CHAPITRE XII

Drôle de promenade nocturne, vous en conviendrez ?

Le corps de ma ravissante Yapaksa ballotte sur le dossier du siège et, par instants, me tombe dessus. Je suis obligé de le redresser avec le coude. Un vrai cauchemar. Enfin, je débarque ma passagère à la morgue et le téléphone au légiste en lui demandant de l’examiner d’extrême urgence. Il se peut que la petite soit morte d’embolie, mais ça me paraît douteux.

— Vous me téléphonez les résultats de votre examen à mon bureau, docteur, dis-je.

Je quitte le sinistre endroit d’une allure découragée et je pénètre dans le premier bistrot venu pour me farcir une double vodka. Décidément cette gosse ne devait pas voir la fin de la journée. Ses vacances sont terminées. Maintenant elle s’explique avec le barbouzard d’en haut. J’espère qu’il ne la chicanera pas trop sur ses péchés : elle les commettait si bien !

Je bois une deuxième double vodka, mais ça ne me réchauffe pas le mental. Il y a des jours où on pourrait se cogner du vitriol sans que ça vous dope le moins du monde.


— Eh bien ! on peut dire que vous vous êtes embarqué dans un fameux imbroglio ! conclut le Vieux.

Il joint ses mains sur son buvard, regarde ses ongles roses et soupire :

— Nous enquêtons au bord d’un précipice. On ne peut avancer.

— Les morts de la nuit dernière ? j’interroge.

— On nous a demandé de conclure à un double crime de cambrioleurs dérangés.

— Qui vous a demandé cela ?

— Le consul général. Il m’a téléphoné en personne ce matin.

— Sans vous fournir d’explications ?

— Il n’avait pas à m’en fournir, il sait bien que — chez nous surtout — le corps diplomatique jouit de tous les privilèges.

— Il n’a tout de même pas celui de mitrailler les malades dans les hôpitaux, les jeunes femmes à leur domicile, les agents en exercice et de défenestrer les vitriers vrais ou faux ! explosé-je.

Le Vioque me jugule du geste.

— Certes non, admet le Tondu, mais le cœur de l’enquête se trouve au consulat. Or c’est un terrain interdit.

— Et si je m’introduisais dans ce terrain interdit, patron ?

Il secoue énergiquement la tête.

— Très peu pour moi, l’affaire de cette nuit me suffit ! Bérurier a abattu deux membres du personnel, c’est assez !

— Ces membres s’apprêtaient à me tuer, je me permets de vous le faire remarquer. La nuance n’est peut-être pas très grande, mais j’y tiens.

— Vous vous étiez introduit au consulat par effraction ! objecte le Dabe.

Ma parole, voilà qu’on va recommencer à se tirer la bourre, lui et moi.

— Selon vous, le mieux serait de tout laisser tomber ?

Il fronce les sourcils.

— Ai-je rien dit de semblable ? Non, mon cher, je vous demande seulement d’agir avec discrétion, en respectant la règle du jeu. Or le jeu veut que vous ignoriez le consulat.

— Le consulat peut-être, mais pas la demeure particulière du consul.

— Qu’entendez-vous par-là ?

— Je viens de me renseigner en potassant l’annuaire des téléphones ; c’est une lecture édifiante, monsieur le directeur. Le consul habite Rueil-Malmaison, tout comme le Premier.

— Quel Premier ?

— Le Premier Consul, autrement dit Bonaparte !

Il a toujours eu horreur des à-peu-près, le Vioque, surtout dans les périodes graves.

Ma boutade doit être de Dijon car elle lui monte au naze.

— Oh ! je vous en prie, mon cher, les calembours…

Je m’obstine à sourire, ça m’évite de lui faire un shampooing avec le contenu de son encrier.

— Je disais donc, monsieur le directeur, que le consul d’Alabanie habitait Rueil-Malmaison. Or il cherche du personnel, cet homme. Il a besoin d’une nurse et d’un chauffeur. J’ai toujours rêvé de connaître la vie des gens de maison, et surtout des gens de Malmaison, ajouté-je histoire de lui fêler sa coquille. Si vous voulez bien me faire préparer pour demain de faux papiers et de faux certificats, je tenterai ma chance…

Il se détend.

— Voilà qui n’est pas bête, dit-il. En effet, vous pourriez peut-être…

Son bigophone à modulateur de fréquence stride et il décroche.

— Pour vous, grogne-t-il en me tendant le combiné : le médecin légiste.

Le toubib m’annonce qu’il n’a rien découvert de suspect à l’autopsie de la malheureuse Yapaksa. Elle semble bien être morte de sa bonne mort, ce qui constitue une faible consolation.

Mais il faut attendre les résultats de toute une série d’analyses avant d’être formel. Je remercie le praticien pour sa diligence (il boit les vins du Postillon) et je demande au boss l’autorisation de me retirer dans mes terres.

Il me l’accorde.

Avant de regagner ma gentilhommière, je vais écluser un demi au bistrot d’en face. Béru y pérore au milieu d’un groupe. Il a du sparadrap plein le front, le nez éclaté, un œil au beurre noir, une arcade suturée, et un bras en écharpe. Il raconte son « accident ».

— La vioque se lance sous les roues de l’autobus. Elle allait y passer et se faire ratatiner. Moi j’hésite pas : je fonce, je la prends par la taille, je la propulse sur le trottoir, mais j’ai pas le temps de me garer des taches et le taubus m’uppercute en plein. J’ai cru que ma citerne éclatait. Les gens s’annoncent ; j’ai toutes les peines du monde à les empêcher de me porter en Triumph. Si je vous disais qu’un vieux crabe avec la rosette sur canapé m’a demandé mon blaze pour me faire avoir la médaille de sauvetage ?

Un murmure flatteur salue cet exploit. Je juge l’instant ad-hoc pour me produire en grand gala mondial. Je chique à l’innocent, qui n’a rien entendu et qui gaffe sans le vouloir.

— Et alors, Béru, m’apitoyé-je, ta femme s’est calmée, oui ? Elle t’a mis dans un drôle d’état, mon pauvre lapin. Tu sais que c’est un cas de divorce. Si tu te décides, compte sur moi pour témoigner.

— Qu’est-ce tu racontes ! bredouille l’immonde en me virgulant des œillades éplorées.

Les spectateurs commencent à se fendre la tirelire.

— Son ogresse le tuera un de ces quatre mornings, présagé-je lugubrement. Il est d’une faiblesse avec elle, le pauvre Gros !

La marrade est générale. Les buveurs abreuvent son Enflure de sarcasmes. Tant est si bien que l’Outragé finit par fendre le marbre du guéridon de son poing.

— Je permets pas qu’on traite Mme Bérurier d’ogresse ! tonne Sa Majesté. Si j’eusse des mots avec elle, ça ne regarde que moi. Dans tous les ménages y a de la zizanie, ça entretient les sentiments !

Il vide son glass et se lève.

— Si vous comptez que je paie ma tournée, vous pouvez toujours vous l’arrondir !

Je le rattrape alors qu’il est déjà à cinquante mètres de là, boitant bas comme un vieux bourrin.

— Écoute, Gros !

— Mes choses ! Les dégourdis qui veulent faire prendre ma tête pour le derrière d’un singe, je n’ai plus rien de communiste avec eux ! Qu’ils soyent mes supérieurs rachitiques ou non, c’est du même !

Il me faut dix minutes et un triple Cinzano dans le bistrot suivant pour arriver à le calmer.

Lorsque son courroux s’apaise enfin, je me mets à lui parler travail.

— Écoute-moi, vieille besace, lui dis-je, demain nous déclenchons une offensive générale contre l’Alabanie.

— C’est la guerre ?

— Pas encore. Mais si tu es à la hauteur de ta tâche, elle pourra être évitée. Voilà ce que nous allons faire.

Et je lui expose mon plan.

Je l’expose à Béru mais pas à vous parce que vous êtes trop tartes, à la fin. Et il y a des soirs où je ne supporte pas !

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