CHAPITRE XVII

Avec une pièce à conviction pareille, le consul d’Alabanie risque d’avoir des ennuis.

— On appelle des renforts ? demande le Gros. Moi, je te préviens que je ne suis pas chargé. Les mains dans les pockets je suis venu.

Il me faut un petit bout de temps pour reprendre mes esprits. Vouloir tenter une action à nous deux serait pure folie et risquerait de tout fiche en l’air. Et puis, parvenu à ce point de l’affaire j’ai le devoir d’en référer au Vieux.

— Filons d’ici ! tranché-je, à la satisfaction évidente de mon camarade d’équipée.

Je remets la chaux par-dessus le cadavre et on se taille par où on est venu. Notre visite n’a réveillé personne. Tout est calme. La lumière s’est éteinte chez la dame blonde.

— Et la chienne ? demande Béru lorsque nous atteignons le portail.

— On la récupérera plus tard, laissons-la faire un coucher.


Le lendemain, qui tombe justement le surlendemain de la veille, il y a conférence au sommet chez le Tondu. Y participent, par ordre d’importance : lui et moi.

Je lui ai fait une relation succincte des faits dans leur ordre chronologique et dans le sens des aiguilles d’une montre.

Il a tout écouté, tout assimilé, tout envisagé.

— Décidément, conclut-il, nous nous trouvons devant une véritable association de malfaiteurs. Je ne m’explique pas comment un membre du Corps Diplomatique a pu devenir le chef d’une pareille entreprise !

— Les faits sont là, coupé-je. Les meurtres succèdent aux meurtres…

Il me coupe.

— J’ai eu la visite du légiste. La jeune Yapaksa Danlhavvi est morte de mort naturelle. On n’a pas trouvé le moindre poison. Elle était atteinte d’une lésion cardiaque et le cœur a lâché tout seul.

— C’est assez incroyable, soupiré-je.

— Vous connaissez notre médecin légiste : il ne se prononce jamais à la légère, s’il affirme que cette fille est morte naturellement, nous pouvons le croire.

— Avouez tout de même, Patron, que c’est un hasard bien surprenant. Enfin voilà une fille qui décède quelques heures après qu’on ait tenté de l’assassiner et vous voudriez que je n’aie pas d’arrière-pensées ?

— C’est peut-être l’émotion violente causée par cette tentative de meurtre qui l’a tuée ?

— Si cette explication vous paraît valable, c’est qu’elle l’est, dis-je avec une innocence tellement fausse qu’un aveugle-sourd-muet la détecterait.

— Revenons à nos moutons, bêle le déplumé. Voyez-vous, San-Antonio, je pense qu’il ne faut rien faire de définitif dans l’immédiat. Vous avez sans doute raison lorsque vous estimez que ces gredins préparent une opération d’envergure. Une action trop rapide pourrait s’avérer négative. Tissons les mailles du filet et…

En plein délire ! Le voilà qui réinvente les mailles, notre Bernard Palissy. Son filet, s’il a trop envie de tisser, risque fort de capturer des courants d’air, et encore à condition qu’ils ne soient pas trop gros.

— Je vais faire surveiller discrètement le consulat et la propriété du consul. Quant à vous, restez à votre poste et ouvrez l’œil. Vous devez emmener Son Excellence à une réception m’avez-vous dit ?

— Il paraîtrait. Une réception officielle, m’a dit le secrétaire.

— Je vais me renseigner à ce propos, tranche le Vioque, il est important de contrôler tous les déplacements du consul. Maintenant, nous devons tout prévoir…

Je lève le doigt, comme un écolier qui demande la permission d’y aller.

— Oui ? fait le Dabe.

— À mon avis, Patron, on obtiendrait de meilleurs résultats en embarquant le secrétaire, son garde du corps, la femme blonde et peut-être aussi le consul. Il est facile de les confondre maintenant que nous avons le cadavre de Morpion à leur brandir sous le nez !

Monsieur Chauve-qui-peut donne un petit coup de poing sur sa table.

— Faisons ce que j’ai décidé. Encore une fois, une enquête dans les milieux diplomatiques, demande plus de… diplomatie qu’une autre.

— Parce que vous prenez des gants avec des diplomates qui zigouillent d’honnêtes professeurs et qui font diluer chez eux son cadavre dans la chaux ?

Il se dresse.

— Excusez-moi, San-Antonio, j’ai un rendez-vous.

J’en prendrais bien un pour ses fesses avec mon 42 fillette, mais je suis sûr que ça ne serait pas apprécié dans la maison.

Dans ces cas-là il est préférable de s’aérer les soufflets et d’aller s’humecter le tout à l’égout.

J’y vais.


La journée s’écoule dans le calme. Je vais gratter : la jambe droite, le cou, la joue gauche, la fesse gauche, l’oreille droite, le nez, l’anus, la nuque et les paupières de Pinaud. Le cher Lamentable prend son mal en patience. Il est bien soigné et joue les vedettes.

Avec quelques ménagements je lui apprends la mort de son ancienne secrétaire, mais Pinuche sait accueillir les mauvaises nouvelles quand elles ne le concernent pas étroitement.

— Pauvre Yapaksa, fait-il pour toute oraison funèbre, elle était gentille et ne faisait presque pas de fautes de frappe.

— Se plaignait-elle du cœur lorsqu’elle était à ton service ?

Il réfléchit.

— Je ne crois pas. Quoique… Si, attends, je me souviens qu’un soir, en sortant du bureau, elle a vu un accident et elle a failli s’évanouir. J’ai été obligé de la conduire chez un pharmacien où on lui a administré…

— Les derniers sacrements ?

— Non ! un vulnéraire. Note bien que beaucoup de femmes tournent de l’œil en voyant les accidents…

Je quitte le cher blessé en lui promettant de revenir très bientôt pour un grattage général.


Avant de me rendre à « mon travail », j’ai, avec le célèbre Bérurier, une conversation édifiante.

— Écoute, Gros, ce soir je joue ma carrière à pile ou face, lui dis-je. Si je gagne le coquetier, c’est O.K., sinon demain je cherche une place de veilleur de nuit au Spitzberg où la nuit dure six mois. Je compte sur ton amitié, sur ton audace dantonesque, sur tes qualités intrinsèques (et néanmoins humides) de flic, sur ton esprit et sur ton syndicat d’initiative, sur ta force, sur…

Il balaie son odeur d’ail d’un geste énergique.

— Caresse de chien donne des puces ! coupe l’Ogre. Accouche en direct.

— Ce soir je dois emmener le consul à une réception.

— Alors ?

— En son absence tu vas t’introduire officieusement dans la propriété de Rueil-Malmaison.

— Encore ?

— Mais cette fois tu la fouilleras de fond en comble et tu arrêteras le gorille qui s’y trouve ainsi que le secrétaire.

— T’as dit que je devais m’introduire officieusement ?

— C’est-à-dire sans mandat d’amener et sans faire état de ta qualité de poulaga, tu piges ?

— Et tu veux qu’à moi tout seul j’alpague les habitants ?

— Tu es inspecteur-chef. Prends du monde avec toi. Sonne. Arrête le zig qui t’ouvrira ; poursuis ta route jusqu’à la maison, mets la main sur tout le monde…

— Et ensuite ?

— Au lieu d’embarquer tes prises à la maison bourremen, conduis-les chez moi, à Saint-Cloud, et tiens-les à l’œil jusqu’à mon retour. Fais gaffe car tu le sais maintenant : ce sont des princes de la détente.

— Princes ou pas princes, c’est pas eux qui repasseront Bérurier.

— Alors fais ce que je te dis, gars !

— Et s’il y a du pet ? s’inquiète le Mammouth, je prendrai sur mes doigts ?

— Non, puisque je te couvre.

Il opine.

— Il en sera fait comme suivant vos désirs, Monseigneur !

Satisfait, je bombe sur la banlieue ouest.


Les deux molosses me font le gros circus lorsque je carillonne. J’ai beau regarder, je ne vois plus Mlle Julie ; probable que le gorille l’a jetée à la rue comme une fille perdue qu’elle est. Ça m’étonnerait que ses rejetons soient d’authentiques boxers ; il va y avoir des pétarades dans leur pedigree, moi je vous le dis.

Le costaud patibulaire vient délourder en calmant ses dogues. Je le gratifie d’un salut militaire.

Il hoche la tête sèchement ; aussi liant qu’un ours polaire, ce zigoto.

— Préparez la voiture de maître, m’or-donne-t-il, elle est poussiéreuse…

J’obtempère. Ce carrosse noir est folichon comme un enterrement. Quand on est au volant d’un tel véhicule, on a l’impression de marner pour la R.A.T.P. Je le sors dans le parc et j’entreprends de le fourbir avec la peau d’un chamois défunt.

Les chromes se mettent à briller. C’est vraiment de la tire grand standinge. Je ne voudrais pas partir en vacances avec, mais faut reconnaître qu’elle fait son effet. Lorsque j’ai fini, je m’assieds sur le marchepied pour griller une cigarette. La nuit descend sur le parc. On entend des petits oiseaux dans les arbres. Les étoiles se précisent dans un ciel velouté. Comme l’univers est tranquille lorsque les hommes lui foutent la paix ! Je songe à la carcasse de mon pauvre Morpion. Cet homme paisible a eu une fin trop dramatique décidément. Je le voyais claquer parmi ses chats et ses bouquins, d’une maladie bien longue et bien confortable. Et puis le sort ironique en a décidé autrement.

— Vous êtes prêt ?

C’est le gorille. Il bigle ma cigarette d’un œil hostile.

— J’attends, fais-je en balançant le mégot dans la rosée.

Je me juche sur mon siège et je vais me ranger devant le perron. J’ai le cœur qui pilpate. Enfin je vais donc le connaître ce satané consul ! Je descends de la guinde afin d’ouvrir la portière arrière, casquette en main, figé dans un garde-à-vous qui filerait la colique verte à un soldat de plomb. Deux silhouettes apparaissent sur le perron. L’une est mon petit camarade Wadonk Hétaurdu, impec dans un uniforme vert-olida à brandebourgs et épaulettes d’or ; l’autre c’est la femme blonde que j’ai aperçue à la fenêtre.

Cette dernière retient toute mon attention. Elle porte une robe de soirée blanche, ornée d’une rose en or massif. Elle est belle et triste. Sous son maquillage on voit qu’elle a les traits tirés et les yeux violemment cernés. Sa chevelure blonde est légèrement cendrée. C’est une personne d’une trentaine d’années, un peu large des hanches et des chevilles pour mon goût personnel (et difficile) mais pleine d’un charme émouvant. Elle monte à l’arrière de la bagnole. Au passage elle me lance un regard intense et plus profond qu’un puits de mine. Hétaurdu monte à sa suite. Je marque un léger temps d’incertitude.

— Son Excellence ne vient pas ? je questionne.

— Non, répond-il sèchement.

Je claque la portière. Les lourdes de ces brouettes s’ajustent comme des portes de coffre-fort. Elles sont d’ailleurs un peu plus épaisses. Je m’installe au volant et j’attends les instructions. Hétaurdu fait coulisser la vitre séparant les passagers du chauffeur.

— L’Élysée ! ordonne-t-il.

Tout bêtement. Le sang me monte aux éventails à mouches.

Ainsi ces Messieurs-dames vont à l’Élysée ! Ça me trouble un chouïa. Pourquoi le consul ne fait-il pas partie de la caravane ? À quel titre son secrétaire le remplace-t-il ?

Je démarre, alourdi par des tonnes et des tonnes de questions inquiétantes.

En passant devant le Pavillon Joséphine, j’avise la tronche mafflue de Bérurier. Le bonhomme est à l’affût derrière des rideaux bonne femme. J’espère que tout se passera bien pour lui. Mes copains font un drôle de déchet dans cette affaire !

À cause de la vitre de séparation, je n’entends pas ce qui se passe à l’arrière, mais grâce au Vade-rétroviseur Satanas (les meilleurs) je peux observer le couple à la dérobée.

Ces monsieur-dame ne s’adressent pas la parole. La jeune femme s’est blottie dans un angle du véhicule, le plus loin possible de son compagnon ; quant à ce dernier, un bras passé dans l’accoudoir suspendu, il est fier comme bar-tabac et jette des regards nonchalants sur les populations banlieusardes qui se pressent sur les trottoirs.

Je me farcis la Défense, puis l’Avenue de Neuilly, la Porte Maillot, l’Avenue de la Grande Armée. C’est l’Etoile, les Champs-Élysées dans toute leur gloire. Au Rond-point je tourne à gauche pour aller chercher la rue du Faubourg Saint-Honoré (à la crème) et j’arrive en vue de l’Élysée. La guérite du Général est éclairée à Jean Giono. Une foule de bagnoles à grand spectacle, bourrées de beau linge, font la queue devant la porte, téléguidées par des gardes en grande tenue. Je prends la file. Me voici entre l’ambassadeur de Cramoisie et le vice consul de Proxénétie. On avance lentement. Enfin, je pénètre — pour la première fois de ma vie — dans la cour d’honneur. La musique militaire joue « Tiens, petit, voilà vingt sous ». Des généraux habillés en militaires accueillent les arrivants. J’aperçois sur le perron tous les représentants des corps Constipés (comme dirait Béru) : le grand Vizir de Talbon-jhoûr, le cardinal Selfmademan archevêque de Boston ; l’ambassadeur de l’Abrutissan ; Son Excellence Yatamoto Quérouyé conduisant la délégation japonaise ; Monseigneur Couchetapiane, nonce apostolique, Môssieur Jules Napolitain, de l’Académie Française, l’amiral Sabordet, le baron de Maideux, le grand rabbin Dupont, le pasteur Valériradaut, M. Cash Handcarry, ministre des affaires étranges américaines, sir Prise-party, sous-ambassadeur-adjoint de Grande-Bretagne ; le président Fouinozoff et la princesse Eva Donkchaitorp de Billaydou.

À mon tour, je remise ma tuture au bas des marches. Un militaire habillé en officier supérieur, délourde, salue, tend à ma passagère blonde une pogne gantée de blanc. Un garde chamarré, qui ressemble à Chamarat, me fait signe d’aller remiser mon zinzin à roulettes dans le parkinge réservé. J’obéis. Les immenses fenêtres de l’Élysée ruissellent de lumière. Il y a de la zizique partout, militaire à l’extérieur, civile à l’intérieur. Les cuivres dehors, les cordes dedans. Un de mes collègues (chauffeur) s’approche de mon tas de ferraille.

— C’est toi l’Alabanie ? me demande-t-il.

Je lui réponds qu’oui, provisoirement.

— Moi je fais le Maroc.

Chacun fait ce qu’il peut.

— Je connais la petite porte de sortie, on va aller en vider un ? propose-t-il.

— C’est pas de refus.

Nous nous éclipsons discrètement, tandis que les arrivants continuent d’arriver, la musique de musiquer et l’Élysée de répandre des joies élyséennes.

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