CHAPITRE II

Ma Jag sport type E est stationnée à quelques mètres de l’immeuble. En m’installant au volant, je lève mon regard étincelant d’intelligence vers les fenêtres de Morpion. Ce petit bonhomme surgi du passé a remué en moi je ne sais quelle fibre délicate et — vous l’avouerais-je ? — j’ai les larmes z’aux z’yeux. Sa pauvre figure blême fait une tache derrière les vitres sales de sa croisée. Je lui adresse un geste affectueux qu’il ne voit pas, because ses lotos façon taupe. Je presse le démarreur et les 22 bourrins se mettent à piaffer sous le capot de ma brouette. Juste au moment de démarrer j’ai un petit sursaut, mes frères. Tandis que j’adressais à Morpion le signe dont auquel j’ai fait allusion plus haut, mon subconscient, toujours à la pointe de l’actualité, a enregistré un petit détail bizarroïde. Il lui a fallu un dixième de seconde pour le transmettre à ma turbine. Je coupe le contact et je file un coup de périscope en direction du sixième. J’aperçois, noué à l’appui de la fenêtre, un petit ruban blanc. Il flotte doucement dans la brise printanière. Je le considère un moment, puis mon regard va, au-delà des toits, jusqu’aux nuages bossués qui rendent l’horizon funèbre.

J’y lis la vérité. Morpion n’a pas eu la berlue. Pourquoi, soudain, suis-je convaincu, alors que jusqu’à cet instant je tenais les dires du vieux prof pour du radotage d’amoindri ?

Un bout de ruban attaché à une fenêtre et voilà que ma gamberge modifie son itinéraire.

Je ressors de ma chignole comme un dingue et je remonte chez Morpionibus. Il n’est pas autrement surpris de me découvrir sur son paillasson.

— Je savais que vous reviendriez, me dit-il.

— Vraiment, Prof ?

— Vous avez toujours été ainsi, Antoine. Chez vous, le premier mouvement n’est jamais le bon. Vous agissez et vous pensez ensuite. Le temps de descendre mes six étages et vous avez réalisé que le père Maupuy est distrait mais pas gâteux !

Au lieu de lui répondre, je vais jusqu’à sa fenêtre. Je l’ouvre et je détache le ruban. C’est un ruban très simple, comme ceux qui servent aux confiseurs pour décorer leurs boîtes de friandises.

— C’est vous qui avez lié ce ruban à la barre d’appui, monsieur le professeur ?

Il hausse les épaules.

— Vous plaisantez !

J’entortille le morceau de soie autour de mon doigt. Il n’est pas très sale, ce qui prouve qu’on l’a placé depuis peu à cette barre d’appui.

Morpion a saisi un gros chat gris et le caresse affectueusement sans cesser de me regarder.

— Vous avez aperçu ce ruban d’en bas ?

— Oui.

— Voyez-vous, mon jeune ami, je sais que quelqu’un a séjourné chez moi. Ça n’est pas seulement à cause de la pendule. Lorsque je suis entré, j’ai été frappé aussi par l’odeur… Je ne l’ai pas reconnue.

— Parce que pendant deux mois vos chats n’ont pas souillé l’appartement ! bougonné-je.

— Je l’ai cru, admet Morpion, mais il y avait autre chose. Ce n’était pas une absence d’odeur familière qui choquait mon sens olfactif, mais au contraire la présence d’une odeur absolument inhabituelle. Inhabituelle et… désagréable. Une odeur plutôt âcre…

Je me mets à renifler. Ces saloperies de matous ont perverti l’atmosphère. Et pourtant je crois déceler des relents d’autre chose… Des relents de…

— Prof, je balbutie. Je crois que vous avez raison… Ça sent la poudre.

Il relève ses lunettes. Ses yeux deviennent instantanément deux gros poissons exotiques.

— La poudre ? fait-il, abasourdi.

— Il me semble… C’est une odeur que je connais bien.

Je renifle encore. Est-ce un effet de mon imagination ? Je ne le crois pas.

Morpion remet ses bésicles en place.

— Saperlipopette, dit-il, si l’on avait tiré des coups de feu dans mon appartement, ça se verrait, non ?

— Pas si l’on a récupéré les douilles, Prof.

— Mais…, les balles ?

— Elles ont peut-être été tirées, DE votre appartement sur quelqu’un se trouvant à l’extérieur.

Je m’accoude à la barre d’appui et je regarde la rue paisible. Tout est infiniment tranquille et quotidien.

— Des coups de feu, cela s’entend ! jette Morpion, dans mon dos.

— Lorsque l’arme qui les tire est munie d’un silencieux, ça ne s’entend pas beaucoup !

Mon œil sagace explore le trottoir d’en face. J’avise un porche imposant sommé d’une hampe sans drapeau. Un macaron de fer est fixé à la hampe. D’où je suis, il m’est impossible de distinguer les lettres peintes sur le macaron.

— C’est une ambassade qui se trouve en face de chez vous, m’sieur Maupuy ?

— Non, c’est le Consulat Général d’Alabanie.

— Voyez-vous…

Mon regard étudie toujours aussi intensément la façade. Elle paraît très innocente, je dois en convenir.

C’est de la bonne façade parisienne, en pierre de taille, avec de larges fenêtres pourvues de persiennes. Les volets de l’une d’elles sont fermés.

— À quel étage se trouve le consulat ?

— Au troisième, répond Morpion.

Justement à l’étage de la fenêtre aux volets clos.

Je m’apprête à quitter mon poste d’observation lorsque quelque chose me fait tiquer. Je m’abstiens de vous dire ce dont il s’agit, toujours soucieux de ménager mes effets.

— Vous n’auriez pas des lunettes d’approche, par hasard, m’sieur Maupuy ?

— J’ai des jumelles de théâtre.

— Vous voulez bien me les prêter ?

Il opine, se gratte le lobe, et part à la recherche de ce précieux instrument d’optique. Il le découvre dans sa cuisine, à l’intérieur d’un pot de faïence marqué « Farine ».

Ce sont de petites jumelles à carapace de nacre. Leur puissance est très modeste, néanmoins elles grossissent plusieurs fois. Je me consacre aux volets fermés. Par les fentes latérales de ceux-ci, j’aperçois une tache blanche à l’intérieur. Cette tache, je m’efforce de la délimiter et j’y parviens. Elle est carrée et occupe la partie centrale de l’encadrement. Pas d’erreur : il s’agit d’un morceau de carton dont on s’est servi pour remplacer une vitre brisée. Ladite vitre aurait été pulvérisée par une ou plusieurs balles que ça ne me surprendrait pas.

Je rends ses jumelles à Morpion.

— Vous avez découvert quelque chose, mon jeune ami ?

Son jeune ami le met au courant de sa découverte. Le prof hoche la tête à deux reprises, ce qui a toujours été chez lui le signe d’une profonde réflexion.

— Vous estimez donc qu’un individu s’est introduit chez moi afin de mitrailler le Consulat d’en face ?

— C’est cela même, Prof. Des gens ont su votre absence et ils sont venus s’embusquer dans votre appartement à cause de sa position stratégique.

— Vous pensez que ces gens ont tué quelqu’un ?

— Peut-être. Je pense que vous avez mis le doigt sur une curieuse affaire.

Morpion ne se rengorge pas. C’est un vieux philosophe pour qui l’existence est une vague récréation un jour de pluie. Les hommes, tels des élèves, sont entassés frileusement sous un préau et regardent tomber la flotte en attendant l’heure de rentrer sous terre.

— L’assassin aurait placé un ruban à la barre d’appui de ma fenêtre et remonté ma pendule ?

— Probablement.

— Vous avez une hypothèse concernant ces deux actions plutôt surprenantes ?

— Pas encore, Prof, mais ça peut venir.

Je lui retends la pogne.

— Cette fois je vous laisse. Ne parlez à personne de cette histoire, je vous prie.

— Qu’allez-vous faire ?

— Aviser.

Mon laconisme ne le choque pas. Il chope un de ses greffiers dans ses bras et m’escorte jusqu’à la lourde en caressant l’animal.

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