CHAPITRE XIV

Une salle à manger immense avec des lambris et un plaftard à la française ; un salon plus vaste encore dont les moulures de plâtre partent en brioche, et puis un bureau qui sent le bois moisi.

Voilà pour le rez-de-chaussée. Les meubles sont vieux, laids et boiteux. Il y a des housses sur certains sièges. Les persiennes de fer sont fermées et il doit être duraille de les ouvrir because la rouille. M’est avis que Son Excellence ne doit pas donner souvent des bals masqués dans sa demeure.

C’est le château de la Choucarde au Bois pionçant, ma parole ! L’odeur des maisons inhabitées est très particulière. Celle-ci sent plus que l’inhabité : elle sent l’abandonné ! On a envie d’inviter trois bulldozers à faire une partie de cache-cache dans la taule.

Je me retrouve dans le hall, louchant en direction de l’escadrin. Ma valise s’y trouve encore, car Wadonk Hétaurdu ne m’a pas encore indiqué ma chambre.

Que faire ? Attendre ou poursuivre mon exploration ?

Je me hasarde dans l’escalier. Le premier étage n’a pas la triste odeur du bas. Il est plus humain : on y devine des présences. Un bébé pleurniche quelque part. Je tourne l’angle du couloir et j’avise mon pote le gorille assis sur un vieux canapé délabré. Il lit un baveux alabanien. À mon arrivée, il abaisse son journal et me foudroie d’un regard féroce.

— Que voulez-vous ?

— Du travail, réponds-je. J’ai fini de laver la 404 et j’aimerais savoir ce que je dois faire.

— Descendez, on va vous le dire.

Que fait-il dans ce couloir, le musculeux bonhomme ? On dirait qu’il surveille quelqu’un. Mais qui ? La nouvelle nurse ? Ou bien la jeune femme blonde ?

Je redescends lentement. Les pleurs de ce bébé dans la baraque vétuste me font un drôle d’effet. L’ambiance a je ne sais quoi de déprimant, d’angoissant, d’un peu funèbre…

Je préfère me baguenauder dans le parc. Il fait un temps d’Île-de-France, doux et gris. Le ciel léger s’écoule à gros flocons mus par le vent d’ouest. Je retourne vers le pignon où se trouve la fenêtre de la femme blonde. Celle-ci a quitté son poste d’observation. Je l’entends parler avec quelqu’un. Elle s’exprime avec véhémence, en alabanien. Et puis une porte claque. Le silence revient, uni comme une eau morte, perfide, terrible !

Heureusement que la petite Claire est dans ces murs. Elle, au moins, est vivante.

Wadonk Hétaurdu surgit sur le perron. Il fait claquer ses doigts pour m’ordonner de le rejoindre.

— Vous allez partir avec la nurse et l’enfant, m’enjoint-il.

Il tire de sa poche un morceau de papier.

— Vous vous rendrez à cette adresse et vous y déposerez la nurse et le petit. Vous passerez la nuit où bon vous semblera et vous serez là demain en fin d’après-midi, disons vers dix-neuf heures.

Je chique au gars intéressé par ces courtes mais immédiates vacances.

— Monsieur, bredouillé-je, je m’excuse, mais si vous pouviez m’avancer une centaine de francs sur mon mois, cela m’arrangerait, je… heu… Vous comprenez ?

Ce sont ces petits détails qui font vrai. Si Wadonk Hétaurdu nourrissait encore quelques doutes à mon sujet, ceux-ci viennent de se volatiliser. Il sort son portefeuille et me tend un bifton.

— Merci beaucoup, monsieur, fais-je.

— Autre chose, coupe-t-il. Demain soyez en grande livrée, Son Excellence se rendra à une réception officielle.

Je me découvre.

— Parfaitement, monsieur.

— C’est bon, allez aider la nurse.

Je rentre dans le hall où Claire Baillet m’attend en coltinant un marmot dans un sac étudié pour. Je prends la valise de la jolie nurse, celle du lardon et je guide ma ravissante passagère jusqu’à l’auto. Comme je charge les bagages dans le coffre, sous le regard glacé de Wadonk, j’entends un cri perçant en provenance de la maison.

Je regarde dans cette direction, mais Hétaurdu secoue la tête en souriant.

— Laissez ! me dit-il, d’une voix rassurante, c’est la radio. On diffuse une pièce policière.

Son explication ne procède pas d’une forte imagination, mais je feins de m’en satisfaire.

Hue dada ! Nous voilà partis. Je mate le papelard du secrétaire. Je lis : « Le Clos Fleuri » à Verneuil-sur-Avre. Je prends en direction de Saint-Germain afin d’aller prendre la bretelle qui rejoint l’autoroute de l’ouest. Claire est assise à l’arrière avec le chiare. Ce dernier ne moufte pas.

— Il dort ? je demande.

— Oui.

— Ça vous ennuierait de passer devant ?

— Pourquoi ? s’étonne (ou fait semblant de s’étonner) Claire.

— J’ai horreur de passer ma vie à regarder dans un rétroviseur. Sans compter que ça n’est pas prudent. Si vous vous mettiez à mes côtés, je n’aurais pas besoin de vous examiner dans ce miroir…

Comme elle ne répond pas, j’insiste en balançant par-dessus mon épaule un regard en velours de soie naturelle.

— Pensez à votre sécurité et à celle de l’enfant qui vous est confié, Claire.

— Cessez vos familiarités ! fait-elle sèchement. J’ai horreur de ces domestiques avantageux qui jouent les conquérants.

J’en prends plein mon mouchoir, les gars. Je m’étais berluré avec cette gosse : elle est bégueule, mademoiselle Chocotte ! Elle ne fait pas de démagogie et entend ne pas mélanger les torchons avec les serviettes.

Dommage. Une serviette commak ça me bottait. J’ai toujours aimé le beau linge.

Je fonce donc vers la Normandie. C’est pas le pays qui m’a donné le jour, mais c’est un chouette bled tout de même. Le silence me pèse. Lorsque j’ai une belle pépée dans mon espace vital c’est plus fort que moi : il faut que je lui raconte l’histoire de l’homme qui avait vu l’homme qui avait vu l’os. Dix bornes plus loin je la cramponne par la bande (à charge de revanche).

— J’ai idée que nous venons d’atterrir dans une drôle de place, hein ? fais-je. Ils sont marrants, les Alabaniens, cette année.

— C’est vrai, reconnaît miss Incendie, pour ma part je ne suis pas fâchée de quitter cette maison sinistre.

Elle calme le mouflet, lequel donne des signes d’impatience. Je la regarde dans le rétroviseur, charmé par ses gestes délicats.

C’est beau, la puériculture.

— Vous n’avez jamais eu envie de travailler à votre compte ? je lui demande.

— Qu’entendez-vous par-là ?

— Je veux dire, ça ne vous tente pas de soigner un môme qui serait à vous ?

— J’y pense, admet Claire.

— Le jour où vous vous déciderez, faites-moi signe, les livraisons ça me connaît. Je suis certain qu’à nous deux on réussirait quelque chose de pas mal.

La voilà qui se renfrogne encore. Vous ne m’arracherez pas de l’esprit qu’elle a un Jules de fraîche date et qu’elle s’amuse à lui être fidèle. La fidélité c’est pas une vocation, contrairement à ce que beaucoup de gens s’imaginent mais un caprice. Vous prenez une souris qui a une lampe à souder dans le slip. Quand elle met la main sur un zig qui la réussit, elle joue les exclusivités ! Elle se croit sous contrat. Pas moyen de lui attraper le petit doigt, même avec une pince à sucre ! Et puis, un matin, elle en a classe de son archer et elle recommence à déguiser son fignedé en Centre d’accueil. Mais dans l’intervalle, elle s’est joué la comédie. Elle a cru en sa mission. Elle a baladé ses charmes comme des reliques. Défense de toucher, c’est tout pour Ernest ! Bande de crétines, va ! C’est dans le crâne que ça se tient. Elles aiment le cinoche et s’en fabriquent du sur mesure ! Un tordu s’amène et les voilà qui nient l’eau courante !

— Vous êtes fiancée ? que je lui demande.

— Non, qu’elle me répond.

— Vous n’allez pas me raconter que votre vie ressemble au désert de Gobi ?

— J’ai UNE amie, dit-elle.

J’en ai la glotte qui part à dame ! Elle a bien dit « UNE » amie, hein, les gars ? Vous avez entendu comme moi ? Il y a erreur d’aiguillage. Voilà que je tombe sur une adepte du gigot à l’ail ! Mademoiselle cachette les enveloppes ! C’est pas demain qu’elle l’aura, son mouflet personnel, du train où vont les choses (si je puis ainsi m’exprimer). Le travail à la menteuse, c’est de l’ouvrage de dame ! Un gamin de soixante-quinze ans en ferait pipi dans ses chaussettes ! Voir une belle souris comme Claire, en relief et couleurs, avec parfum de chez Rochas et balcon donnant sur la mer et se dire qu’elle est perdue pour l’humanité souffrante, ça vous cloque des adhérences au cervelet. On a envie de décrocher son bâton de pèlerin et de partir à pince pour Lourdes histoire de faire brûler un cierge à sa santé ! Hélas, les bâtons de pèlerin, on n’en trouve plus guère que dans les gogues de campagne.

— Vous me décevez, ne puis-je m’empêcher de murmurer.

Ça ne l’émeut pas.

— Vraiment ?

— Une petite déesse comme vous, se laisser mettre à l’index, c’est navrant. Vous n’avez jamais essayé un bonhomme ?

— Si, mais je n’ai pas trouvé l’expérience concluante.

— Parce que vous êtes tombée sur un raton laveur. Enfin, chacun ses goûts.


« Le Clos Fleuri » est une aimable pension normande située dans un grand parc au bord de l’Arve. L’établissement est tenu par deux vieilles filles proprettes qui se mettent à pousser des cris d’admiration en voyant débarquer le bébé. Elles lui font gli-gli sous le menton et lui inventent des noms exotiques en exhalant des râles d’allégresse.

Je suis surpris parce que cette maison de très bon aloi ne correspond pas à ce que j’imaginais. Je m’attendais à débarquer dans un endroit suspect, mais au contraire, ici tout est propre, tout est sain et paisible. C’est la douce province dans toute sa tiédeur.

Tandis que Claire s’installe avec son pensionnaire, j’interviewe l’une des demoiselles.

— Vous connaissez Son Excellence ? je lui demande.

— Non. C’est son secrétaire qui est venu louer. Surtout dites bien à M. le consul combien nous sommes fières, ma sœur Hortense et moi, de ce choix. En honorant notre modeste maison, il…

Etc, etc…

— Vous ne connaissez pas l’hymne alabanien ? fais-je.

— Du tout !

— Eh bien ! il faudra l’apprendre. Son Excellence veut que vous le chantiez tous les matins à son fils lorsqu’il se réveille.

C’est une vieille demoiselle très alarmée que je quitte pour reprendre la route de Paris.

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