CHAPITRE XI

La pèlerine d’agent, c’est comme les couteaux suisses : ça possède des usages multiples. Celle de l’agent cané me sert à combattre ma presque nudité et celle de son collègue à masquer le corps disloqué du tueur.

Je ressemble à un roi mage, faut reconnaître. Enquêter en slip et en pèlerine noire dans une rue populeuse de Paris, c’est un exploit que je croyais vivre qu’en rêve, si je puis dire. Les badauds sont plutôt ahuris. Il y a un touriste amerlock qui me photographie sur toutes les coutures. J’explore les poches du buteur buté : elles sont vides. Pas un papier, pas la moindre carte de pêche, pas le plus petit ticket de métro : un peu de fric et c’est tout. Je contemple le visage du défunt — ce qu’il en reste — et je constate qu’il s’agit d’un ouistiti d’une trentaine d’années, grêlé comme un mois de mars. Inutile de perdre mon temps, l’identité s’occupera de sa pomme. Je regagne le gîte de Yapaksa. La pauvrette est morte de frousse. D’un doigt mélancolique elle caresse les trous de balle agrémentant le mur. L’un des projectiles a pulvérisé un petit Sèvres qu’elle avait acheté à Babylone et un autre a perforé son soutien-gorge posé sur le dossier d’une chaise.

— Dites, poulette, il y a de la distraction dans votre quartier, lancé-je en plaisantant.

Elle me demande la suite des événements et je la lui résume.

— Pourquoi m’a-t-on tiré dessus ? balbutie-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait ?

Elle emploie le même langage que le bon Pinaud, cette nuit. Tous les innocents ont de ces protestations lorsque le sort est trop injuste.

— Il faut voir, évasivé-je sans me mouiller.

Notez que j’ai ma petite idée là-dessus. Assez vague, j’en conviens, mais intéressante tout de même.

— C’est quelqu’un qui vous aura suivi, n’est-ce pas ? insiste-t-elle afin de se rassurer.

Je branle le chef.

— Non, mon cœur, pardonnez ma franchise, mais c’est bien vous qui êtes en question. Si on m’avait suivi, le tueur n’aurait pas eu le culot de se prétendre de la police, sachant qu’un authentique commissaire se trouvait chez vous.

Je lui vaseline mon regard irrésistible numéro 14 bis, celui qui a fait frissonner l’impératrice du Sénégal et donné des vapeurs à la Présidente de la République esquimaude.

— Et on peut dire que je m’y trouvais chez vous, pas vrai, ma toute belle ?

Ça lui redonne quelques couleurs.

Puisque je n’ai rien de caché pour vous, les gars (vous êtes truffes mais sympa) je vais vous révéler le pourquoi du comment de ma pensée. Lorsque Pinuche a fait au consulat d’Alabanie son numéro de vitrier, ces messieurs l’ont reconnu. Le vieux Chpountz figurait sur la photo de Yapaksa, souvenez-vous. Alors ils ont logiquement conclu que Miss Tresses avait aussi trempé dans cette histoire et une opération punitive a été décidée.

Je peux me gourer, mais ça m’étonnerait.

— J’ai peur, m’avoue Yapaksa en frissonnant.

Je la serre contre moi. Ses cheveux dénoués ruissellent autour d’elle et lui tombent jusqu’au pervertisseur à crinière.

— Je suis là ! fais-je observer.

Et pour le lui prouver, je fais tout pour être un peu là !


Huit plombes. Paris brille de tous ses néons.

Yapaksa et le gars moi-même débarquons au restaurant alabanien de la place Péreire. C’est une boîte typique. Les loufiats portent le costume national alabanien : boxer short en peau de zombie, bottes d’égoutiers à éperons d’argent, maillot rayé, collier de nougat et ils ont tous une plume de condor piquée dans les cheveux (sauf un qui est chauve et qui la fait tenir avec du sparadrap). Les murs sont peints à fresques. Celui du fond représente le mont Houlalha sous la neige (le point culminant de l’Alabanie 88 centimètres), celui de droite un troupeau de kornachaüssurhs, ces animaux ongulés qui ont assuré le renom de l’Alabanie ; celui de gauche montre la bataille de Chetouille au cours de laquelle les Alabaniens défirent les troupes de Clystère II dit le Grand Chiatique ; le mur du milieu, lui, est entièrement consacré au sacre de Bougnazal-l’Unique, l’ancien roi (et le seul) d’Alabanie. On sait que son règne qui commença le 31 janvier 1904 s’acheva le 1er février de la même année après que le Monarque eut promulgué un train de décrets rendant le papier hygiénique obligatoire dans les ouatères publics, rétablissant l’usage du coupe-cigare, interdisant la vente au détail du bandage herniaire, et autorisant le poil à gratter dans les cinémas. La fresque représente Bougnazal-l’Unique debout dans sa Dedion-Boutons découverte, et brandissant en guise d’épée un appareil à flytoxer. Une banderole peinte à l’huile de foie de morue porte cette fière devise « Cithunanveupâ Jlarmé Dhanmakhuloth », ce qui veut dire, vous vous en doutez : « Il faut vaincre ou mourir ».

Un maître d’hôtel nous drive jusqu’à une petite table discrète. C’est Yapaksa qui passe la commande ; je lui dis de faire les choses en grand, aussi compose-t-elle un menu de qualité : Timbale de crapauds au sirop de sapin ; Figure de fifre à la Veuve Clito ; Rôti de Mocassin ; Pimbêche Melbapa, le tout arrosé de Cocasoda, un petit vin du pays en bouteille chez Nhikolha.

Tout en tortorant, je fais de la jambe à ma compagne. Et, comme je suis ambidextre, tout en lui faisant de la jambe, je scrute l’établissement. Les convives sont des gens paisibles.

— Vous ne connaissez personne, ici ? questionné-je.

— Non, assure Yapaksa après un regard circulaire, absolument personne.

Il est tristet votre beau San-A., mes belles. Il se dit que ça piétine, que c’est décousu, compliqué, idiot, que ça ne mène à rien, que les bougies sont encrassées et que les roues avant de son enquête ne sont pas motrices, que la mentalité de ces Alabaniens qui hésitent si peu à vous faire le coup du père François lui échappe et qu’il serait beaucoup mieux au cinoche à visionner un western en technicolor dans lequel les pétards ont le mérite d’être chargés à blanc !

Le repas ne m’apporte pas ce que j’escomptais. La tortore n’est pas mauvaise, mais je préfère le coq au vin et le tournedos Rossini à ces mets barbares. Aussi ne fais-je pas long feu pour demander l’addition. La note est plus salée que la boustifaille. Ça n’arrange pas mon pessimisme. Enfin, j’ai toujours la ressource (thermale) d’emmener Yapaksa dans un endroit avec eau chaude pour lui mimer le troisième acte de Adada, opéra bouffe pour clarinette à moustache. Au vestiaire, la môme me demande de l’excuser, because elle veut se recharger les labiales. Elle disparaît dans les toilettes. Je bigne la préposée aux survêtements, mais elle ne vaut pas une œillade. C’est une tarderie revêche aussi sympathique qu’une piqûre de guêpe. Pour tromper l’attente, je m’approche d’un grand panneau vitré fixé à la cloison du vestiaire. Derrière la vitre sont épinglés différents petits cartons blancs maladroitement calligraphiés. Il s’agit d’annonces réservées à la colonie alabanienne. Entre pays, on se propose des appartements, des meubles, des maisons de campagne, des bagnoles ou des emplois. Je parcours distraitement les textes. Ça ressemble à la vitrine d’une agence immobilière. Il y a des photos de maisons ou d’autos pour illustrer les propositions. Comme je vais m’arracher à ma lecture, le regard à crampon du célèbre commissaire San-Antonio tombe sur un carton plus grand que les autres et qui, lui, est dactylographié en deux couleurs. Savez-vous ce que j’y lis ? Tenez-vous bien, y a du tangage !

« Nurse et chauffeur bonnes références sont demandés au consulat général. Prière téléphoner au 967 05 32. »

Je n’en crois pas mes pupilles (de la nation).

— Elle est récente, cette annonce ? je demande à Mme Lardeuss.

La numéroteuse de cintres regarde là où ce que le gars San-A appuie son index.

— Je l’ai punaisée cet après-midi, révèle-t-elle.

Après quoi, elle m’abandonne pour restituer le pébroque d’un client.

Je m’empresse d’inscrire le numéro de téléphone porté sur l’annonce. Il doit correspondre à une banlieue ouest de Paris.

Je remercie le Dieu des policiers qui a eu la bonne idée de me faire lire ces annonces. Je n’ai pas perdu mon temps en venant ici. Cette certitude me réconforte. Je mate ma toquante : elle raconte dix plombes. La môme Yapaksa n’en finit plus de se repeindre la devanture. Voilà au moins dix minutes qu’elle est entrée dans les toilettes. Je poireaute encore devant la girl à moustaches du vestiaire qui finit par partager mon inquiétude.

— Ça vous ennuierait d’aller voir où elle en est ? je demande.

Elle y va. Courte absence ; la préposée radine, l’air soucieux.

— Elle est enfermée dans les vécés et ne répond pas, me révèle-t-elle, j’espère qu’elle n’a pas eu un malaise.

Je bondis à l’intérieur des toilettes et je vais secouer la porte fermée.

— Yapaksa, mon amour ! crié-je.

Mais le silence reste entier. Je n’hésite pas. D’un coup d’épaule, je fais sauter le verrou de la lourde. Malédiction ! comme on l’écrivait dans les romans du siècle dernier : ma petite camarade de divan gît sur le sol des vouatères. Elle est pâle, elle a le nez pincé, les yeux clos. Je glisse ma main dans son corsage pour voir si le camarade toc-toc fonctionne toujours. Hélas ! hélas ! hélas, il a déclaré forfait. La môme est morte. Vous parlez d’une tuile ! Je l’examine rapidos et ne trouve aucun signe suspect. Elle a fermé en douce, toute seule.

J’admire la célérité et la présence d’esprit des tauliers. Avec une discrétion louable, des loufiats viennent chercher Yapaksa et l’évacuent dans les appartements privés du gargotier situés dans la maison adjacente. On mande un toubib du quartier. Il radine, constate le décès et déclare que la pauvre môme est canée d’une embolie. Il nous conseille de l’emmener en douce chez elle afin d’épargner au patron du restaurant les ennuis des délais légaux. On la charge dans ma tire et je fonce vers la morgue. J’estime qu’une autopsie s’impose.

Pas vous ?

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