres des gardiens, la nuit. Vous enquêtez à ce propos, commissaire ?
— Sur la pointe des pieds, souris-je.
— Je comprends, M. Pinaud vous a parlé de moi et vous avez cru que je vous aiderais à comprendre la mentalité alabanienne ?
— Y a de ça en effet.
— Hélas, je ne vous serai pas d’un grand secours, avoue Yapaksa en souriant modestement. J’ai été élevée à la française, par une mère française. Papa ne m’a guère donné que son nom. Je suis allée deux fois au consulat : une première fois pour déposer ma demande, une deuxième fois pour aller chercher le refus. Je ne connais aucun Alabanien.
— Vous parlez la langue ?
— Ce que j’en connais me servirait tout juste à commander un steak pommes frites dans un restaurant de Strukla, la capitale…
Elle me sert ses petits pois. Je suis chaviré par sa présence, par son parfum.
— Où travaillez-vous en ce moment ?
— J’ai un emploi dans une manufacture de trous farcis ; mais je suis en vacances pour six jours. La maison est allée se réapprovisionner en trous.
J’aimerais essayer de pousser mon avantage en bousculant les siens tout de suite après les petits pois ; seulement je suis préoccupé par mon brave père Morpion. Qu’avait-il donc de si urgent à me dire ? Pourquoi a-t-il prétendu que c’était une question de vie ou de mort ? Où est-il allé ? Pour quelle raison a-t-il décroché le balancier de sa sacrée pendulette ? Autant de questions captivantes auxquelles je ne puis répondre !
— Vous semblez songeur, commissaire ?
— Je le suis.
Et comment qu’il est, votre beau San-Antonio, mes naïades ! Ce qui me trouble le plus dans tout ce bouzin, c’est peut-être mon propre comportement ! Tenez, ce matin, je me réveille après une nuit Ô combien agitée et au lieu de me ruer au turbin, je décide de flemmarder dans les jupes de Félicie ; curieux, hein ? Je finis par me coller tout de même entre les brancards mais je ne vais pas très loin et me voici en train de faire la dînette en compagnie d’une jolie petite péteuse que je ne connais (encore) ni des lèvres ni des dents. Mais qu’est-ce qui t’arrive, mon San-A ? Tu couves les oreillons ou quoi ? C’est pas normal, ça ! T’aurais pas par hasard le bulbe qui bourgeonnerait ou les hormones qui perdraient de la valve ? Ça se soigne, ce que tu as, fils ! Faut consulter, et pas lésiner sur la plaque du toubib. Le chef de clinique à vingt raides le palpage, tout de suite !
Je gamberge un moment, les yeux perdus dans le décolleté — trop timide à mon gré — de Yapaksa. J’ai l’impression d’être sur les pentes immaculées de Courchevel, les gars.
— Dites, mon petit cœur, murmuré-je après avoir refait surface, vous savez que j’aimerais bien avoir des tuyaux sur l’Alabanie nouvelle et les Alabaniens. Il doit bien y avoir une colonie à Paname ?
— Je connais un restaurant alabanien près de la place Péreire. On y mange du Krassouillard-Panné et de la Khoulianbâton aussi bons, parait-il, qu’à Strukla.
— Et à part ce haut lieu gastronomique ?
— Je ne connais rien d’autre.
— On pourrait aller y dîner ce soir ?
— Si vous y tenez, avec plaisir ; je suis en vacances, vous dis-je.
Nous partageons la banane et ma ravissante hôtesse me propose du café. Riche idée, peut-être que ça me remettra en selle ? Je m’assieds sur son divan tandis qu’elle prépare son caoua.
— Vous vivez tout à fait seule ? lui dis-je.
Question épineuse. Elle hoche la tête.
— J’avais un ami, mais nous avons rompu.
— Si bien que vous êtes tout à fait en vacances ?
Elle vient s’asseoir auprès de moi tandis que le caoua est en train de passer. J’ai idée que mon physique avantageux (les deux pour le prix d’une !) lui porte à la peau. Je vérifie : c’est oui. Mon bras en lasso (comme dirait Gloria) l’enlace. Elle se laisse harponner, gentille. Elle est pour le baiser ardent, Yapaksa. Les mimis dégustés avec une paille, elle n’aime pas. Ce qui lui faut c’est la grosse livraison en vrac. Après on fera le tri.
À sa frénésie je pige combien la solitude lui pesait. Les solos de mandoline ça finissait par la fatiguer, la pauvrette. Elle avait besoin qu’on lui entonne l’air de la Légion, version belge : « Tiens, voilà du Baudouin, voilà du Baudouin ! »
Je lui refile les cours de la Bourse en morse. Elle grimpe, grimpe ! La voilà posée sur son orbite. Elle geint, elle crie, elle cause. Elle m’appelle Fernand, mais je m’en fous, je ne suis pas sectaire. Il y a tellement de nanas à travers le vaste monde qui appellent leur mari San-Antonio lorsqu’ils jouent les supermen ! D’ailleurs, malgré sa pâmoison elle se rend compte de son lapsus et s’en excuse, je lui accorde son pardon bien volontiers. Les ébats se poursuivent avec une grande courtoisie. Les pourparlers semblent rester un moment dans l’impasse, mais une reprise du dialogue s’engage de nouveau et nous parvenons à un aboutissement heureux qui donne pleine et entière satisfaction aux deux parties. Comme je m’apprête à lui dire merci et elle à me dire encore, voilà qu’on frappe à sa porte. Nous avons une même grimace. Yapaksa me considère d’un œil morose, maudissant le fâcheux qui se permet de perturber une aussi noble partie de plaisir. On re-toque.
— Ouvrez ! lance une voix forte. Police !
J’en ai la glotte qui trépide comme une jeep dans une terre labourée. Si les poulets font une descente chez Miss Tresses, je vais avoir bonne bouille, mes frères, dans la tenue où je suis !
— Un instant ! répond la gosse.
Elle se lève tandis que je me blottis sous les draps. En tenue d’Ève, elle va jusqu’à la porte, et actionne le verrou en s’effaçant le plus possible de côté pour masquer sa nudité. Elle entrouvre imperceptiblement la lourde et coule un œil dans le couloir.
— Que me voulez-vous ? demande-t-elle.
— Vous êtes mademoiselle Danlhavvi ?
— Oui, mais pourquoi…
Un étrange bruit se fait entendre. Ça ressemble à un petit marteau piqueur. La porte vibre et des trous s’y découpent d’une façon hallucinante. Dans un éclair je pige tout : on assaisonne Yapaksa avec un gros calibre muni d’un silencieux. Par miracle elle échappe à la terrible rafale. Et vous savez grâce à qui elle s’en sort, ma jolie Alabanienne ? Grâce à ce bon commissaire San-Antonio. Merci, monsieur le commissaire : ça c’est du bol ! Vous avez été bien inspiré en convoitant cette douce enfant, en l’ensorcelant, en l’accaparant, en l’annexant, on l’indexant, en la faisant mettre à loilpé. Comme elle est nue, sa pudeur l’a obligée à se tenir tout à fait en biais afin de dérober son corps d’albâtre aux regards salaces des visiteurs. Vous pigez ? Si bien que le tireur qui la mitraille au jugé ne se rend pas compte que ses valdas se perdent dans le mur d’en face. La seringuée s’achève. Je cramponne à la volée deux objets de première nécessité, à savoir : mon slip et mon revolver. D’une poussée j’écarte la gosse plus morte que vive et je fonce dans le couloir. À la porte d’entrée, il y a un type assez menu, sanglé dans un imperméable verdâtre et coiffé d’un chapeau imperméable. Il bombe comme un perdu. La concierge crie en m’apercevant dans l’appareil où je suis. Pour calmer ses angoisses j’enfile mon slip et je sors dans la rue Saint-Martin, le pétard à la main. Vous verriez les badauds, les frimes qu’ils exposent en vitrine, mes lapins ! C’est pas racontable ! Un homme presque nu qui fonce en brandissant un revolver, ils ont jamais vu ça, jamais ! L’homme à l’imperméable vert s’est aperçu que je le coursais et il les met en passant le grand développement. Si la rue Saint-Martin était dégagée je me paierais un carton, mais j’ai trop peur d’assaisonner des innocents. D’ici pas longtemps, c’est moi qu’on va choisir comme cible. Les bourdilles vont me prendre pour un dingue en crise et faire le nécessaire…
J’ai un gros avantage sur le poursuivi : je suis nu-pieds et ce ne sont pas les fringues qui me gênent pour courir.
Je gagne du terrain nettement. Dix mètres encore et il est à moi. Il le comprend et tire par-dessus son épaule gauche. La balle me siffle à l’oreille et va se perdre dans le radiateur d’un camion. Plus que six mètres.
— Arrête où tu es mort ! lancé-je.
Au lieu de répondre, il défouraille encore, mais il ne lui reste plus de pralines dans son bocal. Alors il s’engouffre sous un porche. J’y pénètre à sa suite. Il s’élance dans un escalier de bois ; moi itou (comme dirait Troulala).
Je plonge et je saisis un pan de son imper. Je tire. Cette carne défait son vêtement qui me reste dans les pognes. Il poursuit son ascension. Je continue la mienne. Il m’a repris un peu d’avance. Je l’entends qui réarme son arquebuse tout en escaladant les marches. On franchit le premier étage, le second, puis le troisième. Au quatrième c’est le terminus : tout le monde descend. Je pige sa tactique. Il se couche sur le palier, au ras de l’escalier. Il occupe une position stratégique de première classe. Le gars Bibi ne commet pas l’imprudence de poursuivre la grimpée. Au contraire, je me hâte de redévaler quelques marches de manière à me trouver sur le palier du troisième. Nous voici quittes, en somme. Je ne peux plus monter, mais lui ne peut plus descendre. Je préfère ma position à la sienne. D’en bas me parvient une rumeur de foule. Puis de grosses godasses signées Poulmane’s house font chanter les vieilles marches de bois. Des pèlerins en pèlerines montrent le bout de leurs képis à l’étage au-dessous. Vu en coupe, il serait bidonnant, cet immeuble !
— Jetez votre revolver et levez les bras ! m’ordonne un agent.
On a raison de dire que l’agent ne fait pas le bonheur.
— Ne vous tracassez pas pour moi, les gars, leur dis-je, je fais partie de la police. Appelez plutôt des renforts car il y a un type dangereux à alpaguer à l’étage au-dessus.
— Si vous ne jetez pas tout de suite votre arme, nous tirons ! répond le poulet.
Vous parlez d’un petit incrédule !
— Je suis le commissaire San-Antonio, lui révélé-je, certain de l’épater.
— Et moi le duc de Guise, rétorque ce fin lettré qui ne doit pas rater les émissions de M. Castelot.
Pour lui un flic ne saurait se balader en slip dans les rues de Pantruche, comprenez-vous ? On est conformiste dans la Rousse.
Si mon ange gardien ne me débloque pas dare-dare (comme dirait mon ami Frédéric) un crédit d’imagination, je vais me faire repasser par les archers de ma compagnie, ce qui serait un comble.
— Ne tirez pas, bon Dieu, puisque je vous répète que je suis San-Antonio. Allez au 44 de la rue, chez Mlle Danlhavvi, vous y trouverez mes fringues et mes papiers.
— Et pendant ce temps, vous…
J’ai une idée de génie.
— Le commissaire de votre quartier s’appelle Nézel. Gaston Nézel, dit Tonton ; vrai ou faux ?
Les poulardins sont troublés.
— Et avant lui c’était le commissaire Plucheux, Édouard Plucheux. Il avait une tache de vin sur la joue droite.
J’ai gagné, les gars.
— Peut-être qu’il dit vrai ? suggère le deuxième poultock.
— Je vous demande d’aller chercher des renforts. Il y a à l’étage supérieur un tueur que je veux attraper vivant…
— Pas besoin de renfort ! fanfaronne le poulet incrédule.
Il me rejoint, son pétard à la main. Au passage il me dévisage.
— En effet, soupire-t-il, je crois bien que vous êtes le commissaire San-Antonio.
— Et moi j’en suis persuadé, réponds-je.
Il manque de déférence. Le tordu qui a prétendu un jour que l’habit ne faisait pas le moine devait avoir une chenille velue à la place de la cervelle. Je vous garantis qu’un superman déloqué n’impressionne plus ses subordonnés. Pour bien me prouver sa suffisance, le gardien of the peace continue de gravir les marches. Et, naturellement, ce qui devait se produire, se produit : il écope d’une prune en plein cigare. Il reste un instant immobile, sidéré, puis il bascule en arrière et reste étendu sur les marches, la tête en bas. Un gros filet de sang ruisselle sur l’escalier avec un petit bruit immonde.
— Vous avez pigé, maintenant ? fais-je au second poulet. Alertez la brigade des gaz et en vitesse.
Il ne demande pas mieux que de se rabattre à l’air libre.
La détonation n’a pas fait beaucoup de bruit grâce au silencieux (c’est une marotte chez ces Alabaniens). Pourtant, les gens de l’immeuble commencent à débouler de leurs logements, alertés par le brouhaha. J’entends une porte s’ouvrir, au-dessus de moi. Un nouveau coup de feu claque. Un cri lui répond, suivi de la chute d’un corps. Je perçois un piétinement. Le tueur vient de quitter son poste de guet pour se terrer chez un locataire qu’il vient d’effacer. Je me hasarde. En effet, le palier n’est plus occupé que par un cadavre de vieux monsieur.
Le malheureux agonise avec des petites ruades tragi-comiques. La vie est un mal dont on a parfois de la peine à guérir.
Au quatrième, il n’y a qu’une porte, je n’ai donc pas le choix. Je me claque au mur, et j’appuie le canon de mon camarade Tu-Tues contre le trou de la serrure. Je tire. La détonation fait un bruit d’enfer et la porte s’ouvre. Je risque un œil. L’appartement est minable : deux petites pièces sales, noires, chichement meublées. Une fenêtre ouverte, j’y cours… Mon tueur fuit par les toits. Il a sauté sur la couverture de zinc d’un hangar situé cinq mètres plus bas, et il court en direction d’une cheminée. Je sauterais bien, mais sans souliers je risque de me claquer la cheville. Alors j’avance le bras, je ferme un œil. C’est toujours un instant terrible que de tirer sur un fuyard. Répondre à une attaque c’est spontané, ça ne demande que des réflexes. Mais viser un type qui se débine nécessite une force de caractère peu commune. Je vise ses jambes et je lâche mes bastos. Une, deux, trois, quatre. Posément. Le gars fait une pirouette, ses flûtes lui disent bonsoir et il s’abat sur le toit. Il cherche à se cramponner, mais la pente le happe, l’entraîne, l’absorbe. Il roule de plus en plus vite. Il perd son chapeau de toile qui reste à plat, bête et anachronique sur cette immensité de métal gris. Il roule vers le gouffre de la rue. Un instant il parvient à agripper le chéneau, d’une main. De celle, hélas, qui tient le revolver. Il n’a pas lâché son arme. Cette gouttière qui pourrait le sauver, il ne la tient qu’avec deux doigts, c’est trop peu pour son poids et il disparaît. Je demeure immobile, crispé, fou d’appréhension. Ça a beau n’être qu’un tueur sans scrupule…
Des cris lointains, un choc plus lointain encore.
Je regarde le chapeau sur le toit. Pendant un instant, l’univers me paraît aussi triste et vide que ce chapeau.