— Quelle idée de carillonner à un chenil à pareille heure, s’étonne le Magnifique. Tu veux t’acheter un Médor ?
— T’occupe pas, Einstein.
Nous sommes à Nanterre, au chenil de l’impératrice, lequel est tenu par un ancien inspecteur à moi qui a toujours eu un faible pour les toutous. Un concert d’aboiements m’accueille. La porte s’entrouvre et l’ex-inspecteur Carlin paraît, dans un costume de chasse à boutons décorés. Les bas-reliefs de ces boutons représentent tous une tête de chien.
Carlin plisse ses yeux d’épagneul (d’ailleurs il est Breton) et s’écrie.
— Mais je rêve !
— Que nenni, lui réponds-je en vieux français.
Effusions, dialogue d’usage duquel il ressort qu’il va-bien-pas-mal-et-vous ? Merci. J’espère-que-vous-de-même. Et il me fait entrer dans une cuisine où un chiot rachitique agonise dans une corbeille à ouvrage désaffectée.
— Qu’est-ce qui me vaut le plaisir, monsieur le commissaire. Chercheriez-vous un chien, par hasard ?
— Non, mon cher Carlin : une chienne.
— De quelle race ? Je fais le bouvier, le boxer et le dogue de Bordeaux.
— Celui qui ressemble à son frère comme deux gouttes d’eau ?
Il se marre bien que ça ne mérite pas un verre de limonade.
— Toujours aussi drôle, monsieur le commissaire.
— De plus en plus, veux-tu dire. Écoute, Carlin, peu me chaut la race, ce qui importe c’est que la chienne en question soit en chasse.
Il écarquille tout grands ses vasistas à cloison étanche.
— Comment cela ?
— C’est pourtant clair : il me faut une chienne en chasse, tu dois avoir ça dans ta collection de printemps, non ?
— Oui, mais…
— Alors aboule, je suis preneur ; et je te préviens : je veux une pétroleuse format Berthe Bérurier !
— J’ai votre affaire : une boxer bringée de quatre ans !
— Amène-la.
— Sérieusement, vous l’achetez ?
— Je te l’achète. Envoie la note à la Grande Cabane, ce sont des frais professionnels.
Il a perdu l’habitude de mes fantaisies et je le sens à deux doigts de l’attaque d’apoplexie.
— Tu m’avais dit qu’on allait à la pêche, souligne le Gros. On dirait plutôt qu’on va à la chasse. Comment qu’il s’appelle, ce beau toutou ?
— Il s’appelle Julie, fais-je.
— Drôle de blaze pour un cador.
— C’est une chienne.
— Avec ces oreilles en pointe on ne s’en douterait pas.
— Je crois que si tu veux t’assurer du sexe d’un animal tu as intérêt à ne pas lui regarder les oreilles.
Je fonce jusqu’à la Malmaison. Il n’est pas loin de minuit lorsque je débarque, à quelques encablures de la propriété.
— Tiens Mademoiselle en laisse, enjoins-je au suifeux. La partie devient véry délicate.
En effet, à peine sommes-t-on à la grille que les deux dogs féroces se ruent sur icelle. Au moyen de mon célèbre sésame je délourde. Le jeu consiste à faire pénétrer Mademoiselle Julie dans la place (en anglais in the place) avant que l’alarme soit donnée à l’intérieur. Le Mahousse auquel j’ai fait part de mon plan d’action murmure en montrant les deux fauves :
— Si jamais ils sont de la pédale, on est bonnards, San-A.
— Attention ! dis-je. Je vais entrouvrir, prépare-toi à leur catapulter Miss Julie avant qu’ils nous sautent sur les claouis.
Ce qui est dit est fait. Monseigneur Bérurier tient la jeune personne debout contre lui. J’écarte la grille et le Gros pousse la chienne dans la propriété.
— Ces dames au salon ! clame-t-il, égrillard.
Les molosses ne se le font pas dire deux fois. Faut voir la réception qu’ils offrent à Julie ! Le renifleur se met en marche vilain. La pauvre mignonne ne sait comment se tenir avec ces messieurs. Elle tourne en rond, donne des petits coups de dent par-ci, des coups de pattes par-là, mais on sent bien que le cœur n’y est pas. Elle n’est contre que par pudeur. Béru qui l’observe me pousse du coude.
— Les chiennes, fait-il, sont aussi p… que les femmes. Vise-moi cette petite salingue, elle en meurt d’envie, mais faut qu’elle leur joue vierge et martyre avant de leur donner leur ticket d’appel.
Nous attendons un bout de moment. Puis les trois chiens s’éloignent dans l’ombre du parc. C’est à nous de faire maintenant.
Nous marchons courbés en deux sur la pelouse afin de feutrer le bruit de nos pas. J’avais raison en estimant que la maison faisait clair de lune même le jour.
Dans la lumière blafarde de l’astre nocturne[8] l’habitation du consul n’est guère plus sinistre que dans celle du soleil.
Une lumière brille derrière une seule fenêtre. Il s’agit de la croisée derrière laquelle se tenait tantôt la dame blonde.
J’ai idée qu’elle doit avoir des insomnies, cette personne.
Je fais signe au Mahousse de m’attendre et j’accomplis un tour complet de la demeure. Tout est banco.
— Amène-toi, glorieux policier.
Il me suit. J’ai repéré une petite porte basse qui doit servir à rentrer le charbon. Elle est fermée à clé, mais vous savez comment je me comporte avec les serrures !
Nous descendons une demi-douzaine de marches. La gigantesque chaudière du chauffage central met une vague clarté rougeâtre dans le sous-sol. C’est insuffisant pour qu’on se repère. J’actionne ma petite lampe de poche. Ce genre d’endroit n’est jamais très folichon, mais celui-ci est carrément lugubre.
Je furette comme un chien de chasse.
— Tu cherches quoi z’au juste ? me demande Béru.
— Le sais-je !
Il hausse les épaules.
— C’est de la pêche à l’Ombre, fait-il fort astucieusement.
Il s’arrête et pousse un petit cri de douleur.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je m’ai planté une saloperie dans le pied, biscotte j’ai perdu une de mes savates dans le parc.
Je braque obligeamment le faisceau de la lampe sur ses radis. Ses chaussettes sont noires. Il en ôte une, et je m’aperçois qu’elle était pleine de trous ; seulement ça ne se voyait pas lorsqu’il l’avait au pied.
Un petit truc brillant est planté dans son talon d’Achille. Il l’arrache.
— Une punaise ? diagnostiqué-je.
— Pas tout à fait, répond Bérurier en me montrant un bouton de col.
Je pousse une exclamation tellement sourde qu’elle devrait passer un examen auditif.
— C’est le bouton de col de Morpion !
— Tu es sûr !
— Il n’y a plus que lui qui porte des cols de celluloïd. Vois-tu, Béru, quand je t’ai répondu que j’ignorais ce que je cherchais, je mentais. C’est le pauvre Morpion que je cherche. Je me doutais bien que ces crapules l’avaient amené ici !
— Pour lui faire le coup du père François ?
— Naturellement.
— Alors son cadavre ne doit pas être loin !
Nous nous mettons à chercher avec frénésie. À chaque instant je dois solliciter le silence car le Gros est aussi léger qu’une pelleteuse de travaux publics.
Nous sondons le charbon, nous fouillons dans le tas de choses démantelées qui occupent une partie du sous-sol, nous secouons les tonneaux : en vin (pardon, c’est à cause des tonneaux, je voulais dire : en vain).
— Conclusion : pas de chance, fait ma brave Guenille, ruisselant d’une belle sueur prolétarienne. S’ils ont tué ton Prof ils l’ont enterré depuis dans le jardin ; ou alors…
Et il me désigne la chaudière.
J’opine. J’adore. Il n’y a pas un type qui aime autant opiner que moi.
— On fait quoi maintenant ? s’inquiète Alexandre-Benoît.
Au lieu de répondre, je passe dans un petit appentis sorcier situé à la suite de la cave. C’est une buanderie. Il y a un bassin en pierre, une pompe, des fils d’étendage tout rouillés.
Je regarde dans le bassin. On y a mis de la farine, ou bien… Je touche : c’est de la chaux ! De la chaux de Pise, même : la meilleure !
Armé d’un bâton je la touille et je rencontre un volume compact. Alors, frénétique, j’écarte la chaux au moyen d’une pelle que j’avais prévue dans la construction de mon roman. Je finis par mettre à jour un cadavre déjà rongé jusqu’au trognon par la chaux vive.
— Eh ben, tu vois, murmure l’objectif Béru : tu l’as retrouvé, ton prof !