CHAPITRE XIII

Le lendemain morninge, d’assez bonne heure, je radine au bureau dans une mise particulière. J’ai revêtu un vieux costume gris foncé, fatigué mais honnête, de vieux souliers craquelés mais bien cirés, une chemise blanche et une cravate noire. Ma glace est formelle : j’ai tout du chauffeur de grande maison en civil. J’ai poussé le souci de la vérité jusqu’à me coiffer d’un bitos taupé, au ruban un peu moisi.

Le Vieux apprécie, je le sens à son œil qui frise.

— Voici des papiers et des certificats, me dit-il. Ces braves gens pourront téléphoner à vos anciens employeurs : ils obtiendront des renseignements fort élogieux à votre sujet.

J’empoche et je me casse.

Avant de foncer sur Rueil-Malmaison, je passe chez Morpion. Il n’est toujours pas rentré at-home (comme disent les Savoyards).

Ses pauvres chats affamés courent sur le rivage que c’en est une pitié. Je demande à la cerbère de les prendre en charge en attendant le retour (problématique) du vieux prof.

Je pilote ma Jag jusqu’à la gare de Rueil. Je la range sur le terre-plein et je frète un taxi-auto pour me faire driver jusqu’à une demeure située aux z’abords du château de Fifine. C’est là qu’habite son Excellence. La maison, style Île-de-France-Tarte à la crème, s’appelle « Les six troènes » et s’élève dans un parc de deux hectares passablement en friche. Comme je carillonne à la grille, deux dogs allemands se précipitent en grondant. J’ai beau les appeler Médor, Gentils Toutous et même Minets, ils continuent de me manifester une vive antipathie.

Un bonhomme au crâne rasé et qui réussirait, je pense, une superbe carrière de tronche de gaille dans un jeu de massacre, s’avance vers moi en roulant des mécaniques de haute précision.

M’est avis qu’il est apparenté au gorille abattu l’autre nuit au consulat, ne serait-ce que par un ami de son père.

— Vous désirez ? me demande-t-il sèchement.

Je m’humecte la bouche avant de lui répondre d’un ton détaché :

— Je viens pour la place de chauffeur.

Il m’examine silencieusement, de bas en haut, de gauche à droite et dans le sens inverse. Puis il a un léger froncement du nez et m’ouvre tout en calmant les molosses de la voix. Il leur débite des trucs en alabanien. Ça va être gai si ces toutous ne parlent pas le français.

Nous remontons une allée envahie par les mauvaises herbes, entre une double rangée d’arbres. La maison se dresse au mitan d’une immense pelouse. Bien qu’il fasse grand jour, on a l’impression de la contempler à la clarté de la lune, ça vient, je pense, de sa couleur blafarde et de son toit d’ardoises verdies.

Le portier me fait entrer dans un hall vieillot où prend un escalier de bois aux balustres imposants. Je mijote un instant, reniflant l’odeur fade qui flotte dans l’air à l’aronde (comme on dit chez Simca). Quelque part, un électrophone joue du Mozart. C’est beau, Mozart.

Un bruit de pas me fait tourner la tête. J’avise un être jeune et pâle, au nez fort et à la mise endeuillée. Il s’agit, je ne crois pas me gourer, du secrétaire que j’ai aperçu depuis chez Morpion grâce aux jumelles.

Son œil aigu plonge en moi sans aménité (aménité n’ayant pas pu venir).

— Vous êtes chauffeur professionnel ? me demande-t-il sèchement.

— Oui, monsieur. Si vous voulez bien prendre connaissance de mes certificats. Je viens de travailler six années consécutives au service du comte de La Motte Bourrée.

— Et pourquoi l’avez-vous quitté ?

— C’est lui qui nous a quittés, monsieur, réponds-je sans me marrer. Monsieur le comte est décédé la semaine passée.

Il ligote les documents fournis par le Vieux et que j’ai pris le soin de potasser avant de radiner.

— Comment avez-vous su que nous cherchions un chauffeur ?

— C’est un de mes amis qui travaille au restaurant alabanien de la place Péreire qui m’en a informé.

— Sur l’annonce on demandait de téléphoner, non de se présenter.

— Je sais, monsieur, mais j’ai pensé qu’un contact direct était préférable, voilà pourquoi je me suis permis de venir sans me faire précéder par un coup de téléphone.

Il me regarde encore. Il y a autant de tendresse dans son œil que dans celui d’un chat attaché par la queue à une sonnette.

— Vous permettez un instant ? me dit-il en brandissant mes certificats.

Et il s’éclipse. Il a eu raison de préparer le terrain, le Boss. Cet endoffé va bel et bien bigophoner à mes « ex-employeurs ». Dans un sens c’est plutôt bon signe. Ça veut dire qu’il a envie de m’engager.

Effectivement, quand il réapparaît, un quart de plombe plus tard, il m’apporte une réponse affirmative. On discute des conditions et me voilà au service des Alabaniens. Je dois prendre mon service l’après-midi. Tout ça a été mené plutôt rondo, hein ?


Ce qu’il est beau, votre San-A., avec sa livrée de driver de haut luxe, mes louloutes ! Je ne rechigne pas devant le déguisement, vous le savez. Il m’est arrivé de me fringuer en zouave, en curé, en charcutier, en O’ Cedar, en bougnat, en pompier, en octogénaire, en syphilitique, en jeune fille de bonne famille, en sucette, en conscrit, en sanscrit, en parapluie, en général, en particulier, en chat de gouttière, en ramoneur, en pingouin, en Louis XIV, en Louis XV, en Louis XVI, en Louis XVII, en Louis XVIII, en Louis XIX, en Louis XX, en point d’Alençon, en expert-comptable, en limonadier, en voiture à bras, en verre, en contre tout, en cocher, en cardinal, en chef de gare, en prince consort, en Japonais, en matière plastique, en triste sire, en rabbin, en Robin des Bois, en Dany Robin, en Robinson, en robe, en robinet, en Robbe-Grillet, en robot, en robuste et en parachutiste, mais it is the first fois que je me déguise en chauffeur. Cette tenue d’esclave me sied à ravir. Les leggings luisants, le bénard bien coupé, la veste bien sanglée, la casquette bien posée, je pourrais poser moi-même pour une revue consacrée à l’uniforme à travers les âges, depuis le costume d’Adam jusqu’à la tenue Huénère de gala avec le gilet rayé de cérémonie et le plumeau d’apparat.

Le type en noir qui me réceptionne a un battement de cils satisfait.

— Je suis M. Wadonk Hétaurdu, le premier secrétaire de son Excellence, me révèle-t-il. Pour commencer vous allez préparer l’une des voitures : la Peugeot, car vous partirez en fin de journée pour la Normandie.

Je m’incline. Le mastard du matin m’indique le garage et je vaque à mes nouvelles occupations.

Il y a trois tires dans ce hangar. Une vieille Bentley solennelle comme une réception à Buckingham Palace, une 404 grise et une Dauphine noire. Je m’occupe donc de la 404 en me demandant ce que Wadonk Hétaurdu entend par « la préparer ». Elle possède ses 4 roues, son plein d’essence et son plein d’huile. Tout ce que je peux faire pour elle, c’est lui refiler un petit coup de Spontex sur le capot, histoire de lui redonner l’éclat du 9.

Je la sors donc et je m’approche de la maison car j’ai remarqué une prise d’eau sur l’arrière de la bâtisse. Je me mets à briquer la charrette avec énergie. Je sens qu’on m’observe et il faut que je mette le pacson. La crèche paraît aussi joyeuse qu’une conférence du père Dupanloup sur la vie monastique.

Un silence presque total y règne. J’ai l’impression que relativement peu de monde occupe cette demeure. Lorsque ma tire est aussi brillante que les cailloux de la couronne d’Angleterre, je la remets au garage. Les molosses en vadrouille dans le parc me hument parfois de façon inquiétante.

C’est pas pour dire, mais je préférerais visionner un Laurel et Hardy !

Je retourne à la baraque d’un pas altier. J’aimerais bien renoucher ce qui se passe à l’intérieur ; ne suis-je point t’ici pour ça ? En m’avançant, je mate la façade triste. J’aperçois une silhouette derrière une fenêtre du premier. Il s’agit d’une femme. Elle tient le rideau écarté et elle me regarde avec attention. Plus je me rapproche, plus je m’aperçois que cette personne est très belle. Elle est blonde, jeune, avec des traits réguliers. Je m’incline pour un salut déférent et je pénètre dans la crèche par la porte des communs.

La cuisine est plus délabrée que le reste de la propriété. La peinture est écaillée, il y a un énorme ballon pour l’eau chaude scellé au plafond. La cuisinière à gaz est rouillée. Il ne se met pas dans les frais, le consul. Une jolie môme carrossée façon pin up se tient devant la cuisinière. Elle fait chauffer un biberon au bain-marie ; je conclus immédiatement qu’il y a un bébé dans la maison.

Je n’aperçois tout d’abord la souris que de dos. Je ne suis pas pressé de la voir se retourner car son côté pile présente un intérêt indiscutable. La taille est fine, le pétrousquin a une rondeur parfaite et ses jambes donneraient des idées à la statue de marbre d’un eunuque. Et puis elle se retourne et du coup j’en perds mes moyens. Cette gosse est rousse, avec des taches d’or dans ses yeux verts et des taches brunes sur son visage délicat. Lorsque vous vous mettez à regarder ses lèvres, c’est comme si vous veniez de vous asseoir sur un câble à haute tension. Pour s’en détacher, il faut une barre à mine, un tracteur et une douzaine de chalumeaux oxhydriques.

Elle me sourit. Les dents éclatantes chantent la vie, la beauté, l’amour avec tout ce qui va autour et à l’intérieur !

— Bonjour, je gazouille, car vous le savez j’ai énormément de conversation.

— Bonjour, répond-elle du tac au tac.

— Je suis le nouveau chauffeur, me présenté-je : Antoine Siméon !

— Et moi Claire Baillet, répond la rousse enfant, je suis la nouvelle nurse.

— Quel âge a votre client ?

— Six mois ; il est mignon tout plein. Vous ne l’avez pas encore vu ?

— Je viens d’arriver.

— Moi aussi…

Elle touche le biberon pour s’assurer qu’il est à point. Il ne doit pas l’être car elle le replonge dans la casserole d’eau bouillante.

— Drôle de maison, murmure-t-elle. Elle est pratiquement vide.

— Ah oui ?

— J’ai l’impression qu’excepté l’enfant, il n’y a que deux hommes ici pour le moment.

— Sans blague ?

— Sans blague !

— Je peux vous assurer qu’une autre personne s’y trouve : je viens de l’apercevoir à une fenêtre du premier étage : une belle femme blonde à l’air triste.

— C’est peut-être la maman du bébé ?

— Peut-être.

— Vous avez vu le consul ? demanda-t-elle.

— Non, et vous ?

— Non plus.

Elle me file un très mignon sourire aussi chargé de promesses qu’un bulletin électoral et se barre avec le biberon.

Je reste seul. J’ouvre les quelques placards aux portes disjointes et je découvre des provisions en assez grosse quantité. Ça paraît manquer de personnel dans le coin.

Pas une cuisinière en vue, pas une femme de chambre, pas la moindre bonniche, pas même une rombière pour passer l’aspirateur.

Il y a le costaud qui m’a ouvert, le secrétaire blême et endeuillé, le bébé, la femme blonde… Plus une nurse et un chauffeur fraîchement engagés… C’est pas pour vouloir jouer les Sherlock, mais je trouve cette histoire farfelue. Dans cette crèche délabrée et suintante d’humidité, engager nurse et chauffeur alors qu’il n’y a pas d’autre personnel me paraît relever de la plus large fantaisie.

J’attends un moment dans la cuisine. Mais je ne suis pas le genre de zigoto qui prend racine et au bout de cinq minutes, je pars en expédition dans la taule.

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